Les intentions de départ étaient vertueuses : à l’été 2020, l’OMS prend l’initiative de promouvoir un accès équitable aux doses de vaccins contre le Covid-19. L’initiative COVAX est un effort sincère pour éviter un monde à deux vitesses : celui des riches, sur-vaccinés, qui en sont à jeter leurs vaccins superflus, et des pauvres luttant contre la pénurie. Un enjeu de santé publique mondiale avait-on dit, car laisser la pandémie et son cortège de variants se développer est une menace pour l’ensemble du monde. Aujourd’hui, le dispositif COVAX est en échec. Les doses ne parviennent pas à être acheminées, les financements sont lacunaires, l’inégalité est criante : quand les pays occidentaux ont vacciné les trois quarts de leur population, les pays pauvres peinent à dépasser quelques pouillèmes de pourcentages de la leur. Comment expliquer un tel fiasco ? COVAX a-t-il encore un avenir ?
Au moins 15 millions de doses de vaccins anti-Covid ont été jetées aux Etats-Unis depuis le 1er mars, selon le média américain NBC, citant des informations obtenues auprès des autorités sanitaires américaines. Un chiffre sans doute largement sous-estimé aux USA et encore plus à l’échelle mondiale. Des pays comme les États-Unis, le Canada et l’Europe ont acheté suffisamment de doses pour vacciner leur population avec des marges considérables : certains disposent jusqu’à cinq fois plus de doses que nécessaire. Pendant ce temps, les autres pays, les pays pauvres ou émergents, devront se passer de vaccin. Dans ces contrées moins bien loties, au moins 9 personnes sur 10 n’ont pas de vaccin.
Un monde à deux vitesses
C’est pour éviter ce monde à deux vitesses que le mécanisme COVAX a été imaginé. L’OMS met en place, à l’été 2020, ce mécanisme collectif conçu pour mener les négociations avec les laboratoires fabriquant les vaccins et ainsi éviter une envolée des prix dans un contexte de crise suscitée par une très forte demande. La chercheuse à l’IRIS Magali Chelpi-den Hamer écrit : « Pour parler crûment : d’un côté, plusieurs milliards de doses étaient/sont nécessaires, et de l’autre, les chaînes d’approvisionnement existantes étaient/sont insuffisantes. L’hypothèse, alors, était qu’un mécanisme multilatéral puissant permettrait de réguler efficacement la demande, tout en respectant la stratégie de l’OMS sur l’établissement de priorités en matière de vaccination. » Au début de la pandémie, tous les pays étaient initialement concernés par le COVAX, indépendamment de leur revenu. « Dire que cette approche équitable n’a pas survécu au protectionnisme mondial serait un euphémisme » commente-t-elle.
En effet, dès février 2021, la grande majorité des rares doses de vaccins disponibles avaient été précommandées par la poignée de pays pouvant se le permettre, sur fond d’accords bilatéraux. Malgré les grands espoirs placés dans le mécanisme COVAX, son utilisation concrète a rapidement accusé un retard important comme l’a attesté le faible volume de pré-commandes passées via ce canal. Les États les plus puissants sur le plan économique n’ont pas tardé à faire cavalier seul, préférant négocier directement avec les laboratoires. Cela a eu pour effet de modifier la physionomie initiale du dispositif, et COVAX s’est transformé en un instrument d’aide destiné exclusivement aux pauvres.
Plus le virus circule, plus il devient dangereux
Pensé comme une locomotive internationale, dont la puissance d’achat devait permettre aux pays les plus pauvres d’accéder aux vaccins aussi rapidement que les pays riches, Covax a en réalité bien du mal à se fournir et accuse retard sur retard sur ses objectifs. Les pays pauvres se retrouvent dangereusement exposés, alors que le variant Delta se propage à la vitesse de l’éclair – un scénario que le programme devait justement prévenir. Car le besoin urgent de vacciner l’ensemble de la population mondiale n’a rien à voir avec de la philanthropie : plus le virus circule, plus il devient dangereux, même pour les vaccinés des pays riches. Sans plusieurs milliards de doses supplémentaires, les experts craignent l’apparition de nouveaux variants et la mise en danger du monde entier.
Face à cet enjeu, plusieurs mesures ont été prises pour tenter de maintenir le mécanisme en vie. En avril, la France a été la première à annoncer des dons de doses de vaccins à Covax. Des annonces similaires ont ensuite émané des États-Unis, du Royaume-Uni, d’Allemagne, et cette stratégie de dons a également été intégrée à la stratégie européenne. N’étant jamais trop tard pour bien faire, des doses commencent à arriver. Le gouvernement Biden a ainsi acheté 500 millions de doses à Pfizer et a commencé à les acheminer fin août dernier. Toutefois, le compte n’y est pas : À la mi-août, COVAX avait expédié 205 millions de vaccins dans 140 pays sur les 2 milliards de doses initialement prévues. En comparaison, 4,7 milliards de doses avaient été administrées dans le monde. Moins de 5 % des doses de vaccins avaient donc transité, à cette date, par ce mécanisme, laissant un sentiment général d’échec en dépit de l’énergie et de la communication déployées pour promouvoir un multilatéralisme « social ».
De plus écrivent des journalistes du New York Times le « cadeau » des États-Unis, d’une valeur de 3,5 milliards de dollars [2,9 milliards d’euros], est à double tranchant. Si l’on en croit le compte rendu d’un entretien entre des responsables de Covax et des membres du gouvernement américain, Washington a réaffecté des centaines de millions de dollars initialement destinés à l’accompagnement des campagnes vaccinales dans les pays pauvres [le président avait promis une première contribution de 2 milliards de dollars, devenant le principal contributeur devant l’Allemagne et le Royaume-Uni]. Les pays pauvres manquant cruellement de moyens pour acheter du carburant et acheminer les doses jusqu’aux cliniques, pour former le personnel chargé de les administrer et pour convaincre les habitants de se faire vacciner.
À la merci des pays riches et des groupes pharmaceutiques
Les responsables de Covax font leur possible pour combler ce vide financier, la question primordiale est de savoir si le programme peut dépasser ses erreurs et le déséquilibre des pouvoirs qui l’ont mis à la merci des pays riches et des groupes pharmaceutiques. COVAX espérait être l’un des principaux acheteurs de vaccins dans le monde, tant pour les pays pauvres que pour les plus riches, ce qui lui aurait donné suffisamment de poids pour intimider les fabricants. Mais, explique le Times, si les pays riches se sont engagés à des dons, ils se sont révélés mauvais camarades. Le Royaume-Uni a négocié pour les membres les plus riches le droit de choisir les vaccins qu’ils achètent par l’intermédiaire du dispositif, ce qui a engendré des retards, selon Kate Elder, conseillère en politique vaccinale pour Médecins sans frontières.
Surtout, les pays développés se sont fait concurrence, déboursant davantage pour s’assurer des doses, tout en freinant les engagements financiers dont COVAX avait besoin pour signer des contrats. « On ne peut pas faire la manche en plein milieu d’une pandémie », se désole Nicole Lurie, directrice pour les États-Unis de la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies [Cepi], en référence à la recherche frénétique d’argent.
Aux yeux du grand public, « le système COVAX est baigné du halo de la solidarité internationale » écrit Magali Chelpi-den Hamer. Ce faisant, on a tendance à oublier que les pays qui ont recours à ce mécanisme concluent des accords contractuels qui leur laissent finalement assez peu de marge de manœuvre. La chercheuse de l’IRIS prend à juste titre l’exemple du Togo. De quelles options dispose-t-il pour accéder aux vaccins, demande-t-elle ? À ce jour, ce pays d’Afrique de l’Ouest a reçu un lot de vaccins Johnson & Johnson acheté par l’intermédiaire de l’Union africaine (118 000 doses, il s’agit d’ailleurs du premier vaccin contre la Covid-19 produit sur le sol africain), et par ce même canal, un autre lot de vaccins AstraZeneca (120 000 doses). Il a également reçu des vaccins du laboratoire Sinovac en provenance de Chine (200 000 doses), un autre lot de vaccins AstraZeneca qui a été fourni via le mécanisme COVAX (296 000 doses) et un lot de vaccins Pfizer, également via COVAX (100 620 doses). Au vu de la loi de la jungle qui prévalait au début de la mise sur le marché des premiers vaccins et du déséquilibre avéré dans l’obtention des doses, il est fort probable que les autorités de Lomé aient aussi conclu des accords directs avec des laboratoires pharmaceutiques pour des précommandes de vaccins.
Au final, quatre types de vaccins ont donc été acquis par le Togo en provenance d’au moins trois mécanismes, dont deux mécanismes multilatéraux distincts, auxquels sont venues s’ajouter des négociations bilatérales avec les laboratoires avec des clauses parfois peu favorables à l’État acheteur. En effet, le prix d’une dose d’AstraZeneca négociée directement n’est pas le même que celui d’une dose d’AstraZeneca achetée auprès de l’Union africaine, qui lui-même diffère du prix pratiqué par le système COVAX, qui lui-même n’est pas celui de l’UE… Et comme si ce n’était déjà pas assez compliqué, le mécanisme COVAX a mis en place deux processus internes de négociation en fonction du payeur. La Facilité COVAX cible les économies qui s’autofinancent, tandis que la Garantie de marché COVAX (Advance Market Commitment, AMC) a été créée pour promouvoir l’accès aux vaccins dans les économies à faible revenu. Le rôle stratégique de l’UNICEF est à souligner puisque c’est cette institution qui est en charge de l’ensemble des négociations et des achats pour le mécanisme COVAX-AMC.
Complexité kafkaïenne
Face à une complexité aussi kafkaïenne on peut légitimement se poser la question de la valeur ajoutée réelle de COVAX. Les vaccins achetés via ce dispositif sont-ils moins chers que ceux obtenus par d’autres canaux ? Et finalement qui, de l’UNICEF ou de l’Union africaine, est le meilleur négociateur ? Dans les économies qui subissent de fortes contraintes structurelles, ces questions sont essentielles, et leur importance ne peut être minimisée.
1,7 milliard de doses supplémentaires sont attendues d’ici le mois de décembre2021 ; mais les responsables de COVAX redoutent que certains pays ne soient pas prêts à administrer ces vaccins soudainement disponibles. Confrontés à des retards de livraison et à des expéditions incertaines, certains ont tardé à s’organiser. D’autant que l’argent manque pour la distribution des vaccins — environ 1 milliard de dollars.
Les coûts de distribution ne cessent d’augmenter ; les doses de Pfizer doivent être stockées des températures extrêmement basses. COVAX doit donc installer 250 à 400 congélateurs supplémentaires et des groupes électrogènes de secours. Des responsables africains craignent une surcharge de leurs réseaux électriques. Pour le moment, certains pays comme le Tchad n’ont pas les moyens d’acheminer les doses de Pfizer en dehors des grandes villes.
Pour acheter les congélateurs, COVAX compte puiser dans les 220 millions de dollars [170 millions d’euros] promis par l’Allemagne en février 2021. Mais une impasse bureaucratique empêche le déblocage de cette somme, ce qui illustre les problèmes plus généraux de retards de financement.
Berlin a spécifié que l’argent devait être distribué par l’intermédiaire de l’Unicef, tout en insistant pour le donner en priorité à COVAX. Selon le ministère du Développement, l’Allemagne ne voulait pas envoyer l’argent tant que les deux agences n’avaient pas présenté un plan de dépenses commun, retardant le paiement à début juillet.
Pour compliquer les choses, il s’avère que certains pays africains ont utilisé la grande majorité de leurs doses COVAX. Mais, selon des documents confidentiels, le financement de la distribution est resté en deçà de ce que le programme estimait nécessaire dans plusieurs dizaines de pays à faible revenu.
Des vaccins sur les bras
Même si les Américains pressent aujourd’hui Covax de se préparer à recevoir les précieuses doses de Pfizer, les pays riches sont réticents à financer ce type d’opération, selon les spécialistes. Ces difficultés sont la preuve pour certains que COVAX doit déléguer davantage aux ONG humanitaires et aux organisations locales sur le terrain. Mark Dybul, professeur à l’université Georgetown [aux États-Unis], explique : « Ils n’ont pas l’air de comprendre que tout centraliser est impossible. J’ai bien peur qu’ils ne se retrouvent avec beaucoup de doses de vaccin sur les bras. »
Dérives bureaucratiques, atermoiements, mauvaise organisation, égoïsmes nationaux, gâchis, l’ensemble de l’édifice de vaccination des pays pauvres et émergents semble compromis. C’est pourtant dans ces réservoirs de population que les variants font leur miel. Delta est né en Inde et aujourd’hui, Mu vient de Colombie en Amérique latine. Pour mettre fin à la pandémie, il faut mettre fin à la propagation du virus et de ses possibilités de mutation. Aujourd’hui, la seule arme dont nous disposons est le vaccin. Les pays riches se sont jetés dessus dès sa sortie et ont construit un échafaudage certes plein de bonnes intentions mais impraticable pour servir le reste du monde. Pendant ce temps, plus le virus circule plus il devient dangereux, même pour les vaccinés des pays riches. Sans plusieurs milliards de doses supplémentaires, efficacement distribuées, les experts craignent l’apparition de nouveaux variants et la mise en danger du monde entier, nous condamnant à la pandémie perpétuelle.
Avec New York Times, iD4D