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Le biosourcé, une valeur d’avenir ? Vers un contrat social « gagnant gagnant » entre acteurs

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Réduire le réchauffement climatique et améliorer le bilan carbone ; concevoir, créer et produire des produits écologiques et durables, s’engager pour une utilisation durable des ressources en utilisant des matières premières recyclables… autant de défis pour inciter à l’utilisation des matériaux biosourcés. Alors le biosourcé peut-il être reconnu comme « valeur d’avenir » ? Peut-on faciliter les accords entre les acteurs des filières biosourcées, vers des contrats « gagnant-gagnant » ? Les transitions biosourcées sont-elles aptes à réduire notre dépendance aux ressources fossiles et les impacts environnementaux et sanitaires de nos productions et consommations ? Questions à l’ordre du jour du second Forum BIORESP du 12 juin.
 
Pour rappel, le « biosourcé » rassemble tous les matériaux et molécules non alimentaires produits à partir de la biomasse végétale ou animale, en principe renouvelable. Les matériaux (bois, liège, paille, fibres végétales, poils et plumes…) sont principalement destinés aux secteurs du bâtiment, de l’automobile, de l’emballage et des loisirs ; les molécules sont utilisées dans les secteurs de la cosmétique, de la pharmacie, de l’hygiène, des colles, des peintures, de la lubrification et de l’énergie.
 
Matériaux biosourcés, isolants naturels
 
En introduction de ce dernier Forum BIORESP de l’année, Dorothée Browaeys, coordinatrice générale, remarque que les reconfigurations qu’implique la bioéconomie se manifestent déjà : « Nous découvrons un paysage étonnant notamment autour des débats sur l’huile de palme : s’alignent en effet de manière inattendue la FNSEA et le WWF ». Afin de produire du biodiésel, Total a décidé d’utiliser cette huile d’origine malaise et indonésienne à la place de l’huile de colza bien française dans sa bioraffinerie de La Mède (Bouches-du-Rhône), suscitant l’ire des syndicats agricoles aussi bien que celle des ONG environnementales – quoique pour des raisons différentes. Cet exemple montre que des alliances inédites peuvent émerger, avec des intérêts différents. Dorothée Browaeys rappelle que le Forum sera utile justement pour « prendre les devants sur des controverses. Aujourd’hui il s’agit de nous interroger sur les biomasses pertinentes pour la chimie du renouvelable, et sur les relations à développer au sein des territoires.»
 

Biosourcé versus biodégradable

Recadrons pour commencer ce qu’est, et ce que n’est pas le biosourcé. En particulier, « il faut bien distinguer biosourcé et biodégradable, a souligné Christophe Doukki de Boissoudy, président du Club  des  bioplastiques et  directeur  de  Novamont-France. Un  produit pétrochimique peut être parfaitement biodégradable ; inversement, un produit biosourcé peut ne pas l’être. » Autrement dit, la chimie des dérivés du pétrole est depuis longtemps capable de fabriquer du biodégradable, mais personne, ou presque, ne lui le demandait jusqu’à ces dernières années ! « Si l’on a fait du plastique au départ, ce n’était surtout pas pour qu’il soit biodégradable ou compostable, a-t-il rappelé. Mais pour qu’il soit une matière résistante, légère, inaltérable, éventuellement transparente et qui puisse remplacer ce qu’on connaissait déjà. La chimie a par conséquent mis au point des molécules polymères qui n’étaient pas attaquables par les microorganismes. Ce n’est pas antinomique pour la chimie, qui peut très bien faire des matériaux qui soient attaquables par les microorganismes. C’est le cas de la plupart des bioplastiques. » Ces derniers répondent en général à des normes ou des labels qui qualifient leur biodégradabilité.
Message reçu ! En revanche, du biosourcé non biodégradable peut davantage surprendre. C’est pourtant une réalité : par exemple, le bio-polyester PEF (polyéthylène-furanoate) produit à partir de blé et de maïs par le groupe néerlandais Avantium, soutenu par un consortium rassemblant Coca-Cola, Danone, Basf, entre autres, pour remplacer le PET (polyéthylène téréphtalate) dans l’emballage des boissons, est biosourcé, mais pas biodégradable. C’est ce qu’a expliqué Sandra Domenek, expert polymères et bioplastiques à AgroParisTech : « Avantium a mis en avant le fait de pouvoir recycler le PEF. Cet exemple illustre bien les glissements sémantiques observés du biodégradable vers le biosourcé en entretenant le flou entre ces deux mots. »
Autre exemple cité au cours de la discussion : le polyéthylène (PE) de la société brésilienne Braskem, utilisé dans certaines bouteilles, de Coca-Cola notamment, et dans les « briques botaniques » souples de Lego : « Il est issu de la canne à sucre, donc 100 % végétal, mais absolument pas biodégradable », a indiqué Philippe Michon, directeur d’Alternative Plastics.
En effet, le caractère biodégradable – la « biodégradabilité » – des polymères industriels dépend de la présence dans ces molécules de liaisons chimiques facilement clivables par les enzymes des microorganismes. Au contraire, les composés non dégradables sont constituées d’un squelette carboné très solide à base de liaisons carbone (C-­‐C).  Par conséquent, les  plastiques  et  bioplastiques  tels  que  le  PE,  le  PET  et  le polypropylène (PP) ne sont pas biodégradables, alors que les polylactides (PLA) et les polyesters, comme l’Ecoflex de BASF cité à plusieurs reprises, le sont. Cependant, selon Christophe Doukki de Boissoudy, l’association European Bioplastics met dans le même panier les plastiques biosourcés (les bioplastiques) et les plastiques biodégradables. Alors que l’effort est ainsi fait pour associer la biodégradabilité au biosourcé, « il n’y aurait pas de cohérence à présenter des plastiques biodégradables qui seraient 100 % d’origine fossile ».
 
Attention toutefois, ont précisé Sandra Domenek et le responsable de Novamont, la biodégradabilité – et donc la « compostabilité » puisque le compost est fabriqué à partir de matières biodégradables – dépendent de certains facteurs clés, dont l’épaisseur du produit. Tous ceux qui ont essayé de faire se décomposer une branche d’arbre dans leur compost comprendront : le même matériau se dégrade dans un milieu donné à des vitesses différentes en fonction de son épaisseur. Un point qui remet en question la conception des certifications de compostabilité. « Dans la loi sur la transition énergétique, les gobelets et assiettes devront être biodégradables en compostage domestique en 2020, a commenté Christophe Doukki de Boissoudy. Or la notion de compostage domestique est utilisée comme on l’avait fait pour des sacs qui ne font que 20 microns d’épaisseur, alors que des gobelets de 250 microns ne se décomposent évidemment pas comme des sacs. »
 

Des prises de risque variables

Ces repères étant posés, quels sont les acteurs qui transforment les matériaux biosourcés et produits commercialisables ? Sandra Domenek en distingue deux types principaux.
Les premiers réunissent les coopératives agricoles qui cherchent à valoriser la matière végétale renouvelable. Elles extraient des molécules déjà existantes, typiquement l’amidon, à partir de la biomasse.
Les autres sont plutôt les industriels de la chimie qui vont fabriquer des « synthons » ou « molécules plateformes », telles que l’acide aspartique, lactique, glutamique, levulinique, succinique, l’éthylène, l’isobutène, le glycérol, le sorbitol ou encore le xylitol, dont on peut tirer divers dérivés.
« Conceptuellement ces deux types d’activités sont très différentes et ne mobilisent pas en général les mêmes compétences », a précisé la chercheuse d’AgroParisTech.
Evidemment, fabriquer de nouvelles molécules à partir de « briques élémentaires » est « plus risqué en comparaison d’une démarche qui ne fait que remplacer du carbone pétrosourcé ».
 
Ces activités  se  rejoignent  dans  leurs  intérêts  socio-économiques  et  environnementaux.  Car le biosourcé, biodégradable ou pas, permet de réduire la place des ressources fossiles dont l’utilisation est fortement émettrice de gaz à effet de serre. Il contribue par conséquent à la lutte contre le changement climatique et contre les pollutions liées aux hydrocarbures et aux produits qui en sont issus, à commencer par les plastiques qui envahissent les bords de route, les rivières et finalement les océans.
 
Photo ©Seyllou, AFP
 

Attention toutefois, tempère Philippe Michon : « Les produits biosourcés ne vont pas régler le problème de la pollution marine. Celle-ci est due surtout à sept grands fleuves mondiaux, trois en Afrique, quatre en Asie, qui irriguent des pays qui n’ont pas de système de gestion des déchets. Si l’on veut prendre ce problème à bras le corps, il serait bon que l’Europe finance des projets de recyclage des déchets dans ces pays. »
 

Vertus environnementales

Au premier chef, les industriels sont intéressés par les nouvelles fonctionnalités qu’apportent les produits biosourcés grâce à leurs caractéristiques mécaniques et leur perméabilité particulière, mais aussi bien sûr grâce à leur biodégradabilité pour la plupart d’entre eux. De ce point de vue, le biosourcé ne se présente pas comme un moyen de remplacer les produits pétrochimiques, pour certains eux aussi doués de nouvelles qualités et de biodégradabilité, mais comme un complément, notait Philippe Michon : « Il y a eu trop de guerres de chapelles entre les intégristes du biosourcé et ceux du fossile. Aujourd’hui les actions ’’plastic attacks’’ demandent de supprimer tous les emballages plastiques d’origine fossile. Mais ça ne peut pas fonctionner comme ça. Les pays en développement ont besoin d’une hygiène plus importante et donc d’emballages. Les produits biosourcés peuvent apporter ces nouvelles fonctionnalités mais ils ne sont pas les seuls. C’est le cas par exemple des ‘’paintballs’’ totalement biodégradables destinées à véhiculer des pesticides ou des phéromones dans les plantations. »
 
Plus en amont, au niveau de l’exploitation du végétal ressource, l’intérêt est plus discutable si l’on en croit le développement de l’huile de palme ou de certaines plantes à biocarburants, très consommatrices d’espaces et d’intrants. Philippe Michon et Emmanuel de Maupeau, agriculteur et fondateur de la société NovaBiom, ont présenté deux exemples de cultures végétales aux vertus environnementales avérées.
 
Algues vertes sur la plage de Trezmalaouen, au fond de la baie de Douarnenez -Finistère. Photo ©Le Marin
 

Le premier exemple est celui des algues vertes d’échouage, que Philippe Michon valorise avec la société Eranova qu’il a créée en 2016 avec Philippe Lavoisier afin de fabriquer du plastique biosourcé. « La pollution marine liée aux algues vertes est importante dans la plupart des pays du monde et constitue une charge pour les collectivités locales, qui doivent les éliminer dans un délai de 24 et 48 heures. D’où l’idée d’utiliser ces algues polluantes pour créer de nouveaux plastiques biosourcés, a-t-il expliqué. L’idée est de collecter les algues d’échouage et de les cultiver dans des bassins de culture dédiés. Le bassin pré-pilote se trouve près de l’étang de Berre, à Fos‐sur-Mer (Bouches-du-Rhône).   Les   algues   y   subissent   un   traitement   de   stress    qui   provoque   leur enrichissement en amidon, jusqu’à 50-­‐60 % de la masse de l’algue. L’extraction de l’amidon se fait ensuite par voie enzymatique. Ce dernier sert à fabriquer des plastiques biodégradables. »
 
Pour Philippe Michon, « l’intérêt essentiel d’Eranova est d’utiliser une biomasse non concurrente des ressources alimentaires. On ne prétend en aucun cas, avec une ressource algale, pouvoir remplacer tous les plastiques : c’est impossible aujourd’hui. L’expérience montre que les bioplastiques vont arriver dans certaines niches de marché avec des applications très particulières et normées. »
Les premiers résultats sont prometteurs : « Le rendement produit treize fois plus d’amidon à l’hectare que les cultures terrestres, sans avoir besoin de beaucoup de nutriments. Les algues s’autoreproduisent et leur biomasse est multipliée par deux en 4‐5 jours. Nous visons à obtenir des films plastiques ayant un taux d’amidon algal de 50 % en 2020 », ce qui correspond aux exigences à la loi de transition énergétique.
 
Roseau Miscanthus
 
Deuxième exemple de culture « enviro-­‐friendly », le Miscanthus, une espèce vivace de roseau d’origine chinoise. NovaBiom, l’entreprise qu’Emmanuel de Maupeau a fondée il y a 12 ans, en est le principal promoteur en France, à côté de l’association France Miscanthus qu’il préside. Près de 6 000 hectares sont plantés en Miscanthus en 2018, dont 500 pour NovaBiom, surtout au Nord de la Loire. Ses utilisations sont à 60 % la combustion pour le chauffage ou la transformation, mais le paillage horticole par copeaux de Miscanthus répandus sur le sol – qu’il n’acidifie pas, contrairement aux copeaux de pins, et qu’il garde humide – progresse, ainsi que l’utilisation comme litière animale.
« Une fois implanté, le Miscanthus ne demande ni pesticides ni engrais, ou des doses très faibles, a vanté l’agriculteur. La culture se désherbe tout seule par la chute normale des feuilles, qui donne un ‘’mulch’’ de feuilles anti-adventices. Elle n’exige pas de travail du sol, et ne dérange pas les oiseaux pendant la nidification. On a même noté qu’elle crée des corridors écologiques permettant l’augmentation de la population des arthropodes, des petits mammifères et des oiseaux. »
Autre effet positif, le Miscanthus a un rôle tampon : il diminue le ruissellement des eaux contaminées par les phytosanitaires, en augmentant l’infiltration des eaux. Ainsi, remarquait le directeur de NovaBiom, « le projet d’Amertzwiller en Alsace a mis en évidence une nette diminution des nitrates dans l’eau depuis la plantation de Miscanthus à partir de 2009. Ces résultats nous poussent à implanter l’espèce sur les bassins d’alimentation et de captage de l’eau potable ».
 

Comment afficher le stockage du carbone ?

Pour Emmanuel de Maupeaou, l’écoconstruction à base de Miscanthus, une quatrième application qui commence à se développer, participe d’un autre mouvement vertueux : le stockage du carbone. Pour l’heure, cependant, pas de quoi bouleverser le marché de l’écoconstruction. Un bloc porteur à base de Miscanthus est porté par la société Altern, gros producteur de blocs béton, et les ciments Calcia. « Ce bloc porteur annonce une résistance de 3 mégapascals et une résistance thermique bien meilleure que le bloc béton, avec des propriétés d’isolant phonique et une bonne tenue au feu. Nous attendons donc l’agrément du CSTB, la fameuse ATEx (Appréciation technique d’expérimentation), pour pouvoir construire des lotissements. »
 
Pourtant, le stockage du carbone permis par les matériaux biosourcés utilisés dans l’habitat devrait être perçu comme une caractéristique primordiale et affiché comme tel, a plaidé Yves Hustache,  co-fondateur  et  directeur  de  la  scoop  Karibati,  lors  de  la  table-ronde  portant  sur  la construction et l’habitat. « Lorsqu’on intègre un produit de construction biosourcé dans un bâtiment, on stocke de façon pérenne du CO2 pendant toute la durée de vie du bâtiment, et on répond à la problématique de court terme du réchauffement climatique. Tous les scientifiques nous disent que l’on a deux ou trois ans pour répondre à l’urgence climatique. Avec ce que représentent les bâtiments, le volume de carbone stockable est très important. »
 
Curieusement, cette caractéristique est encore mal ou peu prise en compte par les analyses de cycle de vie (ACV), ont regretté les acteurs des différentes tables-rondes. De façon générale, ces outils d’évaluation environnementale ont le mérite d’exister, mais il ne faut pas en attendre plus que ce qu’elles peuvent apporter. Ainsi a-t-on appris avec surprise que parmi les matériaux plastiques, le champion de l’ACV, en terme de faible impact environnemental, est le polyéthylène (PE) recyclé et même non recyclé. Christophe Doukki de Boissoudy en a donné une explication imagée et convaincante : « L’ACV n’est jamais qu’un état des lieux à un instant T. Le champion de l’optimisation, tant au niveau industriel que s’agissant de sa transformation, de son épaisseur et de son recyclage, c’est celui qui existe déjà depuis longtemps, en l’occurrence le PE. L’impact est lié à la masse et à l’optimisation de toute la chaîne. C’est pourquoi le sac papier a une ACV pire que celle du PE, fin et résistant. Il est donc difficile de comparer des produits en évolution avec des produits déjà évolués. C’est comme si on comparait des bacheliers brillants et des polytechniciens. Lequel des deux aura le plus de chance de rentrer dans la vie active ? Le second bien sûr. Sauf que le bachelier a encore pas mal de chemin à faire et il dépassera peut-­‐être le polytechnicien dans quelques années. »
 
Pour Alice Gueudet, ingénieure à la direction des Productions et énergies durables de l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), qui officiait en qualité de « grand témoin » durant cette table-ronde, l’analyse du cycle de vie ne doit pas toutefois être vue seulement comme un outil de comparaison des solutions techniques. Pour les sacs bioplastiques, par exemple, « l’ACV est utilisée surtout dans un but d’écoconception montrant les défauts des produits et les pistes d’amélioration dans les conditions actuelles des technologies et de la structuration des filières ». L’ADEME coordonne ainsi une évaluation des différentes options d’emballage des fruits et légumes et de leurs améliorations possibles, en concertation avec des acteurs économiques, dont Novamont. Les conclusions devraient sortir à la fin de l’année.
 

Revitaliser les territoires

L’intérêt environnemental du biosourcé est généralement perçu par les collectivités locales et par les investisseurs, mais ce n’est pas lui qui pousse au changement, se sont accordés à dire les participants du forum. La revitalisation économique, le développement territorial qu’apporte ce nouveau secteur sont les vrais moteurs de la transition, associés à la coopération des acteurs locaux.
Ainsi, la région de l’étang de Berre, où est implanté le bassin pilote d’Eranova a un gros besoin de renaissance industrielle. L’entreprise a bénéficié d’un programme Investissement d’avenir de l’ADEME, a reçu des fonds de la région Sud (PACA), et elle est soutenue par Total Développement Régional, une entité censée revitaliser des territoires, sous contrat avec l’État.
D’autres exemples de développement territorial, axés sur l’économie circulaire, sont bien installés en Normandie, cette fois sous l’impulsion du service Noveatech de la chambre d’agriculture de la région. Deux modèles coopératifs ont été décrits par Stéphanie Raux, chef de ce service, qui ont l’avantage, de « s’affranchir de la problématique du prix des matières premières » grâce à la volonté de partenariat et de contrat entre acteurs.
 
 
Le premier modèle, développé autour de la culture du chanvre, allie un industriel classique du lin, connaisseur de l’extraction (défibrage) des fibres de chanvre à destination des secteurs de l’automobile et du bâtiment, une coopérative d’agriculteurs, qui a monté une petite SAS de production d’huile à partir des graines de chanvre (les chènevis), et un industriel de la peinture qui valorise cette huile pour produire une peinture biodégradable. « Ce petit trinôme fonctionne bien et ses produits sont commercialisés même si les volumes sont moindres qu’espérés, a expliqué Stéphanie Raux. Par exemple, la peinture biodégradable est utilisée pour les ruches et les lignes blanches des stades de foot. »
 
Le deuxième exemple  est une coopérative plus importante nommée Agrial. Celle-ci a effectué un inventaire des coproduits de l’agriculture, dont soixante sont peu ou pas valorisés : coproduits du lait, fanes de carottes, épluchures de poireaux… Selon la chef de Noveatech,« Agrial est en relation avec pas mal d’acteurs pour développer des procédés de valorisation. Par exemple les coproduits de la pomme sont valorisés dans une savonnerie ».
 
 
Les deux cas les plus connus de développement territorial sont certainement la production d’huile de chardon en Sardaigne par Novamont, et la bioraffinerie de Bazancourt-Pomacle, dans la Marne. Novamont s’est fait une certaine réputation en créant sur la côte Nord de la Sardaigne, à Porto Torres, une usine travaillant les graines d’un chardon endémique de la région. Cette bioraffinerie utilise l’huile ainsi obtenue, en complément de l’amidon, pour fabriquer des polymères biosourcés, dont le célèbre « Mater-Bi ».
 
Le Mater-bi, extrait du chardon géant. © Novamont

 
Jean-Marie   Chauvet,  « Project   Manager   BRI »   (Biorefinery   Research   &   Innovation)   chez Agroindustrie Recherches et Développements (ARD) et directeur de la Fondation Jacques de Bohan, a présenté la bioraffinerie de Bazancourt‐Pomacle : « Elle s’enracine dans une histoire d’une trentaine d’années où les agriculteurs de la région de Reims organisés en coopérative, à la fois les céréaliers et les sucriers, ont cherché à développer de nouveaux débouchés pour les produits agricoles. La coopérative s’est donné collectivement les moyens de créer des outils de recherche pour explorer de nouvelles voies. A Bazancourt, où existait une sucrerie de Cristal Union, s’est développé un cluster qui s’est renforcé quand un pôle de compétitivité a été mis en place en 2005. Aujourd’hui c’est un site essentiellement biosourcé avec 1 200 emplois directs (et environ 800 indirects), 260 hectares, 1 million de tonnes de blé, 2,5 millions de tonnes de betteraves. »
 
Site de la raffinerie de Bazancourt‐Pomacle
 
Le site regroupe une dizaine d’acteurs qui interagissent, un peu comme dans un écosystème. Cristanol produit de l’éthanol à partir de blé, de sucre et à partir de coproduits. Air Liquide récupère le CO2. Vivescia stocke des céréales. Une unité Futurol produit de l’éthanol de deuxième génération à partir de lignocellulose. La plateforme Bioraffinerie recherche et innovation (BRI) mène des projets dans le cadre du troisième Plan d’Investissements d’Avenir (PIA) « Territoires d’innovation de grande ambition ». Le Centre européen de biotechnologie et de bioéconomie (CEBB) est une entité qui monte et à laquelle participe AgroParisTech. De nouveaux acteurs sont apparus, comme Givaudan, qui a repris Soliance, une filiale spécialisée dans les ingrédients cosmétiques de ARD, le centre de recherche des coopératives. Le site accueille aussi des startups nées au Génopole comme Global Bioenergies  et Fermentalg pour les aider à mener au bout leurs innovations, ou encore une startup qui produit des tensioactifs pour le marché de la détergence.
 
« Le modèle de la bioraffinerie peut être ainsi décliné en fonction des ressources à disposition, de diverses activités alimentaires et non alimentaires, et de sa capacité à accompagner les porteurs de projets. Une interface se développe entre la recherche académique (CEBB), partie de rien sur le site et qui comprend aujourd’hui une cinquantaine de chercheurs, et la recherche appliquée, avec un accompagnement durable par les collectivités telles que le Conseil départemental », s’est félicité Jean-Marie Chauvet.
 

Des stratégies en devenir

« Il y a en effet un côté vertueux à rapprocher la ressource de sa transformation sur les territoires, a  observé  Emmanuelle  Bour-Poitrinal,  présidente  de  la  section  ‘’Forêts,  eaux  et  territoires’’  du CGAAER (Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux),  au  ministère  de  l’agriculture  et  de  l’alimentation,  lors  de  la  troisième  table-ronde ‘’Comment  les  acteurs  reconfigurent  leurs  activités  en  mode  gagnant‐gagnant’’ : « A  l’initiative  des collectivités territoriales, la prise de conscience est réelle dans les schémas de développement du Grand Est, de l’Ile-de-France et des Hauts de France. Cela va avec une certaine qualité de vie. Les responsables comprennent qu’il est possible de réconcilier la ville et la campagne et de montrer que ce sont des régions où il fait bon vivre. »
 
Doté de ces assises territoriales, le biosourcé peut permettre de « réindustrialiser l’Europe », a affirmé Christophe Doukki de Boissoudy : « Nous avons la ressource disponible. En faisant attention à la concurrence alimentaire versus non alimentaire, il y a moyen de recréer une industrie autour du biosourcé localisé, générant des emplois locaux avec un nouveau type d’industrie, de type bioraffinerie, capable de se suffire à elle‐même et inscrite dans l’économie circulaire. Cela, c’est une chance pour la France et pour l’Europe ! »
 
Une chance qui semble perçue par le gouvernement français, qui a lancé en février 2017 la Stratégie  nationale  bioéconomie  pour  la  France,  et  en  mars  2018,  le  plan  d’action  2018-2020. Pascal  Dupuis,  chef  du Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable (SEEIDD) au ministère de la transition écologique et solidaire, a indiqué, en conclusion du forum, que cette stratégie est menée en accord avec les objectifs de la transition écologique, notamment le plan biodiversité et le plan climat, et avec la Stratégie nationale bas carbone qui accompagne la programmation pluriannuelle de l’énergie.
L’objectif de la France est en effet de parvenir à la « neutralité carbone » en 2050, soit zéro émission nette de gaz à effet de serre. Projetons-nous dans 30 ans, a poursuivi Pascal Dupuis. Quel est alors le tableau ? : « Premièrement, les pratiques agricoles ont changé : l’agriculture a divisé par deux ses émissions. Elle continue à produire à peu près les mêmes volumes dans un climat qui a un peu changé. Un certain nombre d’usages non alimentaires permettent d’assurer un meilleur revenu du secteur. Malgré tout, l’agriculture et l’élevage restent émetteurs de gaz à effet de serre qu’on espère compenser par le puits forestier, presque équivalent à celui d’aujourd’hui mais que l’on exploite beaucoup plus, avec une volonté d’en sortir un maximum de substances et de ressources et de l’adapter au changement climatique. Le reste de l’économie fonctionne avec une énergie à zéro émission de carbone. La consommation d’énergie a été divisée par deux avec une espérance de croissance économique raisonnable. Elle est assurée à moitié par une électricité décarbonée, et à moitié par de la bioénergie issue de toutes les formes de biomasse possibles et imaginables, transformées en gaz liquide ou solide suivant les usages. On ne brûle plus les arbres, la bioéconomie valorise tous les produits de la forêt, en ne transformant en énergie que les coproduits ou les déchets. »
Ce tableau 2050 que propose le gouvernement« implique un véritable changement de la relation que l’économie entretient avec le vivant, a plaidé Pascal Dupuis. La moitié de l’énergie sera issue de la photosynthèse. En termes de biomasse on ne jettera plus rien. C’est une image importante car c’est seulement dans trente ans. Les choses doivent donc changer. »
 

Lever les freins

Mais en attendant ces temps bénis, il faudra lever quelques freins au développement du biosourcé et, sur l’autre face de la médaille, savoir activer les bons facteurs incitatifs. Les acteurs de l’après-midi en ont relevé plusieurs.
A commencer par les prix. Les polymères biosourcés sont plus chers que les polymères classiques. Pour un même usage, l’utilisateur final utilise le moins coûteux, a constaté Christophe Doukki de Boissoudy.  Les  peintures  biosourcées  sont  dans  ce  cas  de  figure,  a  rapporté  François-Xavier Dugripon, en citant les propos de Gérard Chevillard, responsable développement durable de PPG Industries, leader de la peinture industrielle en France : « Les freins au développement des peintures biosourcées sont d’abord économiques. Elles ont du mal à être référencées par la grande distribution car elles sont plus chères. » De plus, les attentes des consommateurs  vis‐à-vis  des  peintures  sont  d’abord  liées  à  la  santé  (absence  de  composés organiques volatils, COV) et au confort (facilité d’application, durabilité), si bien que l’argument du biosourcé ne porte pas suffisamment pour justifier d’acheter plus cher, sauf pour une faible proportion de consommateurs engagés.
 
Pour ne rien arranger, a relevé Alice Gueudet, la plupart des peintures ont désormais le « label A+ » des émissions polluantes dans l’air intérieur, et le biosourcé ne peut s’en démarquer. Au passage, elle a regretté que ces étiquettes d’émissions ne signifient plus grand-chose. L’affichage environnemental, qui avait été mis en avant par le Grenelle de l’environnement, a été conservé mais sur la base du volontariat des entreprises. Aujourd’hui, il est surtout développé au niveau européen à l’aide d’une méthodologie expérimentée avec des entreprises, notamment agroalimentaires. Cette méthodologie bien cadrée devait sortir il y a quelques mois, mais on l’attend toujours. Quant au caractère obligatoire de l’affichage environnemental, il reste toujours en question.
 
Un autre frein économique se situe du côté des producteurs. Ainsi, dans le bâtiment, mais pas seulement, « les outils de transformation pour fabriquer du biosourcé demandent des investissements importants de plusieurs millions ou dizaines de millions d’euros, selon Yves Hustache. Le retour sur investissements implique donc un plan de développement pluriannuel. »
En revanche, la concurrence entre ressources renouvelables, par exemple entre granulés de bois et copeaux de Miscanthus ou entre isolants en chanvre ou en laine de bois, n’est pas vraiment un sujet, selon Emmanuel de Maupeou et Yves Hustache. Même si leurs prix et leurs performances varient, le marché à conquérir est suffisamment vaste pour laisser de la place à tout le monde, et il est donc préférable de parler de complémentarité.
 
Dans ce contexte économique, y a-t- moyen pour les produits biosourcés de se démarquer des autres produits ? Pour Christophe Doukki de Boissoudy, la meilleure tactique est de « répondre à un usage qui n’est pas servi par les polymères classiques ». Les applications médicales, par exemple, ont eu besoin de polymères bioassimilables ou biocompatibles. Dans le domaine agricole, les plastiques qui empêchent la levée des adventices sont pleins de terre et sont donc lavables et recyclables seulement si l’on y met le prix. Les bioplastiques biosourcés et biodégradables trouvent là un intérêt évident. Sandra Domenek a renchéri : la fonction des molécules biosourcées se révèle parfois si intéressante qu’elle s’accomplit dans des secteurs imprévus : « Par exemple, nous n’avions pas anticipé le développement de l’impression 3D avec le PLA (acide polylactique), ni ses développements dans les textiles. C’est toujours enthousiasmant de voir l’innovation nous échapper pour être adoptée par d’autres acteurs. »
 

Valoriser les biodéchets

Pour le dirigeant de Novamont-France, l’un des principaux leviers au progrès du biosourcé est la valorisation des déchets organiques, les biodéchets : « Si l’on met de côté les biodéchets pour faire du compost de qualité on a besoin de récipients, de sacs pour la collectivité : c’est donc un boulevard pour ce type de matériaux à condition que la valorisation des déchets organiques soit faite. »
Ce qui devrait être le cas une fois transposée la directive européenne sur les déchets, d’ici juillet 2020. Dans sa dernière version (article 22), elle prévoit que « les États membres veillent à ce qu’au plus tard le 31 décembre 2023 […], les biodéchets soient soit triés et recyclés à la source, soit collectés séparément et non mélangés avec d’autres types de déchets »(1).
Cette absence de mélange est cruciale. Dans les pays qui ont déjà développé la valorisation des déchets organiques, « obtenir un compost de qualité est fondamental puisqu’on veut que le compost, sorte d’humus, retourne au sol pour faire retourner au sol la matière organique. Mais s’il y a du plastique dans le compost, c’est un gros problème. » Ce problème disparaîtra dès lors que les plastiques compostables deviendront dominants sur le marché des emballages alimentaires.
 
 
Comme l’ont noté plusieurs participants du forum, le biosourcé est aussi freiné par des réglementations et des normes. « Qu’est-ce qui empêche la reconnaissance en règle professionnelle d’un bâtiment en paille porteuse et donc l’assurabilité pour un maître d’ouvrage ? », a ainsi demandé une jeune femme. A quoi Yves Hustache a répondu que les règles relatives au bâtiment « imposent de valider les caractéristiques du système constructif pour que l’ensemble de la chaîne de valeur soir rassurée sur la pérennité du bâtiment. La difficulté est alors de définir des méthodes et procédures d’évaluation et de validation différentes pour un bâtiment en paille, et cela prend donc plus de temps, d’autant qu’il faut aussi convaincre toute la chaîne de valeur avec des éléments concrets. »
 
Question  de  temps  donc,  mais  rien  de  rédhibitoire.  D’autres  facteurs  sont  peut-être  plus complexes car sociologiques. Ainsi, à propos du Miscanthus, Emmanuel de Maupeau a mis en évidence une résistance au changement dans le monde agricole et dans le monde de la construction : « Le modèle de culture pérenne au lieu de cultures rotationnelles a du mal à passer. Le Miscanthus a aussi un gros inconvénient : il est léger mais il ne se transporte pas car il est très volumineux, ce qui le cantonne à un usage local. Son utilisation en combustion implique un minimum de formation technologique puisqu’il faut enlever les cendres de la chaudière. C’est moins simple que d’appuyer sur un bouton. »
Là aussi, la réponse à ces freins peut venir des solutions nouvelles apportées par cette culture. NovaBiom est partenaire de deux projets H2020 sur l’utilisation des terres dites marginales, c’est-à‐ dire impropres à la production alimentaire (polluées, trop salines, sèches ou trop humides) : GRACE (GRowing Advanced industrial Crops on marginal lands for biorEfineries) et MAGIC (Marginal lands for Growing Industrial Crops: Turning a burden into an opportunity). De quoi, peut-être, convaincre à terme du potentiel de la plante pour apporter des compléments de revenus à certains agriculteurs.
 

Freins techniques et formation des acteurs

Christophe Doukki de Boissoudy s’est fait l’écho d’un autre type de frein, technique cette fois, le recyclage des matériaux biosourcés : « Il est souhaitable que les bioplastiques puissent être valorisés par les mêmes voies que celles du plastique d’origine fossile (…), qu’ils ne perturbent pas les filières de recyclage, comme l’a rappelé le cas du PET opaque des bouteilles, impossible à recycler avec les autres emballages au-­‐delà d’un certain seuil. »
Dans la même veine, Sandra Domenek a bien montré que l’innovation doit rester un moteur du développement des produits biosourcés. A la question d’un participant quant aux inspirations que la recherche peut trouver dans la nature, notamment pour les matériaux et le design, elle a noté l’existence de voies de recherche nouvelles tels que  les  systèmes  auto-associatifs,  qui  permettent  de  créer  des  matériaux  autocicatrisants anti rayures, ou le travail sur des rugosités spécifiques des surfaces hydrophobes pour des applications high tech. « Mais attention ! Les emballages sont censés ne pas être chers, et il ne faut pas partir trop loin », a-t-elle prévenu.
 
Ces freins techniques et scientifiques, et a contrario les leviers correspondants, impliquent évidement de former les acteurs au biosourcé, soit sous forme d’ateliers pédagogiques ouverts, soit dans le cadre de formations agréées. Les universités et les grandes écoles y contribuent ainsi que des organismes publics tels que l’Agence parisienne du climat (APC) et des sociétés privées. C’est par exemple le cas de Karibati dans le domaine du bâtiment, a exposé Yves Hustache : « Le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre doivent se faire accompagner et ensuite faire eux-­mêmes le choix des solutions adaptées. Même si certains architectes sont bien formés au biosourcé, il reste en général à les sensibiliser et nous organisons depuis quelques années un concours d’architecture pour sensibiliser la profession à ces problématiques. » Par exemple, selon Alice Gueudet, les fiches de déclaration environnementale et sanitaire (FDES), qui présentent les résultats de l’ACV d’un produit de construction, constituent un gros enjeu de méthode et donc de formation. D’après une étude de 2016, le défaut d’un matériau biosourcé n’est souvent pas imputable au matériau mais à la manière de le mettre en œuvre (2).
 

Revaloriser le capital nature et la production végétale

Au  fond,  a  analysé  Emmanuelle  Bour-Poitrinal,  le  frein  majeur  est  sans  doute  l’absence  de modèle économique prenant en compte la renouvelabilité de la biomasse, la valeur du « capital nature » : « En considérant que la bioéconomie est une économie alternative à l’économie fossile, il faut admettre que l’on n’est plus dans une vision linéaire quantitative de la consommation de ressources, mais dans une vision systémique de production de ressources. Or ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan économique on a trouvé des modèles économiques prenant en compte la renouvelabilité de la matière : c’est un verrou. » Autrement dit, puisqu’il n’y a pas de rémunération de la renouvelabilité, il n’y a guère d’intérêt pour un propriétaire de biomasse à la valoriser. Rien d’étonnant alors que l’on« ne mobilise aujourd’hui que 60 % de la croissance annuelle de la forêt en France. (…) Si vous êtes la génération mûre pour exploiter la forêt vous allez attendre probablement la génération suivante car vous aurez plus d’ennuis que de retours à exploiter vos parcelles, et vous ne serez pas assez à l’aise pour financer la régénération. »
 
Dans le même registre, un participant s’indignait presque : « Nous sommes dans un paradigme économique hérité du XVIIIe siècle et d’Adam Smith dans lequel la consommation du capital manufacturier a un coût, la consommation de main d’œuvre en a un également, mais dans lequel la consommation de nature n’en a pas. Comment peut-­‐on passer à un autre paradigme dans lequel on abaisserait le coût des deux premiers, ce qui permettrait de résorber le chômage, et où on donnerait un prix à la consommation du capital nature ? »
 
A ce manque de prise en compte de la « valeur nature », s’ajoute que les éventuels valorisateurs sont dans un marché mondial qui les soumet à une double concurrence, a déploré Emmanuelle Bour-Poitrinal : « D’une part sur les prix provenant de pays où la main d’œuvre est moins chère, d’autre part sur la réglementation environnementale qui est appliquée inégalement, y compris au sein de l’Union européenne, que ce soit sur les produits phytosanitaires, l’eau, etc. »
De surcroît, le prix des terres est complètement déconnecté de la valeur des productions, même en France : « Les coûts fonciers et les immobilisations de capitaux sont démesurés par rapport à la rentabilité des terres, à la valeur de la ressource. Si on maintient à peu près des notions d’exploitation agricole dans notre pays c’est parce qu’on a une politique qui conserve un lien entre l’exploitation et le foncier grâce au fermage et à l’action des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Mais nous arrivons là aussi au bout d’un cycle. »
Pour la présidente de la section « Forêts, eaux et territoires », il existe des pistes pour inventer de nouveaux modèles d’exploitation agricole : maraîchage en périphérie des villes, agriculture bio, etc. Mais pour la grande culture industrielle, il est impératif « de trouver des ressorts pour revaloriser la production, permettre des conversions agroécologiques, tout en maintenant des objectifs d’augmentation de la production sur moins d’espace ». Ce peut être, en aval, par l’utilisation optimale de la plante, l’utilisation en cascade des fibres et des molécules, etc. Et puis, en amont, via une piste plus agronomique : « Permettre à l’exploitation agricole de diminuer ses charges en intrants et d’augmenter son autonomie en énergie et en minéraux dans un contexte où certains amendements minéraux peuvent être en rupture ». Par exemple avec un méthaniseur, pour produire du gaz et  récupérer un digestat qui sera épandu pour apporter des minéraux et de la matière organique au sol.
« Le méthaniseur aurait l’intérêt de remettre l’agriculteur au centre du cycle du carbone. Il pourrait aussi retrouver un rôle dans la société en retraitant les biodéchets provenant des villes, et en permettant ainsi le retour de la matière organique au sol ».
 
Rachel Kolbe-Semhoun, responsable du plan stratégique du groupe coopératif InVivo, grand témoin, semblait également très consciente de l’inadéquation du contexte économique pour le développement du biosourcé, et du décalage entre les enjeux environnementaux et une réalité qui évolue trop lentement à son gré : « Beaucoup d’initiatives de la bioéconomie sont excellentes, il y a une vraie richesse de biomasse en France, un grand atout donc, une volonté humaine, et les accords de Paris qui ont rappelé l’enjeu énorme du climat. De plus en plus d’acteurs recherchent des substituts au pétrosourcé. L’agriculture pourrait revenir au cœur des nouvelles économies renouvelables. C’est d’ailleurs le pari que veut faire le groupe InVivo, qui se demande quelles seraient les bonnes façons d’avancer sur la bioéconomie.  Mais on n’a pas encore réussi à transformer l’économie. Qu’est-­‐ce qui coince ?  Comment  arrive-t-on  à  construire  malgré  le  système  en  place ?  Personne n’a parlé  des lobbies du système actuel. Comment se fait-­‐il qu’on sache cultiver du chanvre et l’industrialiser mais qu’obtenir des certifications est compliqué ? »
 
Les  leviers  mis  en  lumière  par  les  intervenants  du  forum  ne  sont  peut-être  qu’une  réponse partielle à ces questions. Sans doute faut-il continuer à creuser la question des externalités de la production biosourcée, c’est-à-dire les effets qui ne rentrent pas dans une valorisation marchande, et notamment mieux considérer les externalités positives de l’agriculture, a suggéré Emmanuelle Bour-Poitrinal.
Comme le proposait Dorothée Browaeys en conclusion, se dire « on sort du pétrole » peut être en soi une valeur pour « construire le monde d’après », et amener une majorité de nos concitoyens à  participer  au  chantier.  En effet, comme  l’ont  montré  des  études  de  socio- psychologie (3), les valeurs partagées sont centrales pour changer les comportements et dépasser des engagements éphémères fondés sur des « opportunités » (réduction d’impôt par exemple).
Ce forum a montré une nouvelle fois combien la bioéconomie se heurte à des systèmes de comptabilité aveugles au capital naturel et qui n’assurent donc aucunement sa viabilité.
 
 
  1. Directive (UE) 2018/851 du Parlement Européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive 2008/98/CE relative aux déchets. Texte du 30/05/2018, paru au Journal Officiel de l’UE le 14/06/2018
  2. Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer/Ministère du logement et de l’habitat durable, & Karibati, Structuration et développement des filières de matériaux de construction biosourcés, Plan d’actions n° 2, avancées et perspectives, octobre 2016. www.cohesion-territoires.gouv.fr%2FIMG%2Fpdf%2Fstructuration_et_developpement_des_filieres_de_materiaux_de_con struction_biosources_-­‐_octobre_2016.pd
  3. A. Lammel, Changement climatique : de la perception à l’action, Les Notes de la FEP, n°5, septembre 2015.

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