Nos rivières et nos lacs sont en train de perdre leurs habitants à un rythme effarant. Une étude internationale publiée dans la revue Nature en janvier 2025 dresse un état des lieux inquiétant : un quart des espèces d’eau douce pourraient disparaître. Engrais, pesticides, barrages, pollution industrielle… Les menaces s’accumulent, mettant en péril des écosystèmes essentiels à l’équilibre de la planète. Pourquoi ces milieux sont-ils si vulnérables et comment agir avant qu’il ne soit trop tard ? Décryptage avec Eric Feunteun et Boris Leroy, experts en écologie aquatique (1).
À l’échelle mondiale, la biodiversité est en déclin et les écosystèmes d’eau douce sont particulièrement touchés. Sur la base des zones humides intérieures naturelles surveillées (y compris les tourbières, les marais, les marécages, les lacs, les rivières et les mares, entre autres), 35 % de la superficie des zones humides a disparu entre 1970 et 2015, à un rythme trois fois plus rapide que celui des forêts.
Un bilan inédit et alarmant
Cette étude, menée durant plus de 20 ans avec la participation de plus de 1 000 experts, a analysé 23 496 espèces aquatiques répertoriées sur la Liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Pour la première fois, un travail d’une telle ampleur permet de quantifier avec précision l’ampleur du danger.
Le constat est sans appel : près de 25 % des espèces d’eau douce risquent l’extinction. Et ce chiffre est probablement sous-estimé, car il exclut de nombreuses espèces rares, faute de données suffisantes, ainsi que plusieurs groupes méconnus comme certains mollusques.
Pourquoi les milieux d’eau douce sont-ils si vulnérables ? Bien qu’ils ne couvrent qu’1 % de la surface terrestre, les fleuves, lacs et marais abritent 10 % de la biodiversité animale mondiale et 30 % des vertébrés décrits. Ils jouent un rôle écologique fondamental : filtration et transformation des polluants, maintien du cycle de l’eau, approvisionnement en eau potable… Pourtant, leur fragilité est immense.
Chaque cours d’eau fonctionne comme une île isolée, hébergeant des espèces spécifiques adaptées à des conditions locales précises. Contrairement aux écosystèmes terrestres interconnectés, ces habitats fragmentés subissent de fortes pressions sur des surfaces réduites, rendant leurs espèces particulièrement vulnérables aux perturbations.
Pollution et fragmentation : les menaces principales
Si la surpêche a longtemps été au centre des préoccupations en matière de conservation, cette étude révèle que la première menace qui pèse sur ces milieux est la pollution. Engrais agricoles, pesticides, métaux lourds, résidus médicamenteux… Autant de substances toxiques qui s’accumulent dans les cours d’eau et affectent directement la reproduction et la survie des espèces.
Si nous prenons l’exemple de la population d’odonates (libellules), celle-ci diminue fortement en Europe depuis plus d’un siècle, notamment à cause de la dégradation de leurs habitats de prédilection : les zones humides qui sont de véritables trésors de biodiversité. Mais elles sont malheureusement mises à mal depuis de très nombreuses années : assèchement des marais, drainage, pollution, recalibrage des rivières… Aujourd’hui, les pressions qui pèsent sur ces milieux sont encore nombreuses et ont des origines qui peuvent être aussi bien locales (par exemple la gestion intensive d’étangs qui entraine la disparition des herbiers aquatiques) ou plus globale et liées au changement climatique (par exemple le réchauffement des masses d’eau et/ou l’assèchement de zones humides).
Autre facteur clé du déclin : la fragmentation des rivières par les barrages et autres infrastructures. En empêchant la libre circulation des espèces et des nutriments, ces aménagements perturbent profondément les écosystèmes et isolent davantage les populations déjà en danger.
En outre, les espèces invasives, souvent introduites par l’homme, contribuent à l’extinction de nombreuses espèces locales, en monopolisant les ressources et en propageant des maladies.
Des solutions pour éviter l’effondrement
Les auteurs de l’étude l’affirment : il n’y a plus d’excuse pour ne pas agir. Désormais, les données existent et les priorités sont claires. Trois axes d’action sont cruciaux :
- Réduction des contaminants chimiques : un encadrement plus strict des pesticides et des rejets industriels est essentiel pour limiter l’empoisonnement des milieux aquatiques.
- Restauration des habitats naturels : en renaturant les rivières et en protégeant les zones humides, on peut redonner aux espèces un cadre de vie viable.
- Amélioration de la continuité écologique : démanteler certains barrages obsolètes et repenser l’aménagement des cours d’eau permettrait aux populations aquatiques de circuler librement.
L’étude plaide pour une prise de conscience urgente des pouvoirs publics et des citoyens. Sans actions rapides et coordonnées, nous risquons de voir disparaître une part essentielle du vivant, avec des conséquences dramatiques pour les écosystèmes et l’humanité.
(1) Éric Feunteun : Professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, coresponsable de l’équipe BIOPAC (Biodiversité, plasticité, adaptation et conservation : des espèces aux communautés), Laboratoire de biologie des organismes et des écosystèmes aquatiques (BOREA)
Boris Leroy : Maître de conférences au Laboratoire BOREA (Biologie des Organismes et des Écosystèmes Aquatiques), coresponsable de l’équipe AQUATREND (Analyse quantitative des tendances de la biodiversité aquatique en réponse aux changements globaux) du Muséum national d’Histoire naturelle
Source : Muséum national d’Histoire naturelle / Nature
Photo d’en-tête : Libellule Agrion de Mercure