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universités et entreprises
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Mobiliser les universités et les écoles d’ingénieurs pour la recherche industrielle et l’innovation

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Les universités françaises n’ont jamais été très favorables, par tradition, à la collaboration avec des industriels. Après mai 1968, certains professeurs en Sorbonne auraient eu l’impression d’y perdre leur âme… Mais l’industrie et la France vont mal, les chômeurs sont plus de cinq millions, et il faut à tous prix que les grandes entreprises innovent, se lancent sur de nouveaux marchés, toutes les compétences seraient les bienvenues. 
Il faut que les universités et les centres de recherches soient mobilisés pour répondre aux demandes industrielles ; il faut aussi que des startups soient créées autour des universités et des spin-off autour des grandes sociétés.
 
Pierre Gilles de Gennes qui avait été distingué par un prix Nobel de Physique en 1991, expliquait que la recherche la plus intéressante de sa carrière lui avait été proposée par un industriel qui extrayait et transportait du sable et lui avait dit de résoudre un problème très concret, d’apparence triviale, qu’il rencontrait sur ses installations : « De temps en temps le sable s’agglomère dans les tuyaux ou dans les cuves et je ne comprends pas pourquoi » avait dit l’exploitant de la carrière ! 
Cette demande formulée en une phrase simple, avait entrainé dix ans de recherches et la résolution de problèmes parmi les plus complexes de sa carrière avec des équations très belles et très innovantes et des avancées dans la conception des formes, surfaces, diamètres et changements de directions des installations.
Quelques blocages que nous allons tenter d’analyser empêchent cette collaboration étroite et pourtant très souhaitable entre les universités et les industriels.

La difficulté pour les universités des contacts industriels

Pour que les universités françaises puissent trouver leur place dans l’innovation, il faudrait qu’elles aient des contacts très resserrés avec des industriels… Ces deux mondes sont très différents : l’entreprise travaille à court terme, dans les universités une thèse dure trois ans et une recherche souvent toute une vie. 
Une des solutions que l’Université de technologie de Compiègne (UTC), mon université de rattachement, avait trouvé pour que ces deux mondes puissent se rencontrer était de proposer des stages obligatoires à ses étudiants et d’organiser le suivi en entreprises.
Les enseignants doivent s’engager à aller voir un étudiant, sur son lieu de stage. Ils reçoivent pour cela des crédits d’enseignement et leurs frais de déplacement sont remboursés par l’UTC après la visite. Mais le contact avec l’industrie peut s’établir. Parfois il ne sera pas suivi d’effets, car le stage permettra de résoudre le problème posé. Parfois, si le stage ne suffit pas à résoudre le problème posé par l’industriel, une collaboration démarrera pour quelques années. L’enseignant proposera parfois du consulting, une recherche courte, une thèse ou une recherche plus longue…tout cela dépend du problème posé. 
 
UTC de Compiègne
 
Pour qu’un enseignant se lance dans ces contacts, ce n’est souvent pas facile. J’ai vu de jeunes professeurs avoir le « trac » lorsqu’ils m’accompagnaient en entreprises. Le plus souvent l’Enseignant Chercheur et l’Industriel sont tous les deux intimidés. Et seule l’expérience permettra de rendre de plus en plus faciles et naturels, ces contacts.
 

La contractualisation de la recherche

Le chercheur universitaire qui aura eu ce contact industriel précieux, doit ensuite pouvoir proposer, individuellement ou avec les membres compétents de son labo des « contrats de recherches ». Normalement s’il a proposé le suivi de l’étudiant c’est qu’il s’intéressait au domaine couvert.
Le chercheur doit alors se hâter pour répondre car le plus souvent les chercheurs n’ont pas les mêmes contraintes de temps que les responsables industriels. Il faut répondre rapidement. Une semaine à 15 jours maximum est un délai normal pour répondre aux demandes industrielles et la proximité et la disponibilité sont importantes. A l’UTC nous avions des personnes compétentes en droit dans notre association de chercheurs GRADIENT que nous avions créée pour administrer la recherche. Et notre association ramenait 1/3 du budget de recherche de l’université, mais avait une gestion indépendante de l’administration centrale de l’université.  Le but d’un contrat est de formaliser un bon équilibre dans la relation « chercheur – industriel »… et GRADIENT avait un expert juridique qui relisait nos contrats. Par exemple, le dernier contrat que j’ai passé avec Repetto pour la conception des nouveaux chaussons de danse (ou pointes) prévoyait le paiement des heures prévues pour la recherche mais en cas de dépôt de brevet, l’entreprise devrait verser des royalties et le brevet que j’ai permis à Repetto de déposer m’apporte tous les ans une petite somme qui concrétise notre réussite commune.
 
Mais ces contrats de recherche sont impossibles à gérer par l’administration de l’université française. En effet, avec les règles de la comptabilité publique, il faut que l’argent soit disponible pour qu’un agent comptable commence à payer les achats nécessaires pour démarrer la recherche. Cette règle fait perdre généralement trois mois alors que, notre association loi 1901 grâce à sa trésorerie, avançait les premières dépenses nécessaires à nos recherches, qui pouvaient démarrer dès la signature du contrat. Pour les chercheurs, cette association était précieuse car elle apportait de réels services. Les contrats étaient ensuite traités concrètement dans le labo parfois dans plusieurs labos et la trésorerie de chaque chercheur était suivie par les outils de gestions de GRADIENT auxquels les chercheurs avaient accès. Ces contrats gérés par notre association permettaient aussi d’alimenter un « compte labo » utilisé pour payer des employés, envoyer les chercheurs dans les séminaires, sans avoir besoin de solliciter le sponsoring d’entreprises… ni de l’université (qui fonctionne grâce à nos impôts). 
On le sait, ce sponsoring tel qu’il se pratique dans la médecine ou la pharmacie n’est jamais gratuit !

Changer la manière d’évaluer les chercheurs pour que ces recherches utiles pour l’industrie ne nuisent pas à leur carrière

Les méthodes d’évaluation actuelles favorisent la RANA (1)  (Recherche Appliquée Non Applicable).  Je citerai Daniel Thomas (2), brillant chercheur en Génie Biologique et président du conseil scientifique de l’UTC, qui disait : « Ce n’est pas parce qu’une recherche ne sert à rien qu’elle est forcément fondamentale ». Souvent, les chercheurs préfèrent travailler sur des problèmes permettant de publier même s’ils se doutent qu’il n’y aura pas d’applications industrielles ensuite.
Il est préférable pour l’efficacité de l’innovation industrielle, que les chercheurs travaillent alternativement avec les industriels et avec leur groupe de recherche… mais les chercheurs qui réussissent à travailler pour les industriels en établissant des contacts à long terme, et en signant des contrats de recherches qui font « avancer » les savoirs des universités… et de l’industrie retardent leur carrière. En France, quel que soit le sujet de la recherche, quels que soient ses bons résultats, un chercheur qui travaille pour l’industrie, retarde sa carrière. Les Chercheurs sont « notés » essentiellement sur leurs publications par une commission indépendante de la hiérarchie de l’université. 
En fait, les publications à propos des études et recherches réalisées pour des industriels sont souvent différées pour que l’industriel ait le temps de développer le produit, de lancer le process de fabrication, et de prendre des brevets. En général, mais cela dépend du contrat, le chercheur est cité et souvent la propriété peut être conservée par l’Université en acceptant la concession de licences gratuites lorsque l’industriel a payé toutes les recherches.
Ce délai pour que les brevets soient déposés est toujours très pénalisant pour les chercheurs, travailler pour un industriel, raréfie pendant quelques années les publications qu’il peut soumettre. De plus, les publications sur recherches en collaboration avec des entreprises sont souvent pluridisciplinaires et transversales, comme à peu près tous les problèmes industriels l’exigent. Pour être bien jugé par ses pairs, au contraire, il faut être au centre de sa discipline. On voit la difficulté de l’exercice ! 
La plupart des contrats industriels sont, de ce fait, négligés voire méprisés par tous les chercheurs qui veulent avancer rapidement dans leur carrière… 
 
La recherche avec l’industrie doit être introduite dans les universités qui ne la pratiquent pas, avec beaucoup de précautions car, la plupart du temps, les universitaires doivent être initiés à ces relations. Ils sont heureux que l’industrie finance leurs recherches mais ils ne comprennent pas toujours qu’un industriel qui passe un contrat, souhaite avant tout, avoir une réponse concrète à un problème industriel précis. Leurs recherches et les publications étant le plus souvent considérées comme le sous-produit de cette réponse.
Il ne faut pas non plus, confondre cette contribution à la recherche industrielle avec le consulting, tel que le pratiquent les patrons de certains laboratoires universitaires pour donner une caution scientifique aux productions de certains industriels ; mais cela existe le plus souvent dans la pharmacie ou la chimie.
Les universités françaises ne doivent pas devenir des sociétés de service, ce n’est pas leur rôle, mais dans certaines université ou écoles d’ingénieurs et non des moindres (Arts et Métiers, Ecole des Mines…), on a crée, comme à l’UTC, des sociétés ou associations de chercheurs qui passent des contrats et assistent les chercheurs pour formuler une proposition de recherche qui puisse faire avancer la discipline et répondre concrètement aux industriels et néanmoins à de vrais problématiques de recherche. 
A l’Université de Technologie de Compiègne (UTC), notre association de chercheurs GRADIENT s’était suffisamment professionnalisée pour être assujettie, après une bataille juridique avec le ministère concerné, à l’impôt sur les sociétés…
Je parle de GRADIENT au passé car à l’UTC cette association a été fermée… Depuis quelques années les Universités doivent toutes rentrer dans le rang on ne voulait plus voir une tête dépasser et GRADIENT a été remplacée par UTEAM, société que la direction de l’université a souhaité transformer en une Filiale à 100% de la structure publique…Maintenant que cette structure dépend complètement de la Direction de l’UTC, si un jour elle accumule les déficits, elle devra disparaître ou nous devrons rembourser avec nos impôts ! Cela a coûté au contribuable le montant des parts de la société et coûtera encore si cette société a besoin un jour d’apport en capital. 
Un des Président de l’UTC n’aimait pas la structure associative qui donnait trop d’indépendance aux enseignants et aux « différents labos »… Le chiffre d’affaire de la recherche sous contrat a terriblement chuté dans l’environnement de l’UTC. Souvent en France on sait très bien jeter l’eau du bain et le bébé avec !
 
La recherche avec l’industrie retarde l’avancement des chercheurs : Le ministère de la recherche doit revoir les méthodes d’évaluations des chercheurs pour les inciter à travailler pour et avec des industriels. Et les commissions d’évaluations doivent être composées en introduisant toujours une certaine dose de pluridisciplinarité, sans doute quelques directeurs de recherches de compagnies privées et le président de l’université qui doit avoir un rôle actif dans les promotions. 
Il est important aussi de juger en toute objectivité les idées nouvelles. Même du temps de Giordano Bruno à la Renaissance, il était difficile de lancer des idées nouvelles. Dans les milieux scientifiques, il est plus facile d’obtenir l’accord pour une publication au centre d’une discipline que pour une publication transversale par rapport aux disciplines. Il est extrêmement difficile de remettre en cause, les connaissances des chercheurs du domaine… 
Lorsque François Fillon était ministre de la recherche, les patrons des labos de grands établissements qui travaillaient sur l’innovation, la conception de produit, le design et la pluridisciplinarité, avaient vu le ministre pour la création transversale… Il s’agissait de Robert Duchamp de l’ENSAM, Bernard Taravel de l’ISTIA, Patrick Garnier de l’école des Mines et Danielle Quarante de l’UTC. Ils avaient demandé à créer une commission d’évaluation des chercheurs transversale. Il y eut plusieurs réunions assez positives et puis François Fillon a reculé. Il n’a pas franchi l’obstacle devant la levée de boucliers (sans grève mais avec une pression toute amicale) de certains « scientifiques » de disciplines « dures ». Il est regrettable de ne pas avoir de commissions d’évaluation regroupant des chercheurs de plusieurs disciplines, cela éviterait le sectarisme des défenseurs des concepts dominants de la discipline…
 
La manière de promouvoir les enseignants chercheurs, doit très vite changer. L’Université de Technologie de Compiègne était très innovante en 1973 au moment de sa création mais, petit à petit, on a demandé à l’UTC de rentrer dans le rang et de suivre une organisation un peu plus orthodoxe. Le Président fondateur de l’UTC, Guy Déniélou, n’aurait pas accepté, mais les Présidents qui lui ont succédé n’étaient pas de la même trempe, alors ils se sont pliés à la volonté des ministères…
Pour l’avancement des chercheurs, il faudrait valoriser les publications, les citations par les autres chercheurs bien sûr, mais aussi au même titre que les publications, il faudrait valoriser l’importance des contrats passés et gérés, les responsabilités prises dans l’établissement, le personnel de recherche financé sur les contrats passés, et les brevets déposés et surtout exploités par des industriels (dans lesquels les enseignants sont cités comme inventeurs).
Une réforme qui mériterait d’être entreprise !
 
Dans notre monde occidental qui génère à la fois des chômeurs et de très riches hyper-consommateurs, la réindustrialisation doit se construire sur des produits et processus durables et dans le respect de notre planète. 
Les universités pourraient apporter leur pierre à l’édifice et contribuer à ce travail pour le futur et pour la société… 
Mais la recherche universitaire doit se connecter davantage à la vie et au monde industriel. Elle doit travailler sur des sujets concrets qui font avancer l’industrie et même sur la technologie pour comprendre où peut aller le monde. La recherche n’est pas que fondamentale, cela n’a rien de déshonorant et « toute recherche appliquée peut trouver une utilité sociale  » ! 
Mais il ne faut pas asservir la recherche à l’industrie et en même temps il faut lever tous les obstacles, psychologiques, temporels, car ces deux mondes ne se connaissent pas, ne fonctionnent pas au même rythme et doivent s’apprivoiser par des contacts successifs.
Il faut lever aussi les obstacles juridiques pour que les deux parties soient gagnantes  et que les contrats soient proposés rapidement. Il faut aussi que la recherche en France se structure pour rédiger des contrats équilibrés avec l’industrie !
Il faut que l’argent dégagé par la recherche soit un confort pour les chercheurs permettant aux membres des labos de se déplacer sans remplir des formulaires en trois exemplaires pour ne pas fonctionner que sur l’argent de nos impôts, rencontrer de nouveaux interlocuteurs, faire des conférences, participer à des séminaires pour entretenir ce flux positif.
Enfin, il faut que les chercheurs qui travaillent pour l’industrie ne soient pas pénalisés pour leur carrière et que les produits et résultats de la recherche reconnus par les commissions d’évaluations ne soient pas uniquement les publications…

 

 

(1)  Philippe Mallein qui a reçu le Cristal d’Or du CNRS pour la méthode CAUTIC (Conception Assistée par l’Usage) appelait RANA la Recherche Appliquée Non Applicable.
(2)  Daniel Thomas qui était un des pionnier de l’UTC est décédé en 2014
 
 

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