L’économie collaborative, l’ubérisation, l’économie du partage, sont devenus des mots -symptômes d’un des plus grands bouleversements économiques de notre époque. Jadis, et il n’y a pas si longtemps, l’économie fonctionnait dans un cadre centralisé avec un État régulateur et des entreprises actrices de la création de richesses. Aujourd’hui, les échanges sont de plus en plus opérés par une multitude d’individus indépendants mais coordonnés. En mettant en réseau toutes sortes de ressources, la plupart des modes de consommation sont bouleversés : voyage, habitat, services … Face à ces mutations profondes, quel rôle peut encore jouer le droit ? Est-il toujours le reflet de nos choix de société ?
Ces questions sont posées par trois jeunes avocats spécialistes du droit du partage, Loïc Jourdain, Michel Leclerc et Arthur Millerand dans leur dernier livre Économie collaborative et Droit (FYP Éditions).
Ils analysent comment, en une poignée d’années, le droit et un grand nombre de secteurs de notre économie ont subi les coups de boutoirs de nouveaux entrants, proposant sur le marché des innovations capables de séduire une multitude de consommateurs. Le changement impacte plusieurs registres du droit fondamental : « Alors qu’être propriétaire d’un bien était jusqu’à présent la norme, les contraintes pour emprunter, louer ou partager ce bien sont tombées grâce à de nouvelles formes d’intermédiation moins chères et sûres. » On pense bien sûr à Airbnb, BlaBlaCar, et une quantité d’offres qui font flores.
Résultat : particuliers et professionnels se retrouvent en compétition, avec souvent un avantage pour le particulier qui propose un service à un coût inférieur. De nouveaux acteurs économiques apparaissent qui ne disposent ni de la maîtrise des ressources, ni de la propriété de l’outil de travail. Ce sont des plateformes qui agrègent une offre pléthorique et mettent en réseau une nouvelle expression de la relation client.
Les perspectives offertes par cette nouvelle économie, favorisées par les innovations technologiques et le numérique, donnent le vertige et les performances des nouveaux acteurs en sont un avant-goût. Mais naturellement, une innovation d’une telle ampleur n’est pas sans conséquence. Les auteurs soulignent que, dans un principe très schumpetérien, cette création de nouvelles structures économiques va de pair avec une destruction des structures traditionnelles. Le violent conflit qui oppose Uber aux chauffeurs de taxis en est une illustration. Avec ce qu’il est convenu d’appeler « l’ubérisation », le travail n’est plus conçu à travers le cadre traditionnel du contrat, la notion de revenus est remise en question, autant d’interrogations qui poussent l’État à remettre en question la pertinence de ses règles sociales ou fiscales. Le droit se retrouve ainsi placé en première ligne ; il a un rôle crucial à jouer mais, ni la France, ni aucun État, n’a encore apporté de réponse claire sur ces sujets.
Les rapports entre innovation et droit ont toujours été conflictuels. Les auteurs rappellent pertinemment que lorsque l’automobile est apparue au début du XXe siècle, elle n’a pas été accueillie à bras ouverts par les cochers qui y voyaient une concurrence déloyale et des freins insupportables à leur activité. L’histoire prend plaisir parfois à se répéter.
Le droit a donc un rôle éminent à jouer. Non pas pour freiner l’essor des innovations, mais pour forger un cadre harmonieux pour la société. L’économie collaborative interroge et défie les frontières du droit, elle met à jour des brèches dans l’architecture juridique, elle se développe presque toujours dans des zones de flou juridique qui ne peuvent perdurer. Ainsi, le droit se retrouve comme un glaive à double tranchant pour l’économie collaborative. Le cadre juridique permet le développement de cette économie nouvelle mais il fait, en même temps, peser des risques que les nouveaux acteurs s’efforcent de contourner ou de résoudre. Il est normal que dans nos sociétés de mutation, l’innovation précède le droit. Encore faut-il que ce dernier s’y adapte, et que les modèles innovants anticipent eux aussi cette adaptation.
Les chantiers que le droit doit mettre en œuvre face à cette irruption brutale de l’économie collaborative dans nos sociétés sont immenses. Des fonctions nouvelles apparaissent qui se retrouvent en décalage avec le droit. Les règles s’avèrent alors manquer de pertinence ou de précision car elles ont été conçues avant l’émergence de ces nouveaux modèles. Face à des modèles disruptifs par nature, les conflits ne manquent pas. Ils se manifestent par des actions judiciaires ou de lobbying intense. Le droit est appelé pour trancher et servir de référence ; dans ce mouvement, il se retrouve être à la fois bouclier et arme selon la position de chaque protagoniste.
Il ne faut pas croire que les acteurs de la nouvelle économie collaborative soient aveugles au point de se retrouver en conflit avec des règles de droit. Ils innovent et utilisent les zones grises du droit pour assurer la compétitivité de leur modèle. L’absence de clarté juridique est pour eux, certes une insécurité, mais aussi un moyen d’accélérer leur pénétration sur leur marché.
Dans un cadre juridique en pleine construction, ils estiment avoir leur mot à dire ; et c’est normal. Ils savent que pour le développement de leur activité un cadre juridique est indispensable mais ils s’activent pour que ce cadre ne soit pas trop restrictif et entravant pour leur développement. Le droit de l’économie collaborative est ainsi sans cesse appelé pour définir des points d’équilibre. Et son rôle n’est pas anodin puisqu’il conditionne l’ensemble d’une activité économique.
Les enjeux juridiques sont nombreux. Ils touchent à la notion de concurrence déloyale, de responsabilité, notamment celle des plateformes, de définition du nouveau statut de l’utilisateur qui propose des biens ou des services, de protection des utilisateurs de plateformes de l’économie collaborative. Les questions posées sont loin d’être anodines : quelle est l’applicabilité du droit de la consommation ? Comment traiter et réglementer les flux financiers nés à l’occasion des échanges ? Une illustration de ce dernier point est intéressante à noter. Les plateformes comme Airbnb encaissent elles-mêmes la transaction entre un particulier qui loue et un loueur. Elles jouent donc le rôle d’intermédiaire financier. Or le droit notamment français veut que, pour être intermédiaire financier, il faut recevoir une habilitation, proche dans la forme de celles qui sont demandées aux banques. Une accréditation lourde et complexe qui conduit les plateformes à installer leur quartier général dans des pays moins sourcilleux sur le droit. Il leur suffit de s’immatriculer dans un autre pays de l’Union européenne pour fonctionner sans agrément français en vertu du principe de libre prestation de services dans l’UE. Un jeu de chat et de la souris qui en dit long sur la nécessaire adaptation du droit aux pressions des innovations et aux réalités d’un monde qui change.
Tous les secteurs de l’activité humaine sont impactés : se déplacer, transporter des objets et les stocker, se loger, se nourrir, s’habiller, se faire aider, se financer etc… Le livre de Jourdain, Leclerc et Millerand en fait un inventaire clair et utile.
Les pouvoirs publics sont conscients des nécessaires réformes du droit qu’impliquent l’irruption de ces nouvelles pratiques et de ces nouveaux usages. La loi Noé sur les nouvelles opportunités économiques a ouvert la toile de fonds de réformes à venir. La Loi sur la République numérique en est un autre jalon, ainsi que le rapport Terrasse remis la semaine dernière sur la fiscalité de l’économie collaborative.
Une course poursuite est donc lancée entre les avancées de l’innovation et le droit. C’est le lot des sociétés qui changent. Et c’est heureux.
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