Réinventer le sens du politique
Aujourd’hui, le triomphe politique consiste dans l’accaparement des regards. L’art politique contemporain est celui de se faire remarquer, d’apparaître. Le politique fait ainsi, plus que jamais, l’objet d’une observation illimitée ; il est hyperobservé (1) , ce qui n’est pas sans conséquence sur la nature même de son pouvoir. Soumis aux regards et aux jugements sur tout ce qu’il fait, il oscille entre deux stratégies : celle du pouvoir faible et celle du pouvoir fort.
Dans ce mouvement d’oscillation, c’est l’espace même du politique qui devient imprécis et confus. Le pouvoir passe d’un extrême à l’autre, d’une raison planificatrice à une stratégie du faire avec. Dans un cas, il tente d’imposer, dans l’autre, il s’abandonne à la real-politik et se soumet aux lois des organismes complexes qui régissent, à sa place la société. Tantôt il épouse le courant ascendant de la puissance et devient l’allié des forces de domination effective du monde, pratiquant, dans une sorte de fuite en avant, un pouvoir qui se veut fort en développant des thèmes sécuritaires et en alimentant les penchants d’un totalitarisme hypermoderne (2) . Tantôt il se fait modeste et fonctionne dans un bas régime mou, dit de ‘gouvernance’, abandonnant des pans entiers de son pouvoir à la pratique instrumentale des ‘experts’, mieux intégrés que lui dans la logique des systèmes complexes.
● Dans les deux cas, l’hypervisibilité de l’homme politique rend alors, par effet de contraste, encore plus invisibles certaines décisions prises ailleurs ou en cachette, moins identifiables et donc plus inquiétantes. Une nouvelle séparation semble prendre forme, que Montesquieu n’avait pas formalisée : celle du pouvoir et de l’influence. Elle est favorisée par l’impossibilité d’être célèbre, soumis à la pression des regards, et d’être puissant à la fois. Le politique est ainsi littéralement consumé par son éclat, auto-aveuglé par sa visibilité tragique.
Happé par la force des regards, égarés dans des espaces complexes, compressé par l’urgence du temps et la perte de la durée, c’est le courage du politique qui s’estompe et disparaît dans la confusion du monde. Tragique disparition qui enfonce les hommes dans « le rêve débilitant du statu quo » (3) alors que le courage, de Platon à Hannah Arendt, est non seulement la vertu politique fondamentale mais aussi la condition immatérielle du gouvernement politique. Seul le courage permet de véritablement commencer une action, de « s’insérer dans le monde et commencer une histoire » (4) . Son défaut mène à Sarajevo ou Munich, son absence laisse la victoire au comportement sur l’action, à l’opinion sur la pensée.
● Retrouver le courage politique c’est réinventer le sens du mot gouverner et lui donner une nouvelle valeur. Les politiques ont la prétention pathétique de vouloir, dans l’océan de la complexité moderne, piloter le navire de la société, de le gouverner vers le bon cap. Dans cette image, la seule vérité qui garde un sens est celle de progression. La société avance, les hommes avancent, le monde aussi. Mais ils n’avancent pas de la servitude vers la liberté ou de la barbarie vers le Progrès ; non, ils vont de la complexité vers une complexité plus grande encore. La politique n’est alors plus une question de modernisation, de réforme, voire même de révolution technologique ou sociale ; la question n’est pas de savoir comment marcher en tête, plus vite. La question se pose plutôt en termes d’actions capables d’articuler les tensions engendrées par une multitude de mouvements contradictoires. Notre époque n’est plus celle où l’on pouvait simplifier le réel en le forçant dans des concepts d’opposition tels que réformiste conservateur, ou droite gauche. Cette belle binarité qui distinguait, pour un temps, le bon cap du mauvais, ne fonctionne plus. Nous sommes embarqués sur une mer grossie de la coexistence de mouvements et de forces, qui ne sont pas réductibles à un courant dominant qui indiquerait le sens.
● Le politique doit avoir le courage de descendre des hauteurs de sa vigie, pour sentir mieux la mer, les frémissements des vagues et les sautes des vents. « Dans la mer de la complexité moderne, après le désenchantement du monde qui nous a privés de compas, des instruments, des routes et des valeurs utilisables, depuis qu’il n’y a plus de havre ou de fin à atteindre, il faut naviguer à vue. » (5)
Naviguer à vue ne veut pas dire naviguer au hasard, au gré du caprice des éléments, au jour le jour. Cela veut dire, au contraire, gouverner courageusement face au monde, face au réel, l’esprit lucide et les sens en alerte. Cela veut dire agir et faire agir, ici et maintenant, sur le local et l’humain, pour atteindre un résultat global, valable pour la totalité. Cela veut dire écouter mais aussi entendre. Cela veut dire voir mais aussi faire voir. Cela veut dire sentir et comprendre le sens. Cela veut dire insuffler une volonté dans tous les corps de la société. Cela veut dire éduquer à la responsabilité citoyenne de chacun, de l’enfant à la firme mondiale. Cela veut dire avoir le courage de changer de route si la vague est trop haute, pour atteindre mieux le futur commun possible. Cela veut dire être confiant dans l’intelligence des hommes avant de prétendre mériter leur confiance.
(1) Daniel INNERARITY, op.cit.
(2) Cf. : Georges BALLANDIER, op.cit.
(3) Cf. : Alexandre SOLJENITSYNE, Le déclin du courage. Discours de Harvard, juin 1978, Seuil, 1978
(4) Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983
(5) Franco VOLPI, Le paradigme perdu, in Hans Jonas et Hugo T. Engelhardt, « Aux fondements d’une éthique contemporaine », Vrin, 1994
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