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Vers où et comment bifurquer dans notre monde occidental en perdition

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Dans un monde confronté à de multiples crises—écologiques, sociales et économiques—Jacques de Gerlache explore ici l’idée que les structures complexes, de la nature aux sociétés humaines, sont façonnées par les lois de la thermodynamique pour maximiser la dissipation de l’énergie sous forme d’entropie. Cette perspective propose que notre compréhension des phénomènes organisés pourrait profondément changer notre façon de gérer les ressources et de concevoir nos sociétés. A nous de réinventer des modèles économiques et sociaux, en mettant l’accent sur une économie qui valorise la production d’anti-entropie grâce, notamment, aux technologies numériques. Ce cadre innovant promeut une transformation radicale, visant à créer des localités soutenables et désirables qui seraient en mesure d’offrir des alternatives tangibles aux approches traditionnelles, dans l’espoir de mieux répondre aux défis contemporains.

Face aux menaces écologiques, philosophiques, sociales, économiques, politiques, c’est la capacité de conscience imaginative et donc de lucidité dont se prévaut notre espèce qui devrait nous permettre de les esquiver ou, à tout le moins, de les mitiger ! Ce sont notamment les métamorphoses attendues par Edgar Morin (1) et les recompositions telles décrites par Jean-François Kahn (2) qui seraient réellement à même de faire évoluer et recomposer les « règles du jeu » sociétal humain dans toutes ses dimensions. Reste à les identifier, les partager et les mettre en œuvre à la lumière de la compréhension enfin acquise des lois incontournables des organisations systémiques.

Parmi d’autres, un collectif a intégré une des avancées scientifiques essentielles du XXème siècle : celle qui rend compte de l’émergence de toute « structure complexe » comme répondant aux lois de la thermodynamique, une intégration opérationnelle qui sera détaillée plus loin (3). Cette avancée scientifique majeure est celle qui a mis en évidence que la « raison d’être » de l’émergence de toute structure organisée au sein d’un « système », qu’il soit physique, chimique, biologique ou sociétal, est la maximalisation de la dissipation de son énergie sous forme d’entropie. Ceci pour accélérer l’atteinte de son état ultime d’uniformité ou état de dés-ordre maximal, conformément aux principes et lois universelles de la thermodynamique.. Lois dont Einstein estimait qu’elles sont parmi celles qui ne seront sans doute jamais remises en cause…

Plus précisément, au sein d’un « univers » énergétiquement hétérogène, dit « loin de l’équilibre » (comme la planète Terre), certains états dits « organisés » de la matière peuvent émerger localement dès lors qu’ils contribuent à réduire cette résistance à l’atteinte de l’état d’équilibre. Ils se maintiennent et évoluent spontanément du fait même qu’ils maximalisent la vitesse de production d’entropie et donc la vitesse d’évolution vers l’équilibre du système au sein duquel ils émergent. Ces « états dissipatifs » réduisant la résistance à l’atteinte de l’homogénéité, qui pourraient être qualifiés de « supraconducteurs », déterminent de facto l’essence des structures complexes dites « dissipatives », et en particulier des états dits « vivants » de la matière (4,5).

Le paradoxe de tout système, du simple cyclone aux organisations « vivantes », socioéconomiques comprises, étant alors de constituer localement des états « néguentropiques » organisés localement en son sein mais favorisant la dissipation globale de l’entropie. Voilà l’essence même de cette découverte qui explique «pour(quoi) il y a des arbres » (ou des animaux et des hommes) : parce ce que sont des états de la matière qui «dissipent » la chaleur de l’eau et toute forme d’énergie et ainsi maximalisent la croissance de l’entropie de notre planète. Voir à ce sujet l’ouvrage très pédagogique de François Roddier : Thermodynamique de l’évolution – un essai de thermo-bio-sociologie (6,7).

Découverte dont les conséquences sont potentiellement d’une importance comparable à celle de la révolution copernicienne ou celle de l’évolution des espèces biologiques et qui devrait entraîner la recomposition profonde de la connaissance et de la compréhension de tous les phénomènes dits « organisés ». Des phénomènes les plus simples aux plus sophistiqués, ceux qui nous entourent et déterminent notre existence, collective autant qu’individuelle.

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Quelle conséquence cela devrait-il avoir sur notre « vision du monde » et de ses réalités ?

La lucidité offerte par l’intégration de cette réalité thermodynamique, aussi fondamentale que la loi de la gravitation, ouvre de réelles possibilités de dépasser les limites de nos systèmes sociétaux, devenus de véritables cyclones mettant en péril précisément tout ce que la Nature et l’humanité ont « organisé ». Une combinaison synergique mais intrinsèquement paradoxale entre ordre et désordre, sans doute plus facilement intégrable par la vision taoïste du yin-yang…

Car que faisons-nous d’autre, au travers de l’obsession de toujours plus de croissance et de consommation de nos sociétés, sinon dissiper irréversiblement les énergies – en particulier non renouvelables – de notre petite planète ? Avec comme conséquence que, tout comme les cyclones disparaissent une fois l’énergie des océans dissipée, l’humanité disparaîtra une fois ses sources d’énergies épuisées.

Mais cette lucidité a bien du mal à être partagée et acceptée, et donc à émerger dans un monde de plus en plus enfermé dans de multiples « paradigmes »… Cet enfermement réfractaire à la lucidité contribue en effet à ce que la connai-science accumulée depuis un bon siècle sur la nature même des organisations vivantes, leur raison d’être et leur comportement, des plus simples aux plus compliquées, ne nous intéresse pas. Plus : beaucoup la ressentent comme une menace ! C’est toujours un long chemin que de faire évoluer les cadres de pensée et beaucoup d’hommes et de femmes qui en ont pavé les chemins l’ont payé de leur vie. Comme tout système totalitaire, le paradigme réduc-tueur et réductionniste se défend, ce qui influence même les pratiques scientifiques.

Et pourquoi accepterions-nous, du fait de ce manque ou refus de cette lucidité, de mourir «ignares» et impuissants ? Il y a eu, il y a et il y aura encore des tentatives d’y échapper, bien sûr. Voir est affaire de sens mais regarder relève de ce que Freud appelait le principe de réalité : cela dépend de la façon dont notre mental re-présente et intègre ce qu’il perçoit au travers de ses différents sens (8). La solution est donc d’abord bien dans nos têtes : accepter de comprendre et de prendre en compte ces éclairages complémentaires sur la réalité notre monde.

Face aux pseudo- «hommes (politiques) providentiels », dont les caricatures médiatiques stigmatisent l’impuissance et l’inanité, se matérialise une première coalescence de multiples mouvements associatifs autonomes démontrent que la quête d’alternatives grandit et se développe. Leurs principales caractéristiques sont de matérialiser ce refus de la situation existante résultant de cette vision réductrice et de systèmes de représentations confisqués par des « fédérations » politiques ou autres, mais aussi d’aspirer à « autre chose ».

Une opportunité d’émergence …

L’approche proposée par Bifurquer, un ouvrage collectivement rédigé par un ensemble de chercheurs issus de différentes disciplines (le collectif Internation 1), sous la direction du philosophe Bernard Stiegler, présente un intérêt tout particulier dans ce domaine.

Cet ouvrage analyse les effets toxiques de l’ère Anthropocène, « qui se caractérise aujourd’hui par un capitalisme planétarisé réduisant la pensée humaine au calcul et à la raison algorithmique », et propose un ensemble de pistes pour amorcer une bifurcation vers de nouveaux modèles économiques et technologiques porteurs d’avenir.

Le point de départ des thèses défendues dans ce livre consiste à soutenir que l’Anthropocène correspond à une augmentation massive des taux d’entropie, aux niveaux physique (changement climatique, dissipation de l’énergie et épuisement des ressources), biologique (destruction des écosystèmes et perte de biodiversité) mais aussi psycho-social (l’ère post-vérité et la data economy peuvent être comprises comme des facteurs d’augmentation de l’entropie informationnelle, à travers la destruction des différents types de savoirs).

Dans ce contexte, le collectif soutient qu’une nouvelle forme d’économie est requise, visant à valoriser la production d’anti-entropie à ces trois niveaux, en tirant parti des technologies numériques. Le livre vise à expliciter les hypothèses théoriques sous-jacentes à ces analyses et à fournir des méthodes permettant d’expérimenter de manière concrète et localisée les hypothèses ainsi présentées.

Comme l’exprime Anne Alombert (9), pour reconstituer des localités écologiques, économiques et politiques, mais aussi psychiques et sociales – c’est-à-dire, des lieux écologiquement soutenables, économiquement solvables, collectivement habitables et désirables – les auteurs proposent d’expérimenter une nouvelle forme d’économie, l’économie contributive, qui pourrait se décliner de manière toujours singulière sur différents territoires, selon les spécificités locales, mais qui se caractérise néanmoins par une fonction et par un objectif précis. Ceci en favorisant les activités de travail qui, au contraire des activités d’emploi, permettent la transmission et la transformation des savoirs ainsi que leur diversification : elles sont productrices d’anti-entropie. Un processus de trans-individuation international reposant sur l’ouverture des localités les unes aux autres et sur leur réticulation « comme alternative à la fois à la globalisation et aux différents types de localismes fermés que cette dernière ne cesse d’engendrer, à mesure que les technologies de calcul et la « gouvernementalité algorithmique » (10) s’imposent, en dépossédant les populations de leurs milieux de vie, de leurs savoirs singuliers et de leurs manières d’habiter. »

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Sortir d’un enfermement mental bientôt à perpétuité 

L’évolution numérique induit une tendance réductive sinon réductiviste à inhiber la capacité et la volonté même d’une lucidité intégrative, pour ne pas dire systémique, ce mot-dit. Ceci en enfermant progressivement l’information des citoyens autour de leurs visions et opinions préférées au sein de réseaux plus ou moins sectaires. Même les journaux télévisés diffusés sur internet proposent à présent de concentrer les infos proposées sur celles correspondant au profil de chaque « branché ».
Chacun(e) s’enfermant chaque jour un peu plus dans son propre ‘conte de fée’ optimiste, devenant incapable d’admettre qu’il est de plus en plus enfermé(e) dans ses propres représentations mentales de l’objet alors que « Ceci n’est pas une pipe » …

Cette évolution accentuée et accélérée vers une hémiplégie mentale contre-systémique ne peut que renforcer les visions, les soutiens et donc les programmes et les régimes les plus réductivement, intégristement et autoritairement mono-lytiques, hors des réalités du monde matériel.
Il suffit de voir les exemples actuels relatifs aux opinions des peuples face aux actions, parfois quasi-génocidaires, de leurs « dirigeants » ou face aux bouleversements écologiques et climatiques ou les vaccins, même en cas de pandémie.
Ce qui ne fait qu’accélérer le déclenchement des séismes, tant climato-environnementaux qu’écono-socio-politiques irréversibles pouvant mener à des humanocides sans précédent… Un effet de seuil d’une ampleur un peu comparable à celui ayant entraîné il y a quelques millions d’années la disparition de 80% des espèces vivant alors à côté de celle des dinosaures…

Et déjà l’enfermement mental actuel fait que les avertissements ne passent plus la rampe. Celui-ci rend en effet inaudible l’incitation de Romain Rolland et relayée par Antonio Gramsci d' » allier au pessimisme de l’intelligence l’optimisme de la volonté. » 

Il est possible pourtant de catalyser enfin l’ouverture aux modes de pensée et d’analyse sociétalement transcendants qui existent déjà pour en faire émerger une gestion « orchestrale » réellement harmonieusement de ces enjeux, ce qui permettrait d’en transcender les limites actuelles. Ces modes de pensée et d’agir ont fait leurs preuves et ne demandent qu’à être plus largement enseignés et pratiqués. Mais comme celui de « finalité », le mot « systémique » reste un « mot-dit » inaudible d’une large part du monde tant académique que social et politique.

Surtout dans un contexte où les avertissements du GIEC se font de plus en plus alarmants, où les appels pour un « monde d’après » se font de plus en plus pressants, mais où les véritables transformations demeurent exceptionnelles, une bifurcation semble effectivement nécessaire. « Puissent les concepts et les thèses développés dans le livre de Stiegler participer à sa réalisation, en différant la « tendance suicidaire des civilisations » comme il l’exprimait dans l’un des derniers textes qu’il rédigea avant de se donner la mort (11) car atteint d’un mal qui l’avait beaucoup fait souffrir.

Puissions-nous en retenir et en appliquer certaines leçons (12)

Jacques de Gerlache, Eco-toxicologue, professeur à l’institut Paul-Lambin à Bruxelles. Conseiller scientifique auprès du Conseil fédéral belge du développement durable.
Manager du site www.greenfacts.org

(1) Edgar Morin, « La Nature de la Nature » https://www.babelio.com/livres/Morin-La-methode-tome-1–La-Nature-de-la-nature/94829
(2) Jean-François Kahn : « Tout Change parce que Rien ne Change », https://www.fayard.fr/livre/tout-change-parce-que-rien-nechange-9782213626550/
(3) https://lvsl.fr/bifurquer-bernard-stiegler-et-le-collectif-internation-pour-des-territoires-existentiels/
(4) https://www.reseaucanope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/pensee_complexe/gerlache_enjeu_passage_connaiscience_connaissance.pdf

(5) Voir la petite vidéo d’animation : https://www.youtube.com/watch?v=3wDLbwaOpck
(6) https://www.editionsparole.fr/produit/thermodynamique-de-levolution-un-essai-de-thermo-biosociologie-2/
(7) https://up-magazine.info/technologies-a-la-pointe/technologies/118804-un-hommage-a-francoisroddier-un-des-esprits-les-plus-eclairants-du-xxeme-siecle/
(8) « Ceci n’est pas une pipe » comme l’exprimait un certain René Magritte …
(9) https://lvsl.fr/bifurquer-bernard-stiegler-et-le-collectif-internation-pour-des-territoires-existentiels/
(10) Rouvroy A. et Berns T., « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, vol. 177, n° 1, 2013.
(11) Bernard Stiegler, « Missions, promesses, compromis »
(12) https://up-magazine.info/decryptages/analyses/114494-la-circularite-moteur-de-la-metamorphose-de-nosconditionsdexistence/

Photo d’en-tête : Œuvre de Richard Serra : »La Matière du temps » au musée Guggenheim de Bilbao depuis 2005

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