Utilisé dans la vie économique pour sa fonction de redistribution des richesses au profit des plus démunis, le don, lorsqu’il est véritablement désintéressé, génère une économie qui lui est propre. Efficaces contre la violence, les échanges sociaux inspirés par l’éthique du don connaissent de nos jours un essor significatif. Ils favorisent l’émergence de compétences comme celles de la médiation, essentielles à la sauvegarde du lien entre générations et communautés dans nos démocraties. Cette conjoncture incite un nombre croissant d’entreprises à assumer avec une vigilance accrue leurs responsabilités sociales dans la cité.
« Chaque don est un saut mystérieux hors du déterminisme. Le don, c’est l’état d’une personne qui se relie à l’expression de la vie, à la création ».
Jacques Godbout
« Ici, l’ordre est « joué » par un art ». Michel de Certeau
L’impasse de l’utilitarisme
Photo : Oeuvre « L’esclave utilitariste » de Jan Svankmajer- 1978
Entre les pratiques ambiguës de la bienfaisance autorisées par nos Sociétés et celles qui relèvent de la seule éthique du don, il existe la distance de l’abîme. Celle qui sépare les motivations purement désintéressées et les autres.
Dans les familles respectueuses des tradutions, l’éducation à la charité est bien ordonnée et prescrit de commencer « par soi-même ». L’obole à autrui n’est, bien souvent, qu’un partage du superflu, d’autant plus indolore pour le donateur qu’il lui confère, sur son obligé, un avantage psychologique gratifiant : « toujours la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit », affirme le proverbe. Le dictionnaire Littré, à cette même rubrique, en conclusion du mot donner, résume crûment la philosophie utilitariste de son siècle : « on ne donne rien pour rien ». Pour sa part, l’opinion éclairée s’est toujours montrée méfiante à l’égard des pratiques charitables, surtout lorsqu’elles prétendaient réduire l’éthique du don à une simple éthique de la dette.
En transformant les contributions volontaires des riches en obligations légales et les subsides aux démunis en droits à l’assistanat, l’Etat providence n’échappe pas non plus aux procès d’intention. En définitive, la fonction de service d’aide sociale a beaucoup de points communs avec celle de la dame d’oeuvre dantan, en ce sens que leurs missions servent toutes deux à compenser certains effets des dysfonctionnements de la Société, aucunement à en éradiquer les causes.
A eux seuls, ni le bénévolat, ni la volonté de se donner « sans compter » ne peuvent être les garants de l’éthique du don. Mais ils peuvent contribuer positivement à l’instauration d’une économie du don dans nombre de secteurs et activités, tels ceux de la santé, de l’éducation ou de la vie associative par exemple. Pour sa part, rappelons que le bon fonctionnement de la Société marchande exige le respect d’une éthique commune entre ses acteurs, impliquant notamment la confiance mutuelle et l’honnêteté. « L’esprit du don, « observe Jacques Godbout, dans l’ouvrage portant ce titre, « s’accomode de tous les terrains. Il est partout dans la sphère marchande. Est-ce un complice ? un saboteur ? un messager du passé, du futur ? Je fais l’hypothèse que c’est lui la norme pour l’humanité. L’utilitarisme est une illusion, un anachronisme. » (1)
Que certaines conduites d’apparance hyper rationnelle ne soient qu’illusoires est un fait d’expérience, abondamment illustré par l’Ecole surréaliste. On doit aux analyses sociologiques des années 70 et, notamment, aux travaux de Michel de Certeau, une approche originale de ce même phénomène, lorsqu’ils décrivent « les ruses, les désirs différents, les braconnages inlassables des gens ordinaires » allant jusqu’à menacer « d’effritement le système dominant de production rationalisée ». (2)
C’est sans doute pour cette raison, qu’à la même époque, les dirigeants de ce système, pour le pérenniser sur un mode « plus humain », ont eu l’instinct de faire appel à des stratégies de confiance inspirées par l’éthique du don, comme la communication non vénale, qui faisait ainsi ses premiers pas. Dès lors que « l’effritement » redouté s’est mué en fracture redoutable, l’effort à accomplir pour le renouveau de la Société n’est plus circonscrit à la seule sphère économique des continents développés.
Fondateur, dans le sillage de l’auteur de « L’Essai sur le don », Marcel Mauss, du Mouvement antiutilitariste en Sciences sociales (M.A.U.S.S.) Alain Caillé établit le dignostic suivant : « L’imaginaire utilitariste dégrade la raison en rationalisme et la démocratie en technocratisme… il réduit les sujets humains au seul jeu des intérêts économiques. Il devient donc urgent d’inverser la vapeur, de contempler d’un oeil neuf le gigantesque continent obscur de ce qui reste à penser et à édifier ». (3)
Ce continent n’est autre que l’espace habité par l’éthique du don, au sens donné à ce mot par le M.A.U.S.S. : « prestation effectuée sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes ». (4)
Un continent immense à explorer d’un oeil neuf
Quelle que soit notre appartenance, nous sommes tous les enfants du don. « La vie, écrit Denis Vasse, est un don, non un dû. Reçue, on ne la doit pas mais elle continue à se donner par nous. La vie est gratuité… » (5).
Cette vérité ne concerne pas simplement la sphère des relations parents-enfants, mais également les réseaux sous l’emprise de l’économie du don. Concret ou spirituel, ignoré ou savouré comme tel, le bienfait véritable s’offre toujours à titre purement gracieux. Sa consistance ne se laisse analyser que sur le mode du témoignage. Ecoutons ce naufragé rescapé : « alors que je m’attendais à mourir de froid, je me suis senti porté et réchauffé par une chaleur d’origine inconnue et j’ai pu attendre la venue des secours pendant de longues heures. Il parait que j’étais tombé dans le gulf stream » !
Sollicitude sur mesure d’origine mystérieuse, n’entraînant ni dette ni obligation à qui la rencontre, telle une présence dans la solitude ou un feu dans l’errance… ces expériences ont des échos dans toutes les cultures et sous toutes les latitudes.
Ce phénomène inspire au philosophe Jacques Derrida une hypothèse : « le vrai don serait le don de quelqu’un qui, sans raison, donne sans savoir ce qu’il donne, à quelqu’un qui ne lui devrait jamais rien, puisqu’il ne saurait pas qu’on lui a donné… un seul est don qui ne porte pas ce nom ». (6)
Entre autres conséquences, cette définition frappe de nullité les claudes conditionnelles qui empoisonnent, dès le berceau, les prétendus cadeaux des fées. Mais elle ne contredit nullement cet impératif, inhérent à la nature du don : pour que le don reçu, d’où qu’il vienne, porte son fruit, il faut que soit respectée sa dimension d’altérité dans l’espace de celui qui l’accueille. Cette démarche, bien nommée, de reconnaissance, n’impose pas l’obligation sur le mode déterministe. Mais elle donne accès à une liberté nouvelle : celle de pouvoir introduite le don, tel un germe de vie, sur une terre nouvelle, aggrandissant ainsi la sphère du bien commun.
« En s’abandonnant à l’expérience du don, en acceptant d’être dépassé par ce qui passe en nous, observe Jacques Godbout, dans sa conférence sur le langage du don (7), « on vit quelque chose qui n’est pas étranger à l’expérience mystique. Le don, c’est un peu la démocratisation de cette expérience dans les Sociétés qui ont éliminé les formes d’expérience non rationnelles ».
Si son origine est inconnaissable et ses destinations imprévisible, l’esprit du don, appelé autrefois « providence », admet des identités multiples et atteint, dans discrimination, le rationaliste, qui le qualifiera de « miracle républicain », comme le croyant, qui lui prêtera le plus souvent le visage de l’ange.
(1) Jacques Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, Editions La Découverte, Paris 1992 et Editions du Boréal, Montréal 1992
(2) Michel de Certeau, L’invention du quotidien tome 1 / coll 10/18, UGE Paris 1980
(3) Alain Caillé, Critique de la raisonutilitaire, La Découverte Paris 1988
(4) Ibidem et A. Caillé « Don, intérêt et désistéressement », La Découverte Paris 1994
(5) L’autre du désir et le Dieu de la foi » Denis Vasse, Le Seuil 1991
(6) Cité par Maurice Godelier, « L’énigme du don » Fayard 1996
(7) Editions FIDES, Montréal 1996
{jacomment on}