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Le désarroi des chercheurs américains
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Le désarroi des chercheurs américains

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Entre financements annulés ou menacés de l’être, crainte de censure et d’atteinte à leurs libertés, de plus en plus de chercheurs ou d’aspirants chercheurs réfléchissent à quitter les Etats-Unis, pourtant considérés jusqu’ici comme le paradis de la recherche dans nombre de domaines. Selon un sondage publié fin mars, plus de 75% des scientifiques songent aujourd’hui à un tel départ en raison des politiques mises en place par Donald Trump. Ce mouvement est une forme de résistance. C’est le refus de participer à une mascarade où l’on demande aux chercheurs de cautionner l’obscurantisme au nom de la loyauté nationale. En choisissant l’exil, ils affirment que la science n’a pas de frontière, mais qu’elle a des principes.

Depuis son retour à la Maison-Blanche en janvier 2025, le président Donald Trump a initié une série de mesures qui ont profondément ébranlé la communauté scientifique américaine. Ces actions incluent des coupes budgétaires drastiques dans la recherche, le retrait des États-Unis de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le licenciement de centaines d’employés au sein d’agences fédérales dédiées aux sciences du climat et de la santé.

Face à cette offensive, plus de 1 900 chercheurs américains ont lancé un appel à l’aide, dénonçant une attaque sans précédent contre la science. Des manifestations ont éclaté dans plusieurs villes, notamment à Washington, New York et Chicago, où scientifiques, médecins, étudiants et ingénieurs ont exprimé leur indignation. Des slogans tels que « Financez la science, pas les milliardaires » et « L’Amérique s’est construite grâce à la science » ont résonné lors de ces rassemblements.

L’une des décisions les plus controversées de l’administration Trump a été la nomination de Robert Kennedy Jr., connu pour ses positions antivaccins, à la tête du ministère de la Santé. Cette nomination a suscité de vives critiques au sein de la communauté scientifique. Jesse Heitner, chercheur au Massachusetts General Hospital, a comparé cette décision à la mise en place d’une personne croyant que la Terre est plate à la tête de la NASA.

Les répercussions de ces mesures sont déjà palpables dans les universités américaines. La suspension de nombreux financements fédéraux a conduit à une réduction des embauches et à une diminution du nombre d’étudiants admis en doctorat. Certains jeunes chercheurs envisagent même de poursuivre leur carrière à l’étranger, craignant pour l’avenir de la recherche aux États-Unis.

Fuite des cerveaux

L’exil scientifique n’est plus un scénario hypothétique : il s’impose aujourd’hui comme une réalité tangible pour nombre de jeunes chercheurs américains. Face à l’hostilité croissante de l’administration Trump envers le monde académique et à l’érosion rapide des conditions de travail dans la recherche publique, de plus en plus de scientifiques, en particulier les plus jeunes, envisagent sérieusement de poursuivre leur carrière hors des frontières des États-Unis. Un phénomène qui s’inscrit dans une dynamique inquiétante de « fuite des cerveaux », autrefois plutôt associée aux pays en crise ou en guerre, et qui touche désormais la première puissance scientifique mondiale.

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Dans les laboratoires, l’ambiance est morose. Les financements se tarissent, les projets sont mis en pause, et les perspectives d’avenir s’obscurcissent. Les programmes doctoraux peinent à recruter, les post-doctorants voient leurs contrats écourtés ou non renouvelés, et les postes de titulaires deviennent rares, sinon inexistants. Ce climat pousse les jeunes chercheurs à envisager des alternatives : le secteur privé, souvent éloigné de leurs intérêts de recherche fondamentaux, ou l’étranger, où certains pays affichent une volonté claire de recruter ces talents découragés.

« C’est sur toutes les lèvres« , raconte un étudiant chercheur. Dans les couloirs des universités et des laboratoires de recherche américains, la question d’un départ à l’étranger s’impose dans les esprits, sur fond d’inquiétude grandissante quant au futur de la recherche aux Etats-Unis.

L’annonce du départ de Jason Stanley, professeur de philosophie et spécialiste du fascisme, de la prestigieuse université américaine de Yale pour rejoindre le Canada a récemment mis en lumière le dilemme auquel fait face un nombre croissant d’universitaires et de scientifiques américains : rester ou partir. « J’ai pris ma décision quand Columbia a plié« , a expliqué M. Stanley dans une interview au média CBS, en référence à l’université new-yorkaise qui a récemment cédé aux exigences de Trump pour conserver ses subventions. « Ce n’est pas le moment de reculer et d’avoir peur« , a lancé le professeur, jugeant que les Etats-Unis étaient devenus « un pays autoritaire ».

« Surréaliste »

« Les gens ont tellement peur », décrit à l’AFP Daniella Fodera, une doctorante à l’université Columbia dont la bourse de recherche a récemment été annulée.

Plusieurs institutions académiques ont annoncé ces dernières semaines un gel dans leurs embauches et une réduction du nombre d’étudiants qu’elles acceptent, « ce qui perturbe considérablement la filière universitaire », observe cette jeune chercheuse en biomécanique.

« C’est une période un peu surréaliste pour les scientifiques car nous ne savons tout simplement pas ce qui va se passer« , abonde Karen Sfanos, à la tête d’un programme de recherche à l’université Johns Hopkins. « C’est un moment difficile pour la jeune génération, parce que beaucoup de laboratoires (…) ne savent pas s’ils vont pouvoir les soutenir« .

Par crainte donc de ne pas trouver de poste, mais aussi par volonté d’échapper au « climat » politique actuel, Daniella Fodera, qui étudie les fibromes utérins – des tumeurs bénignes affectant de nombreuses femmes – explique avoir commencé « à chercher activement des programmes en Europe et à l’étranger pour poursuivre (s)a formation post-doctorale ».

Impératif éthique

Le Canada, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie ou encore la France – pourtant confrontée à ses propres difficultés budgétaires – sont autant de destinations prisées. Ces pays mettent en avant des politiques d’accueil plus stables, des financements pérennes, ainsi qu’un respect affiché pour la rigueur scientifique. À l’inverse, aux États-Unis, le climat est désormais perçu comme toxique : les signaux envoyés par la Maison-Blanche – comme la nomination de figures controversées à des postes clés, ou la remise en cause de la vaccination, du changement climatique ou de la recherche fondamentale – minent la confiance des scientifiques envers leur propre gouvernement.

Pour beaucoup, le choix de l’exil ne relève pas simplement d’une meilleure opportunité professionnelle, mais d’un impératif éthique. Comment continuer à œuvrer pour la science dans un pays où l’expertise est ignorée, voire attaquée ? Comment enseigner à des étudiants le respect de la méthode scientifique alors que les autorités dénigrent ouvertement ses fondements ? Cette crise de confiance touche profondément les vocations.

Une fuite des cerveaux dont certains pays comptent bien bénéficier. Plusieurs universités européennes et canadiennes ont ainsi annoncé des initiatives pour attirer les talents américains.

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Un appel du pied qui ne passe pas inaperçu. « Je connais déjà des chercheurs qui ont une double nationalité ou qui ont de la famille au Canada, en France, en Allemagne et qui commencent à dire : « Je pense que je vais aller vivre en Allemagne pour les cinq prochaines années et faire de la recherche là-bas »« , rapporte Gwen Nichols, membre d’une association dédiée à la recherche contre les cancers du sang.

Pour autant, l’option du départ est loin d’être accessible à tous, insiste une jeune chercheuse en sciences du climat souhaitant rester anonyme, les étudiants et doctorants étant les premiers affectés par les coupes budgétaires mais aussi les moins expérimentés, donc « ceux qui ont le moins de chance d’avoir le profil que les institutions de l’UE espèrent attirer ».

Pour cette titulaire d’un doctorat, qui a initié les démarches pour émigrer en Europe, les Etats-Unis courent le risque d' »une perte générationnelle pour la science dans toutes les disciplines« . Une crainte que partage Gwen Nichols, pour qui c’est l’avenir même de la domination scientifique américaine qui est en jeu : si rien ne change, « nous verrons le problème dans 10 ans, lorsque nous n’aurons pas les innovations dont nous avons besoin« , alerte-t-elle.

Parmi les nombreux témoignages qui émergent dans les médias scientifiques et académiques, plusieurs illustrent concrètement ce phénomène d’exil. Emily Tran, biologiste spécialisée en génétique moléculaire, a quitté son poste à l’Université du Wisconsin en février 2025, après que son laboratoire a vu son budget amputé de moitié en moins d’un an. Recrutée par un institut allemand à Heidelberg, elle explique son départ par un double constat : « Mon travail n’était plus soutenu aux États-Unis, et j’étais fatiguée de devoir me battre contre l’ignorance institutionnalisée. En Allemagne, je retrouve un environnement où l’on considère que la science a sa place dans la société. »

Même son de cloche chez David Lopez, climatologue, qui a quitté la NOAA pour intégrer une équipe de recherche à l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas. Spécialiste des modèles de prévision climatique, il ne pouvait plus accéder à certaines bases de données cruciales, devenues inaccessibles depuis que l’administration Trump a coupé les liens avec plusieurs organismes internationaux. « On nous a privés de nos outils. Comment continuer à faire de la recherche sérieuse ? J’ai préféré partir plutôt que de trahir mes valeurs scientifiques », confie-t-il.

D’autres, comme la mathématicienne Ava Johnson, ont opté pour la France, où des programmes spéciaux d’accueil de chercheurs étrangers se sont ouverts en réponse à la crise américaine. Elle a intégré un laboratoire du CNRS à Lyon, avec un financement européen. « Ce qui m’a frappée, c’est la considération immédiate qu’on m’a accordée ici, alors que j’avais l’impression d’être invisible dans mon propre pays. » Son départ a été relayé dans la presse académique comme un exemple parmi des centaines d’autres.

L’équilibre scientifique mondial chamboulé

Mais au-delà des trajectoires individuelles, ce mouvement a des implications majeures sur l’équilibre scientifique mondial. Traditionnellement, les États-Unis étaient le premier pôle d’attraction pour les chercheurs du monde entier. Leur système universitaire, leurs moyens, la liberté académique – tout cela incarnait une forme de modèle. Aujourd’hui, cette dynamique s’inverse : ce sont les institutions européennes, asiatiques ou canadiennes qui deviennent des havres de stabilité pour une science menacée outre-Atlantique.

À moyen terme, cette redistribution des talents pourrait renforcer la compétitivité de la recherche dans des pays qui investissent activement dans leur écosystème scientifique. L’Union européenne, par exemple, pourrait voir son influence croître en matière d’innovation, de publication scientifique et de leadership intellectuel. De même, la Chine et la Corée du Sud – qui investissent massivement dans la recherche – pourraient tirer parti de cette nouvelle disponibilité de talents.

Mais cette évolution est ambivalente. Si certains pays en bénéficient, le système scientifique mondial reste profondément interconnecté. La désaffection américaine appauvrit les coopérations internationales, affaiblit les consortiums de recherche à grande échelle, et freine les initiatives globales en matière de climat, de santé publique ou de technologies émergentes. L’exil des chercheurs ne fait pas que déplacer les compétences : il fragilise un tissu mondial qui dépend de la collaboration transnationale pour faire face aux défis du XXIe siècle.

Ce qui se joue aujourd’hui aux États-Unis dépasse de loin le sort individuel de quelques chercheurs ou la santé de quelques laboratoires. Il s’agit d’un reniement brutal, méthodique, d’un pacte social et politique fondé sur la confiance dans la science comme moteur de progrès, comme levier d’émancipation collective, comme boussole face aux incertitudes du monde.

Reniement du pacte social

En bafouant ce pacte, en réduisant les chercheurs au silence ou à l’exil, l’administration Trump ne s’attaque pas seulement à des budgets ou à des institutions : elle s’en prend à l’intelligence elle-même, à l’esprit critique, à l’effort patient qui distingue la croyance du savoir, l’opinion du fait, la rumeur de la vérité. Ce n’est pas un désaccord politique. C’est une guerre contre la rationalité, une entreprise délibérée de déconstruction des fondements même de la démocratie, car sans science, il n’y a ni débat éclairé, ni politique publique responsable, ni avenir viable.

Le départ des scientifiques n’est pas une fuite. C’est une forme de résistance. C’est le refus de participer à une mascarade où l’on demande aux chercheurs de cautionner l’obscurantisme au nom de la loyauté nationale. En choisissant l’exil, ils affirment que la science n’a pas de frontière, mais qu’elle a des principes. Que l’on peut quitter un pays, mais pas renoncer à la vérité.

Et si cette onde de choc doit avoir un effet salutaire, alors qu’elle serve de leçon à tous ceux qui, ailleurs dans le monde, croient pouvoir manipuler la science sans en payer le prix. Car ce qui s’effondre aujourd’hui à Washington pourrait demain vaciller à Paris, à Rome ou à New Delhi. La vigilance s’impose partout. La défense de la science n’est pas l’affaire des seuls scientifiques. C’est celle de chaque citoyen qui croit encore qu’un fait vaut plus qu’un mensonge répété.

Face à l’ignorance érigée en programme, face au mensonge devenu méthode de gouvernement, il faut choisir. Les chercheurs, eux, ont choisi.

Avec AFP

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