Jacques Attali nous a habitués à des prédictions qui se sont souvent vérifiées. La pandémie actuelle provoque deux tsunamis, sanitaire et économique, qui s’abattent sur le monde. Si les pouvoirs en place en Occident se révélaient incapables de maîtriser la tragédie qui commence, c’est tout le système de pouvoir fondé sur la protection des droits individuels qui peut s’effondrer. Et avec lui, les deux mécanismes qu’il a mis en place : le marché et la démocratie.
Quasiment tous les essais qu’a écrits Jacques Attali, et ils sont nombreux, sont dictés par une tentative assidue de décrire le futur à la lumière du passé de longue durée. La crise du coronavirus qui secoue le monde dans des proportions inimaginables il y a encore quelques semaines, lui offre l’occasion de développer sa méthode d’analyse et de forger ses prédictions. Dans un billet qu’il publie sur son blog, il nous prévient : si nous échouons à maîtriser la crise sanitaire et économique, « des années très sombres nous attendent ».
L’auteur de la Brève histoire de l’avenir se retourne volontiers vers l’histoire pour éclairer le futur. Il observe ainsi que chaque épidémie majeure, depuis mille ans a conduit à une réorganisation radicale de la politique et de la culture des nations. La Grande Peste qui a réduit d’un tiers la population de l’Europe du XIVe siècle, a complètement chamboulé la place du politique et du religieux. S’est instaurée une nouvelle organisation où la police prenait la place centrale de protection de la vie des gens. L’épidémie accoucha de l’État moderne, et la prédominance de l’esprit scientifique sur l’autorité religieuse, les superstitions et les coutumes.
Chaque fois qu’une pandémie ravage un continent, elle discrédite le système qui n’a su empêcher que meurent d’innombrables gensOn pourrait rependre d’autres exemples dans l’Histoire, mais pour Attali, tous illustrent un phénomène constant : « chaque fois qu’une pandémie ravage un continent, elle discrédite le système de croyances et de contrôles, qui n’a su empêcher que meurent d’innombrables gens ; et les survivants se vengent sur leurs maîtres, en bouleversant le rapport à l’autorité. »Aussi, la menace est très claire pour tous les dirigeants des États impactés par la pandémie : s’ils sont incapables à maîtriser la situation, c’est tout le système d’autorité qui les fonde qui serait remis en cause. Adviendrait alors « une période sombre », puis la naissance d’un nouveau modèle, fondé sur une autre autorité, avec d’autres systèmes de valeurs.
Dit autrement, si nos dirigeants occidentaux échouent devant le coronavirus, c’est le système qui fonde leur autorité qui sera remplacé, et avec lui, « les deux mécanismes qu’il a mis en place : le marché et la démocratie ».
Pour Jacques Attali, si les systèmes occidentaux échouent, de nouveaux modèles pourraient se mettre en place. S’installeraient alors des régimes de surveillance autoritaire, aidés par l’intelligence artificielle, dont on commence à voir les prémices en Chine. Et en même temps, des régimes autoritaires de répartition des ressources dont on voit les premières esquisses dans la crise actuelle, avec des rationnements, des contingentements ou des préemptions par les États de ressources dites « stratégiques ». Depuis le début de la crise du coronavirus on voit de Wuhan à Manhattan, à Berlin comme à Paris, des options impensables croyait-on, pour des gouvernements libéraux : tracking des populations par des applications intrusives, nationalisations envisagées sans révolution, réquisition de pans entiers de l’industrie au nom de l’économie de guerre contre la pandémie, etc.
La situation que l’on vit dans ces jours inédits de confinement de plus de la moitié de la population de la Terre laisse des craintes et des espoirs. Pour Attali, quand l’épidémie s’éloignera, on verra sans doute naître une période de critique et de contestation des dirigeants qui se traduira, en réaction, par des formes de « régression autoritaire » pour conserver les systèmes de pouvoir en place. Mais rapidement, une nouvelle phase de légitimité de l’autorité adviendra : « Elle ne sera fondée ni sur la foi, ni sur la force, ni sur la raison (pas non plus, sans doute, sur l’argent, avatar ultime de la raison). »
Le pouvoir politique appartiendra à ceux qui sauront démontrer le plus d’empathie pour les autresJacques Attali semble formel : « Le pouvoir politique appartiendra à ceux qui sauront démontrer le plus d’empathie pour les autres ». Les secteurs économiques dominants seront ceux de l’empathie : la santé, l’hospitalité, l’alimentation, l’éducation, l’écologie. Ils s’appuieront encore plus qu’aujourd’hui et certainement d’une autre façon, sur les grands réseaux de production et de circulation de l’énergie et de l’information.Dans cette ère post-pandémie qu’entrevoit Attali, nos comportements changeront radicalement. Nous achèterons moins frénétiquement des biens inutiles, nous ferons un meilleur usage de notre temps passé sur cette planète, que nous aurons appris à reconnaître comme rare et précieuse. Le monde d’Attali naîtra dans une transition douce. Chacun ayant appris de la crise traversée. Mais si nous n’y prenons garde, si nous nous montrons incapables de maîtriser la situation actuelle et la crise économique qui suivra inévitablement, si nous ne saisissons pas l’occasion d’inventer de nouveaux modèles centrés sur la recherche du bien commun, le monde pourrait n’être qu’un immense champ de ruines.
Image d’en-tête : Bryan Derballa/The New York Times