Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 43 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
« La prudence, c’est fait. À présent il est temps de passer à l’étape suivante : penser, comprendre, interpréter le chaos et prendre le risque de fournir à tous un minimum de certitudes. C’est le rôle des intellectuels.» Je l’ai citée dans Une certaine vision du monde, mais c’est l’occasion de la répéter. Il s’agit d’une réplique tirée d’un excellent roman suédois, Le Médecin personnel du roi de Per Olov Enquist. La reine veut apprendre à faire du cheval. Elle monte en selle et demande à son moniteur d’équitation quelles sont les règles. Voici ce qu’il répondit : « La première, c’est la prudence. La seconde, l’audace. » Bien. La prudence, c’est fait, me semble-t-il. Il est temps de passer à l’audace.
Nous devons passer à l’audace.
Pour le personnel soignant, je ne sais pas ce que cela peut signifier en ce moment, être audacieux. Mais je sais exactement ce que cela signifie pour les intellectuels : mettre de côté la tristesse et penser, c’est-à-dire comprendre, interpréter le chaos, répertorier des monstres encore jamais vus, donner un nom à des phénomènes encore jamais vécus, fixer droit dans les yeux des vérités ignobles et, une fois qu’on a fait tout ça, prendre le risque de fournir à tous un minimum de certitudes.
Et donc, au boulot, chacun dans la mesure de ses possibilités et de son talent. Je ne suis pas particulièrement en forme ces jours-ci, mais rien ne m’empêchera d’écrire ce que je sais. Car c’est mon métier.
1.La fin du monde n’est pas pour tout de suite. Et nous ne nous retrouverons pas davantage en pleine anarchie, dans l’une de ces situations où le cancre de la classe fait la loi, le costaud assis au dernier rang qui ne comprend rien et prend son pied à vous cogner dessus. Réveillons-nous : ça, c’est dans les films. Reprenons nos esprits. Car nous, les humains, sommes une espèce dotée d’une patience, d’une intelligence et d’une force redoutables : nous nous sommes approprié le monde et en avons fait notre terrain de jeu, par l’une des opérations les plus violentes et cyniques que l’on puisse imaginer ; et ce n’est pas tout : nous en avons parfaitement conscience, au point d’avoir donné un nom au butin de cette razzia, anthropocène, et nous sommes à présent si sûrs de nous que nous envisageons même, depuis peu, de rendre sa liberté à une partie du monde naturel. Voilà ce que nous sommes. Nous avons toujours combattu les virus. Souvent ils nous ont mis à genoux. Mais il se trouve que, dans cette position inconfortable, nous sommes devenus encore plus patients, têtus et rusés.
Alessandro Baricco, « Tracts de crise » n° 36, Gallimard, 7 avril 2020, 10h