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violences Arc de triomphe

Une difficulté à « penser » la transition qui nous condamne à la violence ?

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Notre culture française a dans son ADN une propension à laisser advenir la violence. Notre rapport à l’autorité est ambigu, nous y sommes à la fois très sensibles, nous y opposant fréquemment, dans une jouissance rebelle chronique, tout en cherchant également à l’exercer. Les figures de pouvoir nous fascinent d’abord, puis nous avons la manie de vouloir les renverser ensuite. Notre rapport à l’autorité n’est pas mature. Et cela nous conduit à avoir un comportement social ambivalent et clivé avec une prédilection pour la violence, in fine.
Et si cette dynamique sociétale n’était pas adaptée à la transition que nous vivons ?
 
On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent.
Mais on ne dit jamais rien de la violence
Des rives qui l’enserrent
 
On dit que le vent qui courbe les bouleaux est violent.
Mais qu’en est-il de la tempête qui courbe les hommes
Qui travaillent dans les rues ?
Bertold Brecht
  • Une analyse de notre dynamique culturelle

Des glissements sémantiques qui explique notre addiction à la rébellion
 
Les glissements sémantiques des termes révolution, résistance et rébellion conduisent à des changements de représentations et donc à des évolutions de comportements. Les français sont a priori « contre », et dans certains cas, sans très bien savoir contre quoi ils s’opposent. Mais cela leur donne une légitimité face au vide de sens. Pour les plus jeunes, s’opposer est une nouvelle forme d’existentialisme et c’est aussi un moyen de réinventer le vivre ensemble. D’ailleurs, Xavier Crettiez et Isabelle Sommier insistent sur ce point.[1] Selon eux, il y aurait en fait trois formes actuelles de rébellion : une figure de style, un acte d’intégration et une rupture radicale. La figure de style signifie que la rébellion est stylisée et individualisée et « érigée en norme comportementale. » Ainsi, « la réalisation de soi semble être devenue l’idéal même de toute posture rebelle. » Il est alors ici davantage question de revendication individualiste, d’un style de vie prônant l’anticonformisme comme marque distinctive de singularité.
Cependant ce marketing d’une tendance idéalisante de mai 68, devenu style de vie, sature alors totalement le sens même de la rébellion et ne porte plus en son sein l’élan de la contestation mais la seule revendication d’être différent. Il y a alors dérive en ne comprenant qu’une seule chose « on peut faire ce que l’on veut. » La rébellion est utilisée comme prétexte d’indépendance. Nous reprenons la citation d’Alain Finkielkraut « Il n’y a maintenant rien de plus conventionnel que la provocation, rien de plus orthodoxe que l’hérésie, rien de moins scandaleux que le scandale. »[2]
 
La rébellion est aussi un acte d’intégration. Il s’agirait pour les auteurs d’une tendance d’un certain nombre de mouvements contestataires de chercher en fait à « pénétrer un pouvoir jugé fermé et sourd aux réclamations. » Ainsi il n’est plus question de se rebeller « contre » mais « pour » afin d’appartenir au système et de ne pas en être rejeté. Système économique qui érige sa loi en maître et auquel il est préférable d’appartenir, quitte à la critiquer, car s’en extraire, c’est faire le pari d’une exclusion aussi radicale que définitive.
 
Enfin, la rupture radicale de certains autres mouvements perpétue la dynamique de résistance contre des pouvoirs établis perçus comme autoritaristes. Idéologiquement, ce qui va animer ces groupuscules c’est « la défiance intellectuelle à l’égard du libéralisme » et légitimer leur lutte contre un pouvoir sans cesse plus omniprésent dans le contexte de la mondialisation.
 
La rébellion devenue une figure de style perd son âme dans le consumérisme du genre individualiste polymorphe. Et l’on comprend mieux pourquoi la notion de rébellion devient confuse car elle est prise à bras le corps par tous les acteurs sociaux. Chacun cherchant à en faire quelque chose de différent selon ses objectifs.
Y aurait-il, par là-même identité nationale commune autour de la figure de la rébellion ? Serait-elle la marque d’une vitalité niée par un establishment embourbé dans une modernité moribonde ? Notre hypothèse serait que la rébellion constituerait une sorte d’identité nationale prévalant sur la fragmentation du corps social en tribus, sur l’individualisme majoritaire. Pour une partie de la population, il s’agit de contestation pour le plaisir de l’opposition, permettant de retrouver la jouissance primordiale du rapport à l’autorité. Et aussi la fierté d’appartenir à un peuple qui sait faire des révolutions pour changer le monde. Une nostalgie romantique. La rébellion ne deviendrait-elle pas une nouvelle manière de recréer du collectif, de l’être ensemble et donc une identité commune ?

L’expression sociale de la rébellion

Comment la rébellion s’exprime-t-elle aujourd’hui dans notre quotidien ?
L’espace traditionnel de la modernité compartimente les activités en fonction des lieux et des fonctions assurant une certaine stabilité passant par la sédentarité. L’apparition des différentes formes de réseaux sociaux semble liée au phénomène de rébellion sociale, comme expression d’un nomadisme insaisissable par opposition aux sédentaires. La rébellion s’exprime, elle, par l’aspect labile des réseaux et le fait de surfer sur différents espaces.
L’occupation du temps et de l’espace est différente. L’objectif étant probablement de donner l’illusion de ne pas être saisi, pris, éviter d’être enfermé dans une seule boîte ou norme. Il est intéressant de constater que les premiers à s’emparer de ces nouveaux modes d’expression, de rencontre et d’accès aux informations ce sont les enfants, les jeunes et les adolescents. Une population juvénile dont nous avons dit que l’une des caractéristiques est de manifester haut et fort la rébellion à l’autorité parentale. L’insaisissable du virtuel, de l’éphémère, du nomadisme serait alors des catégories de comportements aussi bien cognitifs qu’affectifs qui donnent de nouvelles modalités d’être ensemble et qui socialement visent à battre en brèche un modèle dominant, vécu comme asphyxiant, car autocentré. La révolution contemporaine prend les chemins numériques des réseaux sociaux avant de se manifester dans les rues. La rébellion pourrait alors être comprise comme un moyen d’expérimenter certaines valeurs du nouveau paradigme.

Les dérapages entre la fin et les moyens

Ainsi, il y aurait eu dérapage entre la fin (le sens des idéologies) et les moyens (contestataires). Les notions de révolution, rébellion et résistance auraient été détournées de leur sens historique initial pour illustrer une dynamique sociale et nous dire quelque chose de l’air du temps.
 
Aujourd’hui, peut-être manifeste-t-on pour le simple plaisir de manifester, de s’opposer, de faire « plier » un gouvernement qui lui aussi a perdu sa légitimité. Il s’agit d’être contre, ce qui contient en soi, la double acception d’être aussi au contact des autres dans ces effusions qui cherchent à récréer la vitalité du corps social. S’opposer est devenu une identité nationale, une légitimité, une finalité par manque d’un autre sens, sans doute en émergence dans la même dynamique que celle du nouveau paradigme.
 
La « République des professeurs », expression entrée dans la langue après la parution, en 1927, de l’essai de Thibaudet, correspond à une époque où la France était gouvernée par des hommes érudits qui argumentaient leur projet de société.
Qu’ils aient débuté comme avocats ou comme professeurs ils étaient tous des lettrés depuis Adolphe Thiers jusqu’à François Mitterrand. Puis, s’est instaurée progressivement la République des énarques, privilégiant la rhétorique sur le contenu des projets. Les Français ne s’y sont pas trompés et avec le temps se sont progressivement « désengagés » d’une politique qui avait perdu son âme. Seuls sont alors restés de notre histoire, le réflexe critique et la constatation systématique.[3]
A tel point que nombreux furent les candidats à toutes les élections et de tous les bords qui ont progressivement fondé leurs arguments de campagne et leurs discours sur la critique de leur adversaire pour masquer le vide d’un projet manquant de substance et de corps.
 
Cependant, le pli était donné et la dynamique sociale bien ancrée sur les bases d’une opposition de principe entre deux camps, droite et gauche pour la politique et direction contre salariés pour les organisations. Les valorisations affectives que les citoyens portent soit à gauche, soit à droite, soit au patronat, soit aux syndicats s’arc-boutent sur les différences et sont basées sur des représentations bien clivées. Ainsi, avec le temps, les origines de ces dichotomies s’estompent et seule reste la contestation comme une fin en soi.
 
Ainsi révolution et résistance ont glissé de leur sens initial vers un sens dérivé, et sont passés de l’état de moyen pour devenir une finalité, ceci en perdant le sens de leur propre raison d’être. Ce qui peut partiellement expliquer la manifestation de violence sociale pour manifester l’aberration et l’absurde.
 
  • Actualisation à la situation politique de début 2019

Aujourd’hui, nous avons, notamment avec les Gilets Jaunes, l’expression polymorphe d’insatisfactions réelles, expression de frustrations multiples et reposant principalement sur les inégalités et les injustices sociales en augmentation constante. Phénomène lié au capitalisme libéral dérégulé qui depuis les années 80 a creusé l’écart de manière significative entre les revenus du travail et du capital.
Cependant, sur la base de revendications réelles et d’injustices flagrantes, notre ADN est malgré tout ravivé. Notre nostalgie romantique de la Révolution française nous conduit à rejeter systématiquement tous nos Présidents, les uns après les autres et quelques que soient leur politique et appartenance. Et nous avons aussi l’envie de couper des têtes, de voir le sang couler et au minimum revivre l’intensité de mai 68. Il y a là une jouissance morbide et une addiction à la violence dont il nous fait prendre conscience afin qu’elle n’altère pas nos comportements au moment où des éléments essentiels sont discutés sur l’avenir de notre démocratie.
 
Notre rapport ambigu et immature à l’autorité nous conduit à longtemps laisser « pourrir » la situation sans réagir, sans utiliser les moments démocratiques pour entamer un dialogue responsable. A l’instar d’une cocotte-minute, nous laissons monter la pression jusqu’au stade de l’insupportable qui fait alors exploser le corps social déchaînant sa violence, comme seule énergie pour la transformation.
Et le risque c’est d’une part, de couper des têtes qui ne sont pas toujours les bonnes, d’autre part de jeter le bébé et l’eau du bain. Car dans les moments de violence, l’énergie ressemble à un raz-de-marée qui emporte tout sur son passage et l’histoire démontre que tout n’est pas à jeter.
 
Ainsi, le dialogue est souhaitable, mais nous n’en avons pas la culture. Nous avons besoin de passer par les abîmes de la violence, de la confrontation extrême, casser d’abord et discuter ensuite.
Cependant, ces répétitions de comportements sont anachroniques avec le changement de paradigme majeur que nous vivons. Si la violence est cohérente avec cette période d’entre-deux où les repères du modèle précédent se délitent – d’où le succès de la notion d’effondrement, totalement contemporaine de ce moment de transition – elle n’est pas suffisante pour passer le seuil. Sauf, à la mobiliser comme seul ressort de résilience.
Et c’est là que nous mesurons les limites de notre ADN face à la transition. Oui la violence est synonyme d’intensité et d’une énergie considérable pour effectuer ce saut quantique pour sortir de l’ornière et nous repenser et renaître. Toutefois, il existe aussi une autre voie, plus subtile qui pourrait nous permettre une transition plus mature.
 
  • Penser la transition comme une transformation silencieuse

La complexité de notre monde a du mal à s’accommoder de réponses binaires. Il nous faut le détour par la pensée taoïste, pour réussir à penser les mouvements du changement, apprendre à sortir de la fascination pour l’évènement pour saisir les signaux faibles des agrégations naturelles des transformations silencieuses.
Le taoïsme c’est la pensée du ET, du tiers, des interstices entre les choses, du mouvement d’une extrême à l’autre, des graines de l’étape suivante contenues dans la phase actuelle. L’apport de la pensée taoïste est de mettre l’accent sur la dynamique continue de la vie.
Notre société occidentale privilégie la pensée aristotélicienne qui segmente les choses et qui privilégie l’événement, le spectaculaire sur les signes imperceptibles, sur les frémissements du monde à venir.
Nous postulons que pour saisir la transition dans laquelle nous sommes pour co-créer le paradigme en émergence, nous avons besoin de la force de la combinaison des contraires qui voit aussi bien ce qui se délite que ce qui émerge, de manière concomitante. « La transformation silencieuse, en revanche, ne force pas, ne contrecarre rien, ne se bat pas : mais elle fait son chemin, dirait—on, infiltre, s’étend, se ramifie, se globalise – fait tâche d’huile[4]
 
Ainsi, les tensions sociales que nous vivons aujourd’hui tendent à nous opposer. Nombreux sont les acteurs qui encouragent cette fracture et bien entendu cette dichotomie réveille les passions et déchaîne les émotions. Pourtant, ce n’est pas du tout de réactions émotionnelles et labiles dont nous avons besoin pour traverser cette crise, mais bien plutôt de dialogue mature, posé, de sagesse pour embrasser les contradictions et d’ouverture pour accueillir les haines, résultat des peurs. Alors, gageons que, lucides sur notre ADN culturel, nous puissions faire le choix délibéré et éthique d’une autre voie conduisant à une démocratie participative. Celle-ci repose sur le dialogue, et donc le respect de l’altérité et l’acceptation de la fécondation fructueuse des points de vue apparemment antinomiques.
 
 

 Analyse extraite et remaniée de l’ouvrage C. Marsan, Réussir le changement, DeBoeck, 2008. https://www.cairn.info/reussir-le-changement–9782804156282-page-75.htm

[1]CRETTIEZ X., SOMMIER I., La France rebelle, Éditions Michalon, Paris, 2002.

[2] Alain Finkielkraut, entretien avec Le Magazine Littéraire, Éloge de la Révolte, N° 365, 1998, cité par Xavier Crettiez et isabelle Sommier, opus cité.

[3] Nous pouvons noter une nouvelle dérive de notre patrimoine historique et culturel. Le siècle des Lumières a apporté au monde entier la lumière de l’esprit critique cartésien et aujourd’hui, il reste une capacité nationale à formuler des jugements critiques systématiques. La morale a pris le pas sur l’intelligence. Et nous constatons alors cet autre glissement sémantique de la critique de la raison pure à la critique comme moyen de s’exprimer et non plus comme expression du doute de la pensée. Il s’agit encore d’une forme d’opposition, d’être contre, en ayant perdu les raisons de ce qui pousse à parfois s’opposer.

[4] François Jullien, Les transformations silencieuses, Biblio essais, Le livre de Poche, 2009.

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