Deux initiatives fortes du gouvernement français cristallisent actuellement l’attention des acteurs de l’innovation. Au travers du plan stratégique de la France pour l’intelligence artificielle, il est manifeste que le président de la République souhaite reprendre la place que des politiques publiques peu appropriées ont fait perdre à la France sur le champ technologique au cours des décennies passées. C’est également dans ce contexte qu’apparaît de plus en plus fréquemment l’idée d’une agence européenne de l’innovation de rupture basée sur le modèle de la DARPA américaine.
Fondée en 1958 en réaction au lancement du Spoutnik par les soviétiques, cette agence militaire a pour vocation de créer de l’innovation appliquée à partir de recherches fondamentales. En soixante ans, elle a accumulé d’importants succès, largement dus aux stratégies alternatives en matière d’innovation.
On lui doit l’invention de l’Internet (Arpanet puis TCP/IP), du GPS, une contribution décisive à l’intelligence artificielle et de multiples autres inventions. L’une des forces de cette agence est la qualité de sa gouvernance et son indépendance vis à vis de ses tutelles militaires, ce qui lui a permis d’être tout à la fois audacieuse et perspicace. Mais si l’on devait résumer en quelques mots ce qui a caractérisé la DARPA avant tout autre facteur, c’est sa capacité à promouvoir l’innovation de rupture au détriment des modèles classiques de R&D, n’hésitant pas à recourir à des concours ouverts à tous, pour répondre à des enjeux particulièrement ambitieux. Depuis, la révolution internet nous a plus généralement habitué à des œuvres issues de la “multitude” ; Wikipedia, Github, Tensor Flow, Linux pour ne citer que celles-ci.
Se pose en regard la question de la façon dont la France doit rattraper son retard. Les annonces du président de la République, faisant suite au rapport Villani, démontrent d’une volonté de remettre en place des politiques publiques d’innovation que l’on ne peut que saluer. En effet, il est indubitable que tout aussi bien les USA, la Chine et Israël ont vu leurs écosystèmes respectifs se développer avec un appui généralement peu soupçonné des pouvoirs publics.
Si l’intention est louable, il faut prêter attention à la méthode. Or la plupart des mesures concernent un cadre très lié à la R&D classique. Nombre de propositions y sont pensées comme si nos institutions de recherche représentaient un cadre optimal de recherche et d’épanouissement de l’innovation numérique. Si le rapport Villani en lui-même pointe des insuffisances et propose de créer un cadre d’innovation qui s’inspirerait de la DARPA, la question reste posée de savoir si, soixante ans après les américains, cela est toujours pertinent. Car si l’histoire de l’innovation ne devait nous instruire que d’un seul fait, c’est bien qu’elle ne repasse pas les plats ; chercher à rattraper son retard est généralement vain et reprendre des modèles organisationnels anciens débouche presque systématiquement sur un échec. Il est donc étonnant, à l’heure où l’on ne cesse de parler de cette nécessité de créer un Darpa européen, que l’on ne cherche pas à définir plutôt le coup d’après.
A cet égard, que voit-on ? Un monde dont la structuration de la valeur est en forte évolution. Ainsi, l’économiste Philippe Aghion observe dans ses travaux récents que les États ne captent plus que très partiellement les gains de productivité issus de leur propre innovation ; en particulier parce que leurs chercheurs partagent librement leurs travaux. Yann LeCun par exemple, l’un des plus grands scientifiques en matière d’intelligence artificielle, fait lui-même observer qu’il passe plus de temps à interagir avec la multitude (des milliers d’innovateurs fédérés sur la plateforme TensorFlow dédiée à l’intelligence artificielle) qu’à faire de la recherche à proprement parler. Or c’est cette dynamique qui semble faire défaut en France : en Chine, la participation à des plateformes comme Github vaut presque autant qu’une UV dans l’enseignement supérieur. L’engagement dans un “challenge” d’innovation comme en propose Kaggle est également jugé comme un passage nécessaire à ceux qui prétendent faire des travaux sérieux en matière d’AI.
C’est ce qui manque dans les dynamiques actuelles, qu’il s’agisse d’intelligence artificielle ou d’innovation en général. Le fait que Stack Over flow, Github, TensorFlow, Kaggle ne soient pas mentionnés en tant que plateformes de collaboration dans ce rapport dénote d’une vision qui pourrait s’avérer en décalage avec le monde qui vient. Or au moment où il devient évident que les technologies numériques portent en elles le risque d’un schisme fort entre le monde des sachants et celui de ceux qui sont faiblement formés, entre les bénéficiaires de stock-options et les sous-traitants de la gig economy (économie fondée sur les nouvelles formes d’emploi par les plateformes numériques), il convient justement de faire le pari inverse : massifier la distribution de la connaissance et faire le choix de la fameuse “sérendipité ».
Ce n’est pas une hypothèse énoncée en fonction de considérations de bien pensance altruiste, mais bien une nécessité pragmatique. Car il est désormais acquis que l’innovation vient de plus en plus d’innovateurs en marge des circuits académiques. Il convient donc de miser sur les plateformes comme prochain outil de cristallisation de l’innovation, surtout à un moment où celles-ci peuvent disposer de technologies d’animation de collectifs d’une sophistication inégalée.
Au-delà, c’est faire le pari de la démocratisation de l’innovation et ainsi de dépasser l’écueil évident des technologies numériques : être pour l’instant au bénéfice d’une minorité, d’une élite qui, malgré toute sa rhétorique à cet égard, ne parvient pas à changer le monde dans un sens largement inclusif. Il ne s’agit pas pour autant de nier l’importance des chercheurs (ceux-ci ont une place essentielle comme cristallisateurs et animateurs de collectifs innovants) mais c’est accepter l’idée qu’une collaboration entre des communautés diverses puisse avoir des résultats extraordinaires. C’est ce que permettent les plateformes collaboratives citées plus haut.
Ainsi, l’on devrait être particulièrement attentif lorsqu’il s’agit de dépenser de l’argent public : 1,5 milliard d’euros est une somme importante et elle ne reste qu’un faible montant comparé aux investissements privés consentis en Chine et ailleurs. Créer des “cafés IA”, des lieux éphémères qui permettraient la démystification de ces technologies à large échelle sur le territoire, ne coûterait par exemple qu’une fraction des montants envisagés. De même, créer des prix pour récompenser des actions populaires autour de l’intelligence artificielle serait certainement vertueux et efficace. Car il n’est pas exclu que cela puisse avoir un résultat sans commune mesure supérieur à ceux d’initiatives trop classiques. En effet, s’il est un fait qu’il devient difficile de nier, c’est la nécessité de prendre des chemins de traverse, certes plus risqués, mais permettant plus probablement que d’autres d’obtenir des résultats inattendus.
Gilles Babinet, « digital champion » pour la France auprès de la Commission européenne.
L’original de cet article a été publié sur le site de l‘Institut Montaigne
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