A l’occasion de l’Université de la Terre qui se tient les 14 et 15 mars 2025 à l’Unesco, Corporate ReGeneration, l’Institut Michel Serres, les Acteurs de la Finance Responsable et l’Université de la Terre lancent le Lab de prospective pour le Vivant. L’objectif est d’imaginer une économie créatrice de richesse écologique durable, d’aider les organisations à devenir compatibles avec le monde vivant, et d’élaborer des décisions qui respectent et intègrent les milieux naturels.
Les forces de mort ont acquis ces derniers mois une telle brutalité, une telle ampleur que nous sommes comme assommés. La pulsion libertarienne et le mercantilisme trumpien menacent nos droits élémentaires, nos libertés, assument de creuser des inégalités et nous plongent dans une incertitude géopolitique inédite. On dirait des loups dans la bergerie planétaire (1).
Cet assaut des idées et des pratiques néolibérales contre l’homme lui-même est le fruit d’une alliance entre anti-humanistes et transhumanistes. Ces derniers parient sur la technique prétendant nous affranchir de nos dépendances biologiques ou contingences. Ils veulent privatiser l’avenir et s’octroyer des rentes par l’appropriation des mers (et de leurs fonds), des sols (et sous-sols), des réseaux et du cyberespace.
Ne nous laissons pas effrayer !
Cela arrive alors que nous savons maintenant pertinemment que nous sommes au pied du « mur écologique ». Pas d’avenir sans maintien du monde vivant. Pas de business sans considération de la Nature et de ses ressources.
Chacun le perçoit désormais – des habitants de Mayotte ou de ceux de Los Angelès – les biens communs que sont les forêts, les sols, l’air et l’eau – mais aussi la paix, la justice, l’éducation ou la santé commune – sont essentiels et conditionnent nos possibilités d’existence à venir.
La puissance du tournant relationnel
Ce constat nous oblige à changer de régime, à adopter de nouveaux référentiels, bref de marquer notre adhésion à une autre culture. Nous voulons miser sur une civilisation valorisant l’altérité et le dialogue, centrée sur la dynamique relationnelle, celle qui permet un dépassement individuel et collectif à travers la coopération.
Nombres de peuples ont su au cours des âges préférer la négociation au massacre. L’Europe qui a porté la guerre partout sur cette Terre a su, simultanément, développer de nombreux courants humanistes depuis cinq siècles… et, après la seconde guerre mondiale, éteindre le feu des violences fratricides des nations par l’invention d’un cadre économique et politique communautaire avec de nombreuses institutions internationales. Nous voulons poursuivre le travail civilisateur qui agrandit l’homme, pourvu qu’il choisisse les forces de vie !
Dans le « moment écologique » à l’œuvre depuis les « révélations » du rapport Meadows en 1972 et les constats scientifiques implacables du GIEC et de l’IPBES, il nous faut réinventer notre rapport au monde vivant, rejetant la domination moderne où l’humain se pensait, coupé de la Nature.
Ce « tournant relationnel » est vital. Il implique une révision de nos valeurs juridiques, économiques et comptables. Il oblige à considérer sérieusement le rôle clé du « capital naturel » dans la production de richesses et le maintien d’une Terre habitable. Nous entrons dans un monde de contingence, de dépendance, de coopération… où la richesse est relationnelle. Nous sommes les héritiers d’une évolution qui rend possibles nos civilisations, nos relations, nos réalisations. Pour autant, nous savons que notre génération comme celle d’Albert Camus doit se mobiliser « pour éviter que le monde ne se défasse ».
Ce nouvel humanisme (appelé par certains « post-humanisme ») est affaire de cohésion avec le monde. Il replace l’homme dans son milieu. Il est aussi affaire de responsabilité : la vie n’est pas un jeu, elle est fragile, dépendante, précieuse, universelle… et s’épanouit en collectif. L’individualisme, sans conscience de son altérité, est culture de mort ; nous n’en voulons pas, nous voulons compter les uns avec les autres.
Nous nous reconnaissons dans le second Manifeste des Convivialistes (3) qui incarne la nécessite de maîtriser l’hubris et de miser sur la fécondité des oppositions créatrices.
Nous mettons notre confiance dans La société des liens (4) si bien décrite par la Fabrique Spinoza.
Pas de business sans considération de la Nature
Nous le savons : pour faire face au risque bioclimatique qui menace notre civilisation, il nous faut réviser son moteur. Produire ne rime pas forcément avec détruire. Echanger n’implique pas nécessairement asservir. Investir ne suppose pas l’exploitation.
Nombreux sont ceux qui ont déjà bifurqué en adoptant des pratiques circulaires, sobres… qui ménagent les ressources, réduisent les consommations énergétiques et protègent les milieux. Pour eux, toute performance économique se double d’une robustesse écologique qui garantit la pérennité de la production.
Mettre la compétitivité sous condition écologique, c’est prendre le train de l’avenir. C’est aussi réduire la menace climatique qui pèse sur les régions du monde les plus vulnérables au changement climatique et à l’épuisement de la biodiversité. Les assureurs sont formels : tout retard dans l’adaptation de nos modèles économiques augmente l’exposition aux risques et se paiera au prix fort !
Ainsi, générer de la valeur socio-écologique pour nos territoires devient stratégique !
Miser sur le potentiel des solidarités écologiques et la robustesse des milieux
Organiser des choix compatibles avec le vivant implique de traiter d’innombrables dilemmes car les industries, les technologies, le système économique n’ont pas été « designées » pour préserver les milieux vivants. Il s’agit de revoir nos manières d’innover, de construire, de communiquer… pour les adapter à la préservation des biens communs, de la santé globale (de l’humain, des sociétés et des milieux) ou dans un souci de robustesse (5). Cela nécessite d’inventer de nouveaux arbitrages pour un « monde habitable ».
Avec des questions redoutables à trancher : comment le numérique et l’IA peuvent-ils contribuer à soigner les milieux vivants (6) ? Quelles géo-technologies sont capables de protéger les terres vulnérables ? Quelle co-évolution peut-on inventer entre logique performative de l’innovation et souci d’adaptation aux milieux du vivant ?
Alors que la voracité économique s’exhibe outre Atlantique, nous croyons que la vraie puissance naît des solidarités écologiques (locales, nationales, internationales), générationnelles et économiques. Il devient essentiel de nous réinvestir individuellement et collectivement pour orienter nos économies et nos sociétés vers la protection de nos milieux de vie.
Loin des mythomanes du chaos, nous tenons à renouveler l’humanisme européen en misant sur le respect de la diversité vivante, humaine et sociale. Chacun dans son activité – publique ou privée – peut ainsi contribuer à restaurer nos sociétés, notre santé et nos milieux naturels, unis dans un destin commun.
Générer et faire reconnaitre les valeurs socio-écologiques
Nous disposons déjà d’atouts considérables pour promouvoir les projets à valeur socio-écologique au sein de nos organisations.
- Le Pacte vert européen avec le cadre de reporting de soutenabilité (CSRD), les législations nationales pour la transition écologique ou la protection de l’environnement, les rapports d’expertises (GIEC, IPBES), des organisations nationales performantes (ADEME, OFB, ANSES…) sont en mesure de générer une préférence pour le « mieux disant écologique » ;
- Les entreprises sont désormais outillées pour mesurer, comparer, réduire leurs impacts et engager de vastes programmes de régénération des milieux (grande muraille verte au Sahel, conservation des forêts de Madagascar, fertilité des sols en Inde, restauration des tourbières en Irlande …) et de refondation des business-modèles intégrant le long terme ;
- Les Etats sont invités à valoriser les liens humains malmenés aujourd’hui par la dislocation des sociétés. Il faut porter attention à cette triple écologie (naturelle, humaine et sociale) comme le préconise Kate Raworth dans sa théorie du Doughnut (7) et enrichir urgemment le PIB par de nouveaux indicateurs de richesse (index de développement humain ou de qualité relationnelle). Jusqu’à envisager la mesure du progrès de nos sociétés sur la base de la santé commune comme le recommande Eloi Laurent (8) ;
- Les milieux financiers (investisseurs, assureurs, actuaires) saisissent l’importance de protéger leurs actifs sous menace climatique. Mais il leur faut intégrer la résilience des milieux comme « valeur de prévention » essentielle au maintien de la productivité.
Incarner le changement
L’Université de la Terre a voulu mettre à l’honneur tous ceux qui déjà, mettent le maintien des milieux vivants au centre de leur activité (9). Ainsi, les acteurs de l’écosystème Regen International (10) vont présenter une nouvelle initiative GenAct (porté par le C3D : Collège des directeurs développement durable).
Dans ce tissu de coopération, nous lançons le LAB PROSPECTIF POUR LE VIVANT. Avec pour objectifs :
- Animer un Laboratoire de prospective en écosystème pour le vivant, pour décoller des habitudes et des conventions et tester de nouvelles boussoles centrées sur les vivants. La dynamique multiacteurs (composée de 6 collèges) s’organisera à partir d’utopies aptes à élaborer des scenarii (backcasting) et des retours d’expériences pour produire des récits (forcasting).
L’objectif est de forger des outils transformatifs pour les filières (indicateurs, gouvernance…), d’analyser les modèles émergents et de stabiliser des référentiels (intégrant robustesse du vivant, santé planétaire, théorie du doughnut…). - Capitaliser au sein d’une plateforme numérique « VivantFutur », les références (recherches, manifestes, publications), les actions et retours d’expériences des acteurs qui intègrent la Nature dans leurs activités. Ex : la Nature embarquée dans les dynamiques de gouvernance (11) : collectifs salariés ou syndiqués, expression des parties prenantes ou inclusion de représentants du vivant dans les instances de direction et/ou actionnariales.
- Soutenir les actions visant à faire reconnaître, par le secteur financier, la valeur socio-écologique d’une activité, d’un projet, d’une coalition (plaidoyer).
Pour en savoir plus et vous inscrire : voir ici
Dorothée Browaeys, auteure et enseignante, cofondatrice de TEK4life
Jacques Huybrechts, fondateur de l’Université de la Terre
(1) Soyons bien au clair : les gourous populistes ne feront pas long feu car nous ne sommes pas dupes :
– nous connaissons ce « carnaval techno-politique » si bien décrit par Guilliano da Empoli dans Les ingénieurs du chaos. Ils agrègent des populations discordantes et cela ne fabrique aucunement un monde commun. MAGA est un mirage.
– nous comprenons de plus en plus clairement combien la démocratie et la régulation des Etats sont les ennemies de la nouvelle administration Trump.
(3) Second manifeste convivialiste, pour un monde post-néolibéral, Editions Actes Sud, fev 2020
(4) La société des liens, février 2025, La Fabrique Spinoza
(5) L’entreprise robuste, pour une alternative à la performance, Olivier Hamant, Olivier Charbonnier, Sandra Enlart, – Editions Odile Jacob, fev 2025
(6) Sommet pour l’action sur l’IA les 10 et 11 fév 2025.
(7) La théorie du Doughnut, Kate Raworth, Editions Plon, Fev 2017
(8) Et si la santé guidait le monde. L’espérance de vie vaut mieux que la croissance, Edition Les Liens qui libèrent, nov. 2020
(9) Le Manifeste pour refonder le progrès a été lancé en janvier 2020 à l’Unesco pour les 10 ans du Parlement des entrepreneurs d’avenir. Cet appel à mettre le vivant au centre de nos choix se poursuit avec l’Université de la Terre de mars 2025 intitulée Nature = Futur.
(10) L’association Regen Ecosystem est co-portée par la CEC, l’Institut des futurs souhaitables, Lumia, Imfusio, RegenSchool…)
(11) Nature Onboard, le 13 février 2025 au Palais de Tokyo, organisé par Corporate ReGeneration, B Corp, Earth Law Center, et Notre Affaire à tous.
Illustration d’en-tête : Peinture du Douanier Rousseau (1844-1910)