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L’Apocalypse, hier et demain : Quand l’Apocalypse éclaire nos incertitudes contemporaines

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Jamais la perspective de l’Apocalypse n’a semblé aussi actuelle. Dans un monde marqué par les bouleversements climatiques, les tensions géopolitiques et une accélération technologique vertigineuse, les angoisses collectives qui habitent notre époque résonnent étrangement avec les visions apocalyptiques du passé. Catastrophes naturelles, fléaux environnementaux, fractures sociales : autant de maux qui rappellent les sombres prophéties de destruction, mais aussi, parfois, d’espoir et de renouveau. C’est à ces résonances que la Bibliothèque nationale de France consacre une ambitieuse exposition intitulée Apocalypse, hier et demain. En convoquant deux millénaires d’images et d’interprétations, cette exposition explore la double facette de l’Apocalypse : d’un côté, son pouvoir de figurer l’effondrement, de l’autre, sa promesse d’un nouvel ordre. Une réflexion captivante qui, en interrogeant ce que cette idée dit de notre passé, nous invite aussi à penser l’avenir. Car l’Apocalypse, dans son sens premier de révélation, pourrait bien être moins une fin qu’un début. Une opportunité, peut-être, pour appréhender autrement nos incertitudes et repenser notre rapport au monde.

L’apocalypse ? Un mot obscur, qui fait peur, un mot qui parle de la fin du monde. Il n’en finit pas de résonner depuis deux mille ans dans notre culture et nos sociétés occidentales quand survient une catastrophe majeure, et aujourd’hui encore, en fond de nos angoisses climatiques. Et pourtant… L’étymologie de ce mot d’origine grecque signifie révélation, dévoilement, une signification reprise par les chrétiens. Dans le livre de l’Apocalypse qui clôt le Nouveau Testament, saint Jean parle d’un voile se levant sur le royaume intemporel qui réunira les croyants dans la Jérusalem céleste. Un mot porteur d’espoir, fait pour déjouer nos peurs profondes ? 

L’exposition est la première grande exposition consacrée à l’apocalypse, qui explore la façon dont les arts se sont saisis des sujets et des motifs apocalyptiques, du Moyen Âge à notre époque. Du « Livre de la Révélation » de Jean – le texte apocalyptique le plus célèbre de l’Occident – jusqu’aux questionnements contemporains sur le changement climatique et les crises.

L’exposition de la BNF traverse cet imaginaire en montrant certains des plus prestigieux manuscrits de l’Apocalypse de Jean, des fragments rarement présentés de la célèbre tapisserie d’Angers et la fameuse suite de gravures de Dürer consacrées au texte, mais aussi de nombreux chefs-d’œuvre, peintures, sculptures, photographies, installations, livres rares, extraits de films, venant des collections de la Bibliothèque comme des plus grandes collections françaises et européennes, publiques et privées (Centre Pompidou, musée d’Orsay, British Museum, Victoria and Albert Museum, etc.).
Parmi ces quelque 300 pièces, des œuvres de William Blake, Odilon Redon, Vassily Kandinsky, Ludwig Meidner, Natalia Gontcharova, Otto Dix, Antonin Artaud, Unica Zürn, jusqu’à Kiki Smith, Tacita Dean, Miriam Cahn et Anne Imhof.

Ouvrant le parcours de l’exposition sur les deux galeries du site François Mitterrand, la section « Le Livre de la Révélation » plonge le spectateur dans l’Apocalypse, le texte apocalyptique le plus célèbre de l’Occident. Elle offre des clés d’interprétation des représentations liées aux différents épisodes qui le composent, des sept sceaux au Jugement dernier, en mettant en lumière le sens originel du récit : le sens positif d’une révélation plutôt que d’une fin tragique. En explorant ce texte complexe et infiniment riche, et en exposant ses visions ainsi que les récits multiples qui s’y entremêlent, l’exposition cherche à renouer avec la compréhension de ce message chrétien et de cette mise en garde vieille de 2000 ans. Manuscrits enluminés flamboyants et œuvres majeures — peintures, sculptures, dessins, vitraux et tapisseries — témoignent de l’importance et de la diffusion de ce texte et de son iconographie au Moyen Âge, tout en montrant comment cet imaginaire s’est consolidé et continue d’influencer notre époque.

La seconde partie de l’exposition, intitulée « Le Temps des catastrophes », est consacrée à la fortune de l’Apocalypse dans les arts, de Dürer à Brassaï, en passant par le sublime apocalyptique anglais et l’expressionnisme allemand. Elle rappelle que le texte a donné naissance à des œuvres qui comptent parmi les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, illustrant ainsi la fascination tenace et persistante des artistes — et à travers eux, de l’humanité — pour ce récit qui mêle les fléaux et la fin des temps à l’espoir et à l’attente d’un monde nouveau.

Loin de se limiter à une vision catastrophiste de l’apocalypse, véhiculée par le genre post-apocalyptique dans la littérature, le cinéma et la bande dessinée, et revenant à son sens originel, l’exposition accorde une large place au « Jour d’après ». Cette section présente un ensemble d’œuvres contemporaines, dont certaines de format monumental (Otobong Nkanga, Abdelkader Benchamma, etc.), qui esquissent ce jour d’après, marqué par la « colère » divine ou celle des éléments. C’est autour de ce jour d’après que se construisent les fictions et représentations les plus inventives, qui, d’une certaine manière, restent fidèles à l’Apocalypse, en concevant la catastrophe comme le prélude à un nouvel ordre du monde.

PARCOURS DE L’EXPOSITION

Qu’est-ce que l’apocalypse ?

L’apocalypse est d’ordinaire associée à un imaginaire de la catastrophe. Apocalypse guerrière, nucléaire, écologique, nous nommons ainsi toute catastrophe qui nous semble s’apparenter à une fin du monde. Cette interprétation est surprenante quand on revient à la lettre et à l’esprit du récit biblique qui clot le nouveau testament : l’apocalypse, c’est littéralement, en grec, la « révélation », le « dévoilement » ; et le texte de Jean, s’il fait apparaître la menace de multiples fléaux, est surtout l’annonce du Royaume de Dieu, symbolisé par la Jérusalem céleste.
Il faut comprendre de la même manière la dimension eschatologique du texte (du grec eschatos, « fin », mais aussi « seuil ») : l’Apocalypse décrit la fin d’un monde, pour mieux dessiner les contours de l’ordre nouveau qui doit lui succéder.
C’est à ce titre que ce récit a connu et connaît dans l’histoire des arts, jusque dans nos sociétés laïcisées, une fortune remarquable. La puissance de ses images, mise au service d’un message à la fois menaçant et consolateur, a cristallisé les peurs mais aussi la soif de justice de différentes époques, et donné corps à l’idée d’une réparation du Mal, sinon dans le présent, du moins dans l’avenir.
L’Apocalypse demeure ainsi, depuis deux mille ans l’un des plus grands récits symboliques de l’épreuve et de l’espérance ; il est un arrière-plan et un horizon, une invitation à « nous souvenir de l’avenir ».

Jean, prophète et voyant

L’identité de l’auteur de l’Apocalypse a fait l’objet de diverses théories. Dès les premiers temps du christianisme, il est ainsi confondu avec saint Jean l’évangéliste, son contemporain. Cette attribution – qu’on retrouve par exemple chez Gustave Moreau – est de nos jours discutée et considérée par certains comme erronée. L’auteur de l’Apocalypse est aujourd’hui souvent désigné simplement comme Jean de Patmos dit aussi le Visionnaire.
Son importance réside en effet dans son rôle symbolique de témoin et prophète : à l’écart du monde, Jean est celui qui peut voir les vérités cachées et les révéler. D’Arthur Rimbaud à Antonin Artaud, d’Unica Zürn à Laurent Grasso, poètes et artistes ont souvent repris, au sein ou hors du contexte religieux, cette position de vigie ou de voyant, au-delà du monde voilé des apparences.

Les œuvres ici rassemblées ont pour point commun leur faculté de faire voir ce qui est et ce qui advient. La qualification de l’auteur de l’Apocalypse comme saint Jean, retenue dans la première partie de l’exposition (consacrée au texte originel), renvoie à la façon dont il a été identifié dès les premiers temps du christianisme avec l’apôtre et évangéliste saint Jean.
Si l’auteur du texte de l’Apocalypse reste sujet à des interrogations et à différentes hypothèses, les Eglises chrétiennes continuent d’attribuer ce texte à l’apôtre Jean et reconnaissent sa canonicité. Dans la Bible, l’Apocalypse fait partie du Nouveau Testament.

Le livre de la Révélation 

Fragment de la Tapisserie de l’Apocalypse : Quatrième flacon versé sur le soleil
Carton de Hennequin de Bruges (actif de 1368 à 1381), dans l’atelier de Nicolas Bataille (actif vers 1373-1400), par le lissier Robert Poincon (actif à la fin du XIVe siècle). Paris, vers 1373-1380
Propriété de l’État, Direction régionale des affaires culturelles des Pays-de-Loire.
© Bernard Renoux / Centre des monuments nationaux

Le texte de Saint-Jean
Dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse a été composée vers la fin du Ier siècle de notre ère par un auteur judéo-chrétien nommé Jean. Ce texte renferme une succession de prophéties annonçant la fin d’un monde corrompu par le Mal et l’avènement sur terre du Royaume de Dieu sous la forme de la Jérusalem céleste. Loin de toute linéarité, passé, présent et futur s’entremêlent dans ces prophéties traversées par un âpre et violent combat entre le Bien et le Mal, que structurent le chiffre 7 et diverses figures et objets symboliques.
Le fort ancrage allégorique du récit, la dramaturgie spectaculaire des visions et le substrat eschatologique (relatif à la fin des temps) du message font de l’Apocalypse une sorte de cinquième Évangile du futur. La fascination qu’elle a suscitée est à la mesure de son étrangeté et de son hermétisme. Très tôt, les médiévaux, théologiens comme artistes, se sont emparés de ce texte et de ses tableaux visionnaires pour en faire le grand récit symbolique du destin de l’humanité.

La vision préparatoire et les sept sceaux
L’Apocalypse s’ouvre avec la Révélation que Dieu transmet par l’intermédiaire d’un ange à saint Jean sous la forme d’un livre. La première vision, saisissante, est celle du Fils de l’Homme au milieu de sept chandeliers d’or : la chevelure blanche comme neige, les yeux flamboyants, la bouche transpercée d’une épée à deux tranchants. De lui, saint Jean reçoit le commandement d’écrire ce qu’il verra aux sept Églises d’Asie Mineure. Dans les spectaculaires visions suivantes, apparaissent les grandes figures qui traversent le récit : Dieu sur son trône, adoré par les vingt quatre Vieillards, les quatre Vivants, le livre aux sept sceaux que seul l’Agneau parvient à briser.
L’ouverture des quatre premiers sceaux libère successivement les Quatre Cavaliers, celle du cinquième révèle les martyrs, celle du sixième déclenche un violent tremblement de terre et une succession de calamités. L’ouverture du septième sceau initie un nouveau cycle, celui des sept trompettes.

Les sept trompettes
À la suite de l’ouverture du septième sceau, les anges reçoivent de Dieu sept trompettes dont le retentissement déclenche de nouveaux fléaux qui préfigurent la victoire du Bien sur le Mal. Les deux premières trompettes entraînent une pluie de grêle et de feu qui ravage la terre, puis changent le tiers de la mer en sang. La troisième précipite sur la terre l’étoile Absinthe, qui transforme les fleuves en eaux amères et mortelles. Avec la quatrième trompette, les ténèbres envahissent un tiers du jour, de la nuit et des astres, tandis qu’un aigle prophétise les malheurs encore à venir. La cinquième libère les locustes, sauterelles monstrueuses à queue de scorpion, qui, conduites par l’Ange de l’abîme, viennent tourmenter les habitants de la terre. Un tiers d’entre eux sont exterminés par les deux cents millions de cavaliers cuirassés de feu qui déferlent au son de la sixième trompette.

Le combat contre le dragon
Lorsqu’enfin retentit le son de la septième trompette, une grandiose apparition survient dans le ciel : une femme enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds, la tête ceinte de douze étoiles, donne naissance à un enfant mâle. Aussitôt, celui-ci est attaqué par un énorme dragon écarlate à sept têtes et dix cornes, figure par excellence de l’Antéchrist. Tandis qu’un ange sauve l’enfant-né et le remet à Dieu, un terrible combat oppose Michel et ses anges au dragon et à ses cohortes infernales : ce combat, symbole de l’affrontement entre les puissances divines et le Mal, est l’un des épisodes de l’Apocalypse les plus repris dans l’art. Vaincu, le dragon se lance à la poursuite de la femme qui lui échappe.

Les deux bêtes
Furieux d’être vaincu, le dragon transmet à la bête de la mer sa puissance et ses pouvoirs maléfiques. Semblable à une panthère, un ours et un lion, dotée de sept têtes, dix cornes et dix diadèmes, la bête commet d’épouvantables blasphèmes et convainc les habitants de la terre entière de l’adorer. Rapidement, elle est secondée par une deuxième bête qui surgit de la terre, le faux prophète. Cette bête à deux cornes parle comme un dragon, accomplit toutes sortes de prodiges et somme les peuples de rejoindre la bête de la mer, sous peine de mort. Ceux-ci sont alors marqués du nom de la bête ou de son « nombre d’homme », 666 : chiffre qui a suscité, et continue encore de susciter, toutes sortes d’interprétations.

Les sept coupes et la chute de Babylone
Le processus de purification du monde souillé par le péché débute lorsque sept anges reçoivent du temple sept coupes remplies de la colère divine. Les trois premières coupes de sang sont versées sur la terre, la mer et les sources, la quatrième sur le soleil qui s’embrase, la cinquième sur le trône de la bête dont le royaume est alors plongé dans les ténèbres. La sixième coupe répandue sur le fleuve Euphrate fait, quant à elle, surgir des gueules du dragon, de la bête et du faux prophète trois esprits impurs, à l’aspect repoussant de grenouilles, qui rassemblent les rois de la terre pour partir en guerre. À la bataille d’Armageddon succède la septième coupe qui provoque la destruction de la cité de Babylone, demeure des démons, et le jugement de la grande prostituée, mère de toutes les abominations, montée sur la bête écarlate à sept
cornes et dix têtes.

Le jugement dernier
Après la mise à mort de la grande prostituée et l’apparition du Christ sur son cheval blanc, le dragon est enfermé dans l’abîme d’abord pour mille ans – échéance qui donnera lieu aux plus vives spéculations sur la date du retour de Satan – puis pour l’éternité, dans l’étang rougeoyant des Enfers où il rejoint la bête et le faux prophète. C’est alors que survient le Jugement dernier, grand jour de colère, qui inaugure
l’instauration d’un nouvel ordre divin. Le juge suprême répartit entre le camp des élus et celui des damnés les morts de tous les temps, selon leurs œuvres. La sobriété avec laquelle saint Jean évoque ce thème contraste avec l’iconographie foisonnante qu’il a suscitée à partir du Moyen Âge central, les artistes se plaisant à figurer la terrifique vision de la gueule de l’Enfer, lieu des supplices éternels des pécheurs.

La Jérusalem nouvelle
Au Jugement dernier succède la vision, lumineuse et apaisante, de la Jérusalem nouvelle, symbole de rédemption, dont la description minutieuse occupe l’ensemble de l’avant-dernier chapitre de l’Apocalypse. Faite d’or pur, transparente comme le cristal, la cité céleste resplendit des mille feux des douze pierres précieuses qui ornent ses remparts. Un ange mesure ses proportions carrées parfaites, douze anges en gardent les douze portes, et ses douze fondations portent les noms des douze apôtres. La qualité d’image mentale, visionnaire, de cette cité hors du temps, a donné lieu à une iconographie riche et complexe qui se rejoint autour d’un même défi : représenter avec des moyens sensibles l’incorporel, l’immatériel de la cité éternelle. Encore aujourd’hui, elle demeure un lieu de projection fantasmatique où se rejoue à l’infini l’avenir de notre monde.

Le Beatus de Saint-Sever
L’une des plus riches et somptueuses Apocalypses qu’a légué le Moyen Âge est un manuscrit réalisé au XIe siècle dans l’abbaye de Saint-Sever en Gascogne. Commandé par l’abbé Grégoire de Montaner (1028-1072), cet imposant manuscrit renferme un ensemble de textes en latin et d’images organisé autour du récit de saint Jean.
De la centaine d’enluminures qu’il renferme, l’une des plus spectaculaires est cette représentation de l’ouverture des quatre premiers sceaux. Réunissant sur une même double page les cavaliers de l’Apocalypse sur fond de couleurs vives et tranchées, elle oppose le Christ victorieux sur son cheval blanc à trois cavaliers, dont le dernier, de couleur verdâtre, symbolise la mort. La fascination que ces images exercent est encore immense : nombreux sont les artistes et les écrivains qui s’en sont nourris.

L’Apocalyspse selon Dürer
L’Apocalypse d’Albrecht Dürer (1471-1528), qui comprend 15 grandes xylographies (gravures sur bois), est éditée par l’artiste lui-même, en dehors de toute commande. Composée autour de 1498, c’est une œuvre de jeunesse, dont la virtuosité technique et l’inventivité formelle en ont fait le succès immédiat, apportant à son auteur richesse et notoriété. Faire-valoir de son art, l’ouvrage privilégie pour la première fois l’image, à laquelle la place noble est réservée, par rapport au texte, renvoyé au verso. Dürer en a édité une version en allemand et une autre en latin, dans une visée internationale. Le sens du détail et le foisonnement iconographique des planches, leur diffusion très large, ont fait de cette œuvre une source d’inspiration pour de très nombreux artistes jusqu’à nos jours.

Fritz Lang (1890-1976) « Metropolis », 1927
Photographie de plateau de Horst von Harbou.
Cinémathèque française – Musée du Cinéma, Paris, France

L’Apocalypse au cinéma
De Éruption volcanique à la Martinique, court métrage d’une minute de Georges Méliès (1902) à Melancholia (Lars von Trier, 2011), en passant par les films catastrophes ou les récits de fin du monde, le cinéma s’est constamment nourri du récit et de l’imaginaire apocalyptiques : jouant sur la puissance incantatoire du terme (Apocalypse now, Francis Ford Coppola, 1979), évoquant la lecture pieuse du texte (Le Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957), ou figurant les plus populaires de ses figures tels les quatre cavaliers (Ingram, 1921 ; Murnau, 1926 ; Minnelli, 1962), la grande prostituée (Métropolis, Fritz Lang, 1927) ou le dragon (Godzilla, Ishirô Honda, 1954). À ces films citant clairement le texte biblique sont venus se joindre des films d’esprit catastrophiste, de La Fin du monde d’Abel Gance (1931) aux blockbusters post-apocalyptiques contemporains.

Le temps des catastrophes 

La révélation à l’épreuve de la raison

À l’exception de certains motifs dont le succès perdure, tel le Jugement dernier, la représentation du récit de l’Apocalypse semble céder du terrain à l’époque moderne. Certaines luttes, religieuses et sociales (guerres confessionnelles, révoltes millénaristes), en usent pour nourrir l’espoir d’un proche horizon révolutionnaire. Mais au-delà de ces contextes particuliers, la période est moins propice aux angoisses eschatologiques : la stabilisation des pouvoirs de l’Église et des États et l’avènement d’une forme de rationalisme contribuent à apaiser les angoisses et éloigner les visions hallucinées de Jean.
Pourtant, lorsque la réalité des événements apparaît incommensurable (malheurs de la guerre, catastrophes naturelles, phénomènes cosmiques), les images de l’Apocalypse réapparaissent, comme en filigrane, pour leur donner sens.
Les fléaux, hécatombes, atrocités apparus en vision à Jean se retrouvent ainsi dans les « tristes pressentiments » des Désastres de Goya. D’une lecture stricte de l’Apocalypse émerge alors une compréhension apocalyptique de la catastrophe.

Retrait des dieux et sublime apocalyptique

Le rationalisme et le triomphe de nouveaux grands récits éclairant le futur, en premier lieu celui du progrès scientifique et de l’évolution humaine, auraient dû sonner le glas de l’Apocalypse. À rebours de ce constat, le XIXe siècle s’affirme comme une période profondément apocalyptique, dans le sillage notamment de la sensibilité romantique. De nouveaux cycles iconographiques complets (Redon), des motifs spécifiques (cavaliers, grande prostituée, anges aux trompettes), et plus généralement une atmosphère de sublime à la fois fascinante et terrifiante (nuées, déchaînement des éléments), en témoignent.
Alors que triomphent la mécanisation, l’industrialisation, l’urbanisation, et un matérialisme effréné, le récit biblique rappelle que tout n’est pas à la mesure du genre humain. Il fait apparaître la menace – ou l’espérance – de l’effondrement d’un monde corrompu et le retour à une harmonie rêvée.

Apocalypse sans royaume

Le XXe siècle est celui des grandes catastrophes : les guerres, dans leur technicité nouvelle, sans cesse plus destructrices jusqu’à l’absolu de l’arme nucléaire ; les génocides et en premier lieu la Shoah (littéralement « catastrophe ») anéantissant toute valeur morale ou humaine ; l’effondrement écologique qui offre la perspective concrète d’une disparition prochaine de l’humanité. Malgré le recul de la culture religieuse, l’Apocalypse semble conserver sa place de grand récit symbolique susceptible de répondre au besoin de comprendre les épreuves du temps présent.

De nombreux artistes puisent dans le texte et ses images un matériau pour témoigner de la vie sur Terre devenue enfer. D’autres se souviennent que l’Apocalypse, originellement, promet un « à-venir ». Dans leurs compositions, où le monde se disloque, perd sa forme, ils cherchent la possibilité d’un après, fût-ce une Révélation sans Royaume.

Les images mytiques de la guerre – Natalia Gontcharova

Natalia Gontcharova réalise ses premières lithographies au début de la Première Guerre mondiale. Elle y mêle icônes religieuses et éléments de la guerre moderne, art folklorique russe et motifs apocalyptiques. Depuis 1910 environ, l’Apocalypse occupe une certaine place dans le travail de l’artiste qui considère, dans un esprit proche de celui de Kandinsky, que la société matérialiste doitl aisser place à une plus grande spiritualité. Ainsi, dans ses planches, des anges aident les Russes en combattant des avions ennemis, tandis que l’archange Michel, figure du Bien, combat le Mal représenté par la femme sur la bête.

Natalia Gontcharova (1881-1962) « Воина », [Les Images mystiques de la guerre] – Planche XII : Le Cheval pâle, 1914
BnF, département des Estampes et de la photographie © ADAGP, Paris, 2025

Le chant du monde : La fin de tout – Jean Lurçat

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Jean Lurçat découvre à Angers la tenture de l’Apocalypse qui lui fait l’effet d’une révélation. Presque vingt ans après, en pleine guerre froide, il en réalise une version contemporaine : Le Chant du monde, un cycle composé de dix tapisseries. La Fin de tout, représentant une rose brisée sous une pluie de cendres comme autant de « germes de mort », vient clore la première partie du cycle qui dénonce les conflits armés et le risque atomique. Avec la seconde section du Chant du monde, Lurçat fait renaître l’espérance quant au sort de l’humanité.

Le jour d’après  

Otobong Nkanga (née en 1974) « Unearthed – Midnight » [Révélé – Minuit, 2021
© Otobong Nkanga, Kunsthaus Bregenz – Courtesy Otobong Nkanga & Galerie In situ-Fabienne Leclerc
Photographie Markus Tretter

Tout le récit de l’Apocalypse de Jean avait pour point de mire l’instauration du Royaume divin. Aujourd’hui, derrière les catastrophes que nous traversons peine à se dessiner une quelconque Révélation. C’est pourtant sur ce jour d’après que se forgent encore les plus inventives fictions et représentations.
Hantée par les erreurs de l’humanité (course à l’armement nucléaire, délire technologique, destruction des mondes naturels) intensifiées depuis la Seconde Guerre mondiale, la vision de cet« à-venir » se décline souvent en images sombres,véhiculées par le genre post-apocalyptique dans la littérature, au cinéma et dans la bande dessinée, ou aboutissant, chez de nombreux artistes, à la vision d’un monde renaissant sans nous. D’autres auteurs et artistes commencent à imaginer les possibilités d’une « nouvelle alliance » dans un monde où la place de l’humain serait radicalement repensée. Le temps apocalyptique que nous vivons constituerait alors bien un kairos, un moment de saisie de l’histoire, nous invitant, dans un monde en ruine, à ajuster les conditions de notre existence.

Atombombe (Bombe atomique) – Miriam Cahn

Militante antinucléaire, Miriam Cahn réalise la série des Atombombe dans un paysage international marqué par la fin de la guerre froide, la guerre Iran-Irak et les prémices de la première guerre du Golfe. Les couleurs vives employées pour ces aquarelles matérialisent l’ambivalence des émotions suscitées par la bombe atomique, entre fascination et terreur, dualité au cœur même du concept de sublime. Cette dichotomie du sublime, intensifiée par la présentation de l’œuvre à hauteur du regard, participe d’une suspension du temps, de ce moment juste avant la révélation de la dévastation.

Infinito (L’infini) – Luciano Fabro

D’une apparente simplicité, cette sculpture renferme une complexe dualité. Faite de marbre – matériau naturel, ancien et lumineux– et d’acier – alliage industriel, moderne et sombre – Infinito est aussi élémentaire que monumental. D’une grande fragilité, elle n’en est pas moins ancrée au sol. Les morceaux de marbre, susceptibles de troubler la course perpétuelle du symbole infini dessiné par le câble, permettent aussi de le maintenir en place. Infinito incarne la permanence des cycles du vivant qui demeureront, avec ou sans l’humanité.

Earth (Terre) – Kiki Smith

Dans une version personnelle du jardin d’Éden, Kiki Smith figure une Eve qui n’a plus honte de sa nudité et entretient une relation apaisée avec le serpent. Cette scène paisible invite à une nouvelle concorde, une union renouvelée de l’humanité avec le monde vivant dont elle fait partie. Chez Kiki Smith, cet Éden retrouvé, devenu nouvelle Jérusalem, n’a pas de hautes murailles, elle est ouverte et continue, elle n’accueille pas que les élus mais aussi le serpent, elle ne vient pas du ciel mais s’ancre dans la terre, elle est la Terre.

Commissariat général :

  • Jeanne Brun, directrice adjointe du Musée national d’Art moderne – Centre Pompidou en charge des collections, avec la collaboration de
  • Pauline Créteur, chargée de recherche auprès de la directrice adjointe du Musée national d’Art moderne – Centre Pompidou

Commissariat :

  • François Angelier, journaliste et essayiste
  • Charlotte Denoël, cheffe du service des Manuscrits médiévaux et de la Renaissance, département des Manuscrits, BnF
  • Lucie Mailland, cheffe du service Philosophie, religion, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, BnF

Exposition Apocalypse, hier et demain, du 7 février au 8 juin 2025 – Bibliothèque nationale de France /Site François-Mitterrand I galeries 1 & 2 – Quai François Mauriac 75013 Paris

Image d’en-tête : Vassily Kandinsky (1866-1944)  » Jüngster Tag  [Le Jour du Jugement dernier] 1912 – © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Jacques Faujour

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