C’est comme un SOS lancé dans les eaux de la Loire. Une manière de prendre le fleuve à témoin de nos propres destructions. Les premières auditions du Parlement de la Loire qui se sont tenues le 19 octobre dernier, dans la petite chapelle Saint Libert en plein cœur historique de Tours, proposent d’instaurer une nouvelle pratique politique pour gouverner les vivants. Trouver l’institution qui pourrait faire valoir une nature qui se défend.
« Notre Loire souffre et devient désert de sable comme nous l’avons vu cet été : elle est un grand témoin des questions écologiques de l’anthropocène » souligne Maud Le Floc’h, directrice du Polau, pôle art & urbanisme tourangeau. Celle-ci s’est associée à l’écrivain et juriste Camille de Toledo pour chercher les modalités d’un parlement de la Loire, avec le soutien de la Mission-Val de Loire, de l’Agence Ciclic (agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique), du COAL art et écologie et de la région Centre-Val de Loire dans le cadre de la programmation Viva da Vinci-500 ans de Renaissance(s].
L’intuition est excellente : alors que les jeunes, derrière Greta Thumberg, portent plainte pour les menaces qui pèsent sur leurs conditions d’existence, il est utile de chercher les prises pour faire valoir les écosystèmes dont nous dépendons. À l’heure où une espèce vivante disparaît toutes les vingt minutes, où près de 58 milliards de mammifères et d’oiseaux sont tués chaque année, le temps est venu de se préoccuper du statut juridique et politique des êtres vivants « non humains », embarqués comme nous dans un monde en péril.
Mais si certains sont focalisés sur la protection des espèces, d’autres considèrent qu’il vaut mieux nous orienter vers la protection des espaces. Et le contexte international est inspirant : la nouvelle Zélande et l’Inde ont octroyé en 2017 le statut de « personnalité juridique » respectivement aux fleuves Whanganui et au Gange.
Qui est prêt à mourir pour Loire ?
Pour cette première audition, la présence du sociologue Bruno Latour coulait de source. L’auteur du Parlement des choses expérimente depuis dix ans des fictions politiques : tragicomédie climatique Gaia Global Circus en 2003 ; Conférence climat Make it work ; Cosmocolosse et Inside, a performance lecture. Pour lui, « Il n’y a pas de monde commun il faut le composer ». Celui qui a soutenu que « nous n’avons jamais été modernes » veut nous rendre sensibles aux phénomènes : La Loire n’est pas une chose, elle déborde et ses crues sont redoutées. Si la modernité a voulu transformer les agents en objets, nous ne sommes pas dupes : écoutons plutôt comment les chercheurs arrivent à faire parler ce fleuve, à décrire ses comportements…
Camille de Tolédo explore les formes juridiques pour que s’exprime un « nous non humain ». Il donne l’exemple de la tutelle qui existe en droit pour protéger des humains handicapés. Il évoque les formes de mobilisation ou d’occupation pour créer des solidarités avec des territoires. Cela est en train de se développer à l’Est d’Orléans pour lutter contre la construction d’un nouveau pont qui conduit à un déboisement spectaculaire (Dans la revue Terrestres – Menaces sur la Loire : Le pont de trop, 11 sept. 2019). « Nous sommes la Loire qui se défend » clament les opposants… Mais Bruno Latour se montre prudent : « nous n’avons ici pas du tout une situation comparable à celles des autochtones du fleuve Whanganui ou des communautés colombiennes qui viennent d’obtenir la protection du fleuve Atrato en même temps que leurs droits bioculturels ». C’est la dépendance de ces peuples à ce bassin fluvial qui a permis de mettre un terme à l’exploitation minière illégale et à la déforestation dans cette région du Choco. Pour lui, nous ne pouvons transposer ce type de démarche.
Quitter notre suffisance pour entrer en solidarité avec les vivants
L’auteur du fameux « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? » considère que » c’est le souci que l’homme porte aux êtres non humains qui les fait exister ». « Il ne s’agit pas de représenter les non-humains, même si cela semble utile comme fiction mais de nous présenter à eux, vêtus d’un sac et couverts de cendres ». La métaphore est puissante : c’est bien à une conversion de notre manière d’habiter le monde que Bruno Latour nous appelle ! Perdre notre suffisance pour entendre, saisir considérer toutes nos dépendances… Une idée chère à Michel Serres qui écrivait en 1990 : « Il n’existe pas de collectif humain sans choses », il est nécessaire que « le monde pénètre lentement dans les décisions collectives » (Le Contrat naturel, François Bourin Éditeur, 1990).
Camille de Tolédo propose la mise en place d’une Cour des non-humains agissant à l’interface entre les deux assemblées pour vérifier la compatibilité de la loi avec les logiques du vivant, le respect de la biodiversité et la neutralité carbone. Il défend l’idée qu’il faut passer de l’âge démocratique à l’âge biocratique. Ce n’est pas la vision de Bruno Latour qui conclut en se référant aux fresques dédiées au Bon et mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti à Sienne. Ces œuvres évoquent les dépendances structurelles qu’il s’agit de documenter pour commencer à faire monde commun. « Quels sont les ensembles culturels associés à Loire, quels sont ses ennemis ? Quelles sont les lignées qui peuvent être compromises si Loire disparaît ? » interroge l’anthropologue qui estime que la tâche de l’homme est l’inclusion des non-humains dans les décisions.
Intrications et hybridations, mais jusqu’à quel seuil vital ?
Dans une seconde séquence, l’archéologue Virginie Serna a donné chair à la Loire, la survolant avec un drone et descendant dans ses profondeurs. Intrications, sables mouvants, limons, crues… ont permis de se demander : ne faut-il pas plutôt faire un Parlement de l’eau ? Le paysagiste Bruno Marmiroli et la metteure en scène Frédérique Aït-Touati ont insisté sur nos capacités d’écoute des manifestations du fleuve pour chercher à composer avec lui plutôt que contre lui. « Aux Pays-Bas, les aménageurs arrêtent de monter des digues mais apprennent à cohabiter avec les eaux, souligne Bruno Marmiroli. Pour la Loire, la perspective d’une montée en salinité pourrait chambouler quantité d’équilibres avec lesquels il sera difficile de négocier ! Dû à la fois à la sécheresse mais aussi à la montée du niveau des océans, le phénomène est déjà amorcé puisque Nantes puise son eau en amont de son agglomération….
Les auditions publiques vont se poursuivre les 14 décembre, 21 Mars 2020 et 16 mai 2020, en vue de définir les contours du Parlement de la Loire. Diverses personnalités devraient s’y exprimer notamment l’anthropologue Philippe Descola, la philosophe Catherine Larrère, le botaniste Francis Hallé mais aussi des navigateurs comme le batelier Clément Sirgue ou Thierry Bouvet, porteur du projet open Loire map.
Cette initiative en vue d’un Parlement de la Loire fait écho à celle de l’artiste Rocio Berenguer qui organise le 5 février 2020 le G5 interespèces, en clôture de la biennale des arts numériques Nemo. Les cinq règnes y seront représentés : minéral, végétal, animal, humain et artificiel (machine). Cet événement entend interroger l’avenir de la vie sur terre. Il met en scène des hybridations : danses avec des plantes connectées, animaux-cyborgs et des mouvements minéraux, attaques bactériologiques et discours politiques. « Notre système économique est en guerre contre notre planète, exprime Rocio Berenguer. Donner le statut de sujets juridiques aux êtres vivants non-humains pourrait être une façon de considérer et respecter les autres formes de vie sur terre ».
Auditions du Parlement de la Loire : Page facebook dédiée où les citoyennes et citoyens souhaitant prendre part à ce processus constituant peuvent d’ores et déjà transmettre leurs questions, qui seront relayées par les membres de la Commission au cours des audiences publiques. Des conclusions transmises à l’Assemblée, au Sénat, au gouvernement et aux régions concernées à l’automne 2020.
À l’issue des différentes auditions, la « commission d’information pour la création d’un parlement de Loire » s’engage à publier ses conclusions et à les transmettre aux deux assemblées, ainsi qu’au gouvernement et aux territoires concernés, comme une contribution à une politique à venir en faveur d’un équilibre plus désirable entre humains et non-humains.