Certains vont faire des stages « survie » en Corrèze, d’autres partent dans le désert pour amorcer leur conversion d’entrepreneurs… The Arch a choisi l’ostentatoire : un paquebot flambant neuf, l’Euribia. Un « monstre des mers » sur 18 étages a effectué son premier voyage de rodage entre St Nazaire et Amsterdam du 2 au 6 juin. Étrange embarquement en gabegie pour torpiller les modèles d’affaires caduques, au regard du nouveau régime climatique qui s’impose à nous. Cette initiative a embarqué près de 3 000 responsables d’entreprises, en majorité des entreprises de l’Ouest comme Interaction, Bénéteau, Keran, Tesson, Sigma, Armor Group, Coteaux nantais. Dorothée Browaeys faisait partie du voyage, elle nous raconte.
Confrontation aux limites
A bord, chacun est d’emblée immergé dans les réalités écologiques : le géopolitologue François Gemenne campe les limites planétaires, la journaliste Audrey Boehly décrit la destruction du capital vivant, le trublion du groupe Bouygues Fabrice Bonnifet explique comment nous allons devoir produire sous contrainte écologique : « on n’achète pas une vache pour boire un verre de lait », nous dit-il pour illustrer l’intensification des usages que nous devons opérer à marche forcée.
La salle est captivée, interloquée, bouche bée ! On ne peut plus continuer le business as usual certes, mais il s’agit ici bien davantage de revoir de fond en combles les manières de produire (quelles matières ? quelles énergies ?) ou même de stopper des process trop gourmands en eau, trop destructeurs des sols, trop menaçants pour le vivant…
Les entrepreneurs amorcent un travail de conversion. Et s’interrogent : Comment je produis de la valeur ? De qui, de quoi je dépends ? Puis-je rendre des comptes ? Les questions pleuvent et les voyageurs travaillent en petits groupes pour se challenger, s’inspirer.
Compter en vrai, le vivant qu’on néglige
Invitée par Open Lande, concepteur du programme, j’ai eu le plaisir d’intervenir sur le thème Biodiversité, vivant et économie avec Boris Spassky, fils du champion d’échecs mondialement connu. Boris est un féru du négoce, un joueur comme son père mais qui pèse désormais ce que compte la terre. Il transforme une ferme productrice de maïs près de Muret (sud de Toulouse) en 150 hectares de productions variées et régénératrices des sols. Une mise sous dépendance du climat, des ressources en eau (notamment pour ses vergers d’amandiers) et de la lente réanimation de la terre détruite par 50 ans d’agriculture intensive. Le groupe Maïf est embarqué dans ce projet puisqu’il a acheté les terres. La société de mesure d’impacts, Genesis suit l’évolution des sols… Il va falloir prouver que ce modèle produit de la valeur bien au-delà des graines et fruits : santé des sols, santé des rivières… Cette histoire illustre parfaitement qu’il nous faut désormais compter toutes les contributions aux biens communs ! Le business ce n’est plus juste « pour ma pomme », le business a vocation contributive, régénératrice…
Dans ce contexte, les nombreux comptables du Cabinet Bakertilly (et leurs experts de Goodwill Management) racontent comment cerner les impacts et les intégrer dans une comptabilité multicapitaux. Le challenge est central !
Alors que les entreprises recherchent comment transformer leurs pratiques (chaînes de valeur à revoir, systèmes d’information sur les impacts à produire, gouvernance connectée à l’évolution du vivant…), des étudiants volontaires et des experts questionnent et veillent. De nombreux expérimentations des fresques du climat, de la régénération, des sans-logis… sont proposées tandis que tambourine partout la célébration du luxe, de la surconsommation, des jeux (voir le Casino à bord).
J’ai maintes fois pensé – lors de cette croisière – au film de Marco Ferreri, La grande bouffe (1973) où l’on voit Marcello Mastroianni, Michel Piccoli et Philippe Noiret, fatigués de leurs vies ennuyeuses et de leurs désirs inassouvis, se livrer à un suicide collectif en mangeant jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Au cœur de la gabegie
Faut-il naviguer en plein délire pour réveiller l’instinct de survie ? Faut-il voir passer les porte-containers multicolores devant nos fenêtres sur le rail d’Ouessant pour saisir le trafic mondial qu’imposent nos clics d’achats intempestifs ? Faut-il tester l’une des huit piscines à bord ou courir sur des tapis roulants dans la salle de sport pour appréhender notre triste arrogance d’humains ?
L’Euribia, armé par MSC Croisières, est un univers de glaces qui multiplient à l’infini les lumières, les escaliers, notre image ! On ne peut se trouver là sans penser à La Dame de Shanghai (1947) d’Orson Welles où l’on voit Rita Hayworth tenter de tirer sur son rival au milieu de ses reflets (voir le superbe trailer de Blow Up à ce sujet Miroirs, vitres et verres brisés au cinéma).
Sous la ligne de flottaison
C’est bien une affaire d’égo qui se joue sur les ponts de l’Euribia. Ou plutôt une mise en question de la solidarité, alors que chaque passager est accompagné à bord par cinq «maitres d’hôtel » plus exactement serviteurs serviles. Ces hommes et femmes embarqués depuis Manille, Denpasar ou Managua… vivent sous la ligne de flottaison. Tout est là, dans la logique toujours opérante des inégalités banalisées, de la colonisation qui se prolonge dans les têtes et les actes. Ils sont à bord pour briquer nos vitrines et nos miroirs. Ils s’ennuient mais sourient toujours dans ce décor flottant… invisibilisés encore et toujours. Ils sont « en chair et en os », ces « choses » que nous ne comptons jamais, ces vies minuscules, éloignés de leurs proches, pour nos fantaisies grotesques. Des vivants inconsidérés.
Alors, chers amis qui avez voulu, organisé, permis et financé cette croisière, je vous le demande : ne séparez pas les êtres vivants – ni les humains – car rien n’est possible si nous oublions la solidarité. Dirigeants Responsables de l’Ouest (DRO) qui étiez à bord, membres de l’association Ruptur, chers Walter Bouvais et Pascale Guiffant, fondateurs d’Open Lande, soyez créatifs pour envisager une nouvelle « arche d’alliance » où l’on puisse regarder en face ce qui nous arrive comme dans Melancholia (2011) de Lars von Trier où Charlotte Gainsbourg scrute les signes du temps. Cherchons la cohérence, la traduction des nouveaux rapports humains que nous voulons, l’expression de la sobriété que nous pratiquons dans nos vies. « Tant que les injonctions à la sobriété collective voisineront avec le spectacle du luxe, la transition écologique sera source de défiance » nous dit l’économiste Eloi Laurent.
Alors passons de la parole aux actes.
Dorothée Browaeys, Fondatrice de TEK4life et auteure de L’urgence du vivant, vers une nouvelle économie aux éditions François Bourin, 2018
PS : Quelle chance nous avons eu d’écouter Jean-Christophe Spinosi et son ensemble Matheus, témoin de la puissance émotionnelle et fédératrice de la musique. Et quelle surprise d’apprendre que notre cantatrice n’était autre que la mère de… Greta Thunberg.