Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 24 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
Cette épidémie nous contraint de revenir à l’évidence : la vie est unique. Ce concept de « santé globale » est développé dans le monde entier, à l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) comme à l’Institut Pasteur, notamment avec le professeur Arnaud Fontanet. Si l’environnement va mal, comment les animaux peuvent-ils aller bien ? Et, à l’intérieur du monde animal, comment nous, les humains, pourrions-nous être les seuls à demeurer en bonne santé ? Comment préserver l’Océan si nous continuons de jeter dans les fleuves nos ordures, plastiques et autres ? L’idée de frontières étanches entre les partenaires du vivant est une idée fausse. Voilà l’un des héritages de Louis Pasteur, et sans doute le premier. Quand la vie est attaquée, c’est que d’autres êtres vivants avaient intérêt à cette attaque. Cette idée qu’on peut morceler la réalité vivante n’est pas seulement une idée fausse, c’est une idée qui peut être meurtrière.
Après avoir travaillé sur la « géopolitique des moustiques », et maintenant sur la peste porcine, je commence à connaître un peu mieux la mécanique des épidémies. Allons-nous savoir tirer des leçons de cette nouvelle crise sanitaire ?
Pernicieux cocktail que notre monde : une volonté infantile et /ou cynique de tout vouloir maîtriser, en même temps qu’un abandon aveugle à une course folle qui nous dépasse.Avant Pasteur, la médecine était surtout faite d’observations. Grâce à lui et à d’autres, nous avons avancé dans la découverte des causes. Ce qui est frappant, c’est de voir que les responsables des maladies infectieuses qui causent la mort sont de minuscules êtres… vivants, voire des particules inertes encore plus petites, composées d’un simple génome (ADN ou ARN) et d’une enveloppe – les virus.
Je suis économiste et ce n’est pas le genre de choses, pourtant essentielles, qu’on vous apprend. Cette crise nous renvoie à notre fragilité. Plus le monde est relié, plus nous dépendons de ce qui paraît le plus insignifiant. Nous sommes beaucoup plus dépendants du plus faible que du plus fort.
C’est ce que nous dit le formidable essayiste Bertrand Badie. C’est par le plus faible qu’arrivent les menaces. Comme en mer.
En bateau, c’est toujours moi le plus faible. Ou les plus forts me prêtent attention et m’aident à grandir, ou notre équipage est mauvais. Imaginez ma situation à l’Académie française. Tous les jeudis pendant douze ans, j’ai eu pour voisin le prix Nobel de médecine François Jacob qui me répétait : « S’il te plaît, apprends, ton ignorance est insupportable. »
Il avait raison : l’économie ne s’intéresse qu’à une partie de la vie. L’homme est loin d’être seulement « economicus ». Et nous ne pourrons plus continuer à repousser le débat de fond : qui est le plus utile à la société, un trader ou un soignant ? Alors pour quelle raison rémunérer le premier cent fois plus que le second ?
Erik Orsenna, « Tracts de crise » n°21 Gallimard, 28 mars 2020, 10h.