Pour répondre au « décrochage scolaire », il faut permettre aux jeunes d’exprimer ce qu’ils ont vécu pendant l’expérience du confinement et redonner du sens au cursus scolaire. Si 5% des 12 millions d’élèves que compte la France ont été « perdus » pendant ce confinement, il s’agirait de 600 000 élèves à « retrouver ». Comment faire ? Le think-tank Terra Nova a réfléchi à une initiative originale : Un été en plein air comme réponse éducative et sociale.
Malgré les efforts extraordinaires déployés par les enseignants et les établissements scolaires, la période de confinement laissera des traces chez tous les élèves, à la fois sur le plan scolaire et de la socialisation ; mais elle aura un impact particulièrement négatif chez les jeunes de milieu défavorisé, et a fortiori pour ceux qui vivent dans un contexte familial abimé. Pour ceux-là, tous les obstacles se sont cumulés : peu d’aide scolaire de la part des familles, conditions de vie souvent difficiles, accès à internet insuffisant ou inexistant, absence d’un espace de travail personnel.
L’Éducation nationale estime de 5% à 10% le nombre d’élèves avec qui les établissements ne sont plus en contact, avec une proportion beaucoup plus élevée dans les zones difficiles, type REP/REP+.
Sont aussi concernés, les néo-bacheliers de 2020, pour qui l’entrée dans le Supérieur sera une transition encore plus difficile que pour leurs prédécesseurs, ainsi que les jeunes étudiants dans les premières années d’université ou d’autres cursus post-bac, surtout ceux de milieu modeste, qui ont souffert plus que leur part de la crise du printemps, se trouvant parfois sans ressources, décrochés de leurs études, privés de l’accès aux bibliothèques universitaires. Vis-à-vis d’eux aussi, des initiatives sont nécessaires.
La reprise, progressive et partielle, des cours en mai permettra une certaine remise en selle. La première difficulté sera de parvenir à faire reprendre un rythme régulier et socialement cadré à ces élèves qui en auront été dépourvus pendant au moins deux mois. Mais elle sera bien limitée ; les règles de distanciation limiteront le nombre d’élèves pouvant être effectivement présents, et un éventuel retour en établissement scolaire sur la base du volontariat risque de ne pas voir revenir les décrocheurs.
Dans les collèges et les lycées, les enseignants seront mobilisés par la validation du brevet, du baccalauréat, la préparation du bac de français pour les élèves de 1ère, la gestion complexe d’élèves présents à temps partiel, l’orientation de fin de 3ème et de 2nde… Bref, l’urgence l’emportera sur le besoin des élèves de retrouver un sens à leur scolarité. Et les matières trop souvent présentées comme « secondaires », éducation artistique et culturelle ou sport, si importants en termes de confiance en soi, de regard sur l’autre et de valorisation de qualités créatives et de caractère ne seront pas prioritaires.
De toute façon, très vite, les enfants et adolescents, de familles favorisées comme de familles défavorisées seront en vacances. On sait bien que le moment des vacances cristallise chaque année les inégalités, entre ceux qui partent et ceux qui restent, déjà confinés, dans les quartiers. Les circonstances exceptionnelles de cette année vont aggraver encore les inégalités.
Si les choses reprennent bien, les officines privées, qui proposent chaque année des stages payants de pré-rentrée, fonctionneront à plein régime, et permettront aux jeunes plus favorisés, de retour de vacances, de se préparer pour la rentrée. Mais pour les autres ? Heureusement, un certain nombre d’initiatives existent depuis plusieurs années pour faire des vacances un moment éducatif pour les jeunes de milieu défavorisé. Dans des notes parues en juin et octobre 2019, [1] Terra Nova appelait à les développer, et en soulignait l’impact possible pour progresser en termes d’égalité des chances.
Compléter les vacances « ludiques et éducatives »
Cet été 2020, ou même avant, le plus vite possible au vu des circonstances exceptionnelles que nous vivons, Terra Nova appelle à leur donner une nouvelle ampleur. Cette proposition vise à compléter les vacances scolaires « ludiques et éducatives » annoncées par le ministre de l’Education nationale, qui s’appuieraient sur le dispositif « École ouverte ». Celui-ci consiste à accueillir dans les collèges, pendant les vacances scolaires ainsi que les mercredis et samedis, des enfants et des jeunes qui ne partent pas en vacances, vivent dans des zones urbaines et rurales défavorisées ou dans des contextes culturels et économiques difficiles.
Mais la montée en puissance souhaitable en sera limitée ; les chefs d’établissements, les professeurs volontaires, auront d’autres priorités. C’est sur d’autres acteurs que Terra Nova propose de s’appuyer, avec des objectifs plus larges. L’urgence n’est pas seulement la remise à niveau — avec un peu de maths, de français et autres matières « fondamentales » — mais la resocialisation des élèves, leur remotivation. Or les leviers susceptibles d’œuvrer en ce sens ne sont pas à proprement parler “académiques”. Tous les projets qui mêlent disciplines académiques, transmission artistique et engagements sportifs autour d’une démarche de projets collectifs et d’un principe de plaisir le montrent : c’est avec des approches sortant du pur scolaire qu’on pourra avoir de plus grandes chances de succès. Il ne s’agit pas ici d’« occupationnel », mais bien réellement d’une exigence centrée sur la confiance en soi et en l’autre, la créativité, l’esprit d’équipe, et l’apprentissage scolaire dans lequel le jeune devient acteur et non plus uniquement récepteur trop souvent inintéressé, voire abandonné en chemin.
Dès lors, la meilleure solution consisterait plutôt à organiser des stages d’un nouveau genre, sortant des sentiers battus, mais en s’inspirant de nombreuses expériences réussies à l’étranger ainsi qu’en France.
La formule la plus bénéfique pour les élèves serait de leur proposer des stages consistant en un ensemble de pratiques ludiques, culturelles, scientifiques, techniques, sportives et artistiques ou dans les sphères de l’engagement citoyen et solidaire « les tiers temps – tiers lieux » [2] – avec, dans tous les cas, un critère d’exigence. La remise en route de l’apprentissage en groupe, l’acquisition de connaissances en feraient partie, en seraient une conséquence, certes indispensables, mais pas le moteur unique. Des stages dans lesquels les jeunes ne seraient pas un public passif captif, comme le reste de l’année en classe, mais où eux-mêmes seraient acteurs, menant à bien des projets collectifs de toutes natures : expériences scientifiques, écriture d’un programme informatique, préparation d’un exposé de mathématiques, confection d’un objet technique, création d’une pièce de théâtre, production d’un concert, réalisation d’un journal ou de vidéos, pratique sportive, action environnementale, aide aux personnes etc.
L’appui d’entités motivées
Il y a de nombreux acteurs susceptibles de s’y investir, soit qu’ils aient déjà une expérience forte en la matière, soit qu’ils en aient la capacité : associations, en particulier celles qui se rattachent au mouvement d’éducation populaire qui ont un savoir-faire considérable dans l’accueil des jeunes, associations culturelles, scientifiques, sportives, institutions culturelles, associations de bénévolat étudiant, associations de la EdTech, et toutes celles aidant les jeunes à trouver un projet d’orientation.
Il est souhaitable que ces entités puissent travailler ensemble bien plus qu’elles ne le font actuellement pour faire émerger une synthèse efficace, entre les impératifs académiques, l’ouverture à de nouvelles relations pédagogiques entre jeunes et adultes, la rencontre avec des professionnels aidant les jeunes à élargir leur horizon et les aider dans leur orientation et à se projeter dans un avenir.
L’enjeu est de taille : si seulement 5% des 12M d’élèves que compte la France ont été « perdus » pendant ce confinement, il s’agirait de 600 000 élèves à « retrouver » – sans même ajouter ceux qui étaient déjà en grande difficulté scolaire. Il faudrait sans doute au moins 60 000 personnes pour assurer ces stages, voire beaucoup plus selon leur durée.
Avons-nous le luxe de tergiverser ? Tant que l’exigence et la régularité sous-tendent le suivi de ces jeunes, toutes les forces doivent pouvoir être mobilisées de façon concomitantes et complémentaires : associations de soutien scolaire et d’aide à l’orientation, associations scientifiques, sportives, acteurs culturels, et réserve citoyenne de l’Education nationale. Le mentorat scolaire ne peut, à lui seul, réussir.
Triple bénéfice pour les décrocheurs
Cette approche induit un triple bénéfice : pour les jeunes décrocheurs d’abord, pour des professionnels dont l’activité est suspendue jusqu’à nouvel ordre (on pense notamment à nombre d’artistes/techniciens dont les spectacles et projets suspendus et qui sont habitués au projets d’éducation artistique et culturelle), pour l’intérêt général ; enfin si l’on mobilisait les professions enseignées dans les lycées professionnels lorsque les lycéens pourraient revenir à l’apprentissage à travers l’investissement au profit de l’intérêt général : coiffure à destination des personnes âgées des EHPAD, confection de masques, etc.
Pour proposer de tels stages, il nous semble donc le plus pertinent de faire appel, territoire par territoire, à tous ces acteurs, les principaux à avoir une expérience en la matière. Souvent adossées à des communautés d’étudiants, de scientifiques, d’artistes, de sportifs, mais aussi de professionnels travaillant en entreprises, ces associations sont capables de mobiliser la diversité d’acteurs dont les jeunes ont besoin pour tirer le meilleur parti du temps estival. Elles travaillent déjà aux côtés des collectivités locales, des établissements scolaires et des établissements d’enseignement supérieur.
Au-delà du bénéfice pédagogique qu’en retireront les jeunes, un tel dispositif présenterait de nombreux avantages
Organisés dans des conditions adaptées aux contraintes sanitaires dans lesquelles se trouvera notre pays à ce moment-là, l’enjeu sera autant de favoriser une remobilisation individuelle que de transmettre des connaissances et de créer des liens concrets et symboliques entre très jeunes, étudiants et professionnels.
L’enjeu territorial n’est pas moindre, tant est fort le sentiment d’impuissance, d’indifférence et de relégation dans les quartiers défavorisés. Ce peut être aussi l’occasion de valoriser et de faire connaître des lieux de socialisation extérieurs à l’école.
Quels moyens financiers ?
Évidemment, pour que ceci puisse être fait à assez grande échelle, il faut y consacrer des moyens financiers : il faut des personnes pour encadrer ces stages [3], pour se procurer le matériel pédagogique, fournir des rafraîchissements, organiser si nécessaire la restauration, entretenir les locaux mis à disposition. Il faut également des lieux, établissements scolaires, sportifs, culturels, locaux universitaires, en mettant en place les mesures sanitaires permettant de limiter les risques de création de nouveau foyers d’infection.
En même temps, un tel dispositif permettrait d’assurer un revenu aux intermittents, indépendants et associations socio-éducatives totalement à l’arrêt depuis mars, et de créer un nombre important de jobs d’été pour étudiants, leur donnant un appui bien nécessaire alors que beaucoup ont perdu les jobs qu’ils occupaient pendant l’année, et auront bien du mal à trouver un emploi d’été dans l’état où seront les entreprises. On peut aussi mobiliser les 300 000 bénévoles de la réserve civique, ainsi que les jeunes effectuant le Service national universel.
La société dans son ensemble, jeunes comme adultes, nous tous, sommes confrontés à une crise inédite, qui ébranle nos certitudes, et brise le lien social ; en même temps, on voit fleurir des initiatives originales. Ce que Terra Nova propose, en visant les jeunes qui sont en difficulté sociale, en prenant appui sur des adultes de toutes générations, étudiants ou actifs, de donner aux uns et aux autres l’occasion de renouer le lien social, et aussi, par la pratique d’activités très diversifiées, de donner un sens à l’expérience que nous vivons.
Ce projet, dont l’objectif principal est de s’adresser à des publics fragiles, demande des moyens physiques, budgétaires, organisationnels, des hommes et des femmes… mais aussi, et c’est essentiel, un pilotage.
Plusieurs solutions sont envisageables – la plus mauvaise serait un processus descendant, partant des ministères et descendant toute la chaine administrative : ce n’est pas ainsi que l’on mobilisera les forces. Il s’agit d’impliquer sans exclusive l’ensemble des forces évoquées par le Think-tank, bien qu’elles n’aient pas une expérience forte de collaboration, accorder aux collectivités locales une place centrale.
Martin Andler, coordonnateur du pôle Recherche et Enseignement supérieur de Terra Nova,
Céline Danion, co-coordonnatrice du pôle Culture de Terra Nova,
Jules Donzelot, chercheur associé au Centre Emile Durkheim (UMR 5116),
François Gaudel, professeur honoraire de mathématiques, président de l’association « Science ouverte »,
MarcOlivier Padis, directeur des études de Terra Nova.
(Source : Coronavirus : regards sur une crise, Terra Nova, 29 avril 2020)
[1] Martin Andler, Marc-Olivier Padis, « Calendrier scolaire : pour de nouveaux temps éducatifs », Terra Nova, 21 juin 2019 ; Martin Andler, Daniel Bloch, Jules Donzelot, Constance Hammond, Guillaume Miquelard-Garnier, Martin Richer, Arnaud Thauvron, « « Viser plus haut » : de nouvelles ambitions pour démocratiser l’enseignement supérieur », Terra Nova,octobre 2019.
[2] Les propositions faites ici, pour un temps de crise, rejoignent celles faites pour un contexte normal dans le rapport du Haut conseil de la famille, l’enfance et de l’âge (Conseil de l’enfance et de l’adolescence), « Les temps et les lieux tiers des enfants et des adolescents hors maison et hors-scolarité », février 2018.
[3] La formation d’animateurs, d’un côté par un accès accéléré au BAFA, de l’autre sur le plan des pédagogies disciplinaires devrait faire partie du plan à mettre en place.