Quel est l’avenir du vivant dans un univers technicisé ? Lors de l’événement VITA NOVA des 18 et 19 septembre à Paris, le philosophe Miguel Benasayag a tracé le chemin subtil et vital de mise en rapport des artéfacts et des corps. Pour une « conversation » des êtres et des choses.
Si vous deviez assister à une leçon de philosophie, vous vous attendriez à la recevoir dans un amphithéâtre mal chauffé, à moitié plein (ou à moitié vide) d’universitaires et d’étudiants, dont la présence est contractuellement obligatoire. C’est pourtant au milieu de l’exposition Archipel du vivant, tenue le week-end dernier dans une galerie du viaduc des Arts, dans le 12e arrondissement de Paris, qu’a eu lieu l’intervention de Miguel Benasayag dans le cadre des rencontres Vita Nova.
Ce cadre artistique pourrait surprendre. Mais selon le philosophe et psychanalyste lui-même, l’art est une manière de comprendre l’impensable et d’envisager le monde de demain. Celui des nouveaux possibles, où le vivant sera désormais artificiel, sorti des laboratoires ou des industries. Celui d’un écosystème programmé et d’une nature hybridée ; le monde que promet la biologie de synthèse.
Intervention de Miguel Benasayag lors de l’exposition Vita Nova – Festival vivant – 18 et 19 septembre 2015
Ces promesses d’un vivant toujours plus préhensible s’inscrivent dans un contexte plus large. À l’ère du digital, l’Homme a en effet entamé sa troisième rupture historique, après l’émergence de la langue, puis de l’écriture. Ainsi, l’expérience d’un individu lui est de plus en plus transmise, et non plus vécue. Le corps n’a jamais semblé aussi obsolète face à la « vraie vie » parlée, écrite et digitalisée. On retrouve ici l’idée du corps-simulacre de Platon, au point de se poser la question : l’Homme serait-il tenté de se libérer des corps ? En finir avec la finitude ? A moins que la matérialité des corps reste essentielle ? (Com)prendre le vivant ne serait-il pas un moyen de nous améliorer ?
Miguel Benasayag propose d’explorer cette perspective. Si l’hybridation a déjà commencé, alors ne la rejetons pas mais trouvons le sens vital qu’elle peut ouvrir. Ce qu’il préconise, c’est une hybridation qui « réalise le potentiel de la nature au lieu de la brider ». En somme, une hybridation qui s’oppose au courant dominant du « tout possible » et qui saurait au contraire se poser des limites.
En effet, concevoir l’hybridation, c’est créer des rapports entre l’artefact et l’organisme. L’artefact, c’est l’objet artificiel, figé et modélisable, dont les failles ne sont que des défauts à combler ; chaque pièce est interchangeable (en terme kantien, il s’agit d’une grandeur extensive). L’organisme, vivant, dynamique, voit, lui, son existence inscrite dans un perpétuel devenir. Contrairement à l’artefact, il est défini par ses failles ; sa vulnérabilité le pousse à évoluer, l’inscrit dans une histoire.
Cette relation intensive, subtile du vivant nous échappe encore ; elle se heurte à nos modèles et à nos prédictions. C’est pourquoi la synthèse computationnelle n’en est qu’à ses balbutiements, ou encore pourquoi les plans quinquennaux imposés en URSS furent des désastres humains. « Quand le pouvoir prend pour objet la vie, la vie elle-même devient résistance » nous prévenait déjà Michel Foucault.
Les effets de cette hybridation artéfactuelle se font déjà sentir. L’utilisation du GPS peut entraîner une atrophie de l’hippocampe, donc de la mémoire spatiale ; les utilisateurs d’outils quantified self, qui consistent à recueillir les données corporelles afin d’améliorer le mode de vie, voient un dérèglement de leur homéostasie (capacité d’un système à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes qui lui sont extérieures). On a délégué nos fonctions naturelles à des gadgets sans se rendre compte des effets de cette déprivation sensorielle et des conséquences cérébrales. La technologie ne change pas uniquement nos habitudes, elle change aussi notre anatomie.
Les limites qu’il conviendrait donc de s’imposer seraient, selon Miguel Benasayag, des « feux rouges » ; non pas des « murs », infranchissables par peur ou dogmatisme, mais des garde-fous qui nous laisseraient le temps d’observer et de comprendre les impacts des innovations sur nos physiologies. Il s’agit d’organiciser nos milieux techniques, c’est-à-dire de révéler des rapports entre les choses, de les prendre en compte véritablement. Sortir d’une approche lego où chaque partie est vue comme indépendante. Non, le programme ne surplombe pas la vie. C’est ici une invitation à innover autrement en s’inspirant du principe de coévolution du vivant. Dès lors les contraintes deviennent des atouts. Elles donnent forme et sens à la création. « La seule augmentation qui tienne c’est celle qui passe par la connaissance des limites qui protègent le vivant », alerte Miguel Benasayag. C’est là que réside le rôle du philosophe ; il ne s’agit pas de juger, mais de prévenir. Nous voilà prévenus.
Nam Phan van Song ©Festival vivant – Septembre 2015 pour UP’ Magazine
Photo ©Guillaume Benne – www.impression-humaniste.fr – Pour Festival vivant / Vita Nova – Septembre 2015
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