À quelques jours des trois ans de l’invasion russe en Ukraine, Les Amis de la Terre France publient une note d’analyse révélant l’ampleur persistante des importations de gaz et d’engrais russes en Europe et en France. Cette note montre comment la France reste un chaînon stratégique des exportations de gaz russe dans le monde, dont la Russie dépend pour financer sa guerre. L’Europe n’a pas besoin de la Russie pour satisfaire ses besoins énergétiques, alors pourquoi continuer à lui verser des milliards ? Il est temps d’en finir avec cette complicité hypocrite.
Le 24 février marquera les trois ans de l’agression russe en Ukraine. Trois années dont le bilan humain se compte en centaines de milliers de victimes (1). L’Ukraine est désormais l’un des pays les plus minés au monde : avec plus de 500 victimes en 2023, l’Ukraine est le 3e pays où les mines antipersonnel ont fait le plus de morts, derrière la Syrie et l’Afghanistan (2). La guerre impacte également dramatiquement le quotidien des Ukrainiens qui n’ont pas fui, puisque la Russie attaque méthodiquement les infrastructures énergétiques du pays, si bien qu’à l’été 2024 la production d’électricité ukrainienne a été inférieure à la demande d’électricité. En conséquence, 19 % de l’électricité nécessaire n’a pas pu être fournie, ce qui a entraîné des coupures de courant (3). Cette guerre aux conséquences dramatiques coûte cher à la Russie : selon des estimations américaines, en février 2024, la guerre avait déjà coûté plus de 200 milliards de dollars à la Russie (4). Cette guerre est en partie financée par les pays européens de par leur dépendance aux énergies fossiles russes, mais aussi aux engrais. Cette note fait le point sur l’évolution des importations de gaz fossile russe, explique comment elles financent la guerre et analyse les sanctions existantes.
Évolution des importations de gaz fossile russe depuis 2022
Les importations de gaz russe ont globalement baissé depuis 2021 (5), mais cette moyenne cache des réalités dérangeantes. Malgré la baisse des importations par gazoducs, les importations sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL) sont en hausse, tout comme les importations d’engrais azotés (produits à partir d’ammoniac, qui est majoritairement issu de gaz fossile). Entre 2021 et 2022, les importations de GNL russe ont augmenté de 11 % pour l’Europe — et de 44 % pour la France. Quant aux importations françaises d’engrais russes, elles ont augmenté de 86 %, passant de 402 000 tonnes (t) en 2021 à 750 000t en 2023.
La France est ainsi devenue la première importatrice européenne de GNL russe : au premier semestre 2024, elle concentrait 37 % des importations de GNL russe en Europe via ses terminaux de Dunkerque et Montoir-de-Bretagne. Première consommatrice européenne d’engrais chimique, la France est aussi dans le peloton de tête des importateurs d’engrais russes avec la Pologne et l’Allemagne.
« Près de la moitié des exportations russes sont destinées à l’Europe. Or l’Europe dépend moins de la Russie pour satisfaire ses besoins énergétiques que la Russie ne dépend de l’Europe pour financer sa guerre. Nous pouvons donc mettre fin rapidement à cette complicité meurtrière en adoptant les bonnes politiques de réduction de la consommation » commente Anna-Lena Rebaud, chargée de campagne gaz fossile aux Amis de la Terre France.
Des importations d’engrais russes en hausse
Les engrais de synthèse ne sont rien d’autre que du gaz fossile sous une autre forme. En effet, ces engrais azotés sont produits à partir d’ammoniac, qui est majoritairement issu de gaz fossile. Par la richesse en gaz de son territoire, la Russie était en 2021 le premier exportateur d’engrais azotés (6). La France, premier consommateur européen d’engrais chimiques, est aussi dans le peloton de tête des importateurs européens d’engrais russes aux côtés de la Pologne et de l’Allemagne.
Les sanctions sur le gaz russe, matière première essentielle pour les producteurs d’engrais chimiques, ont amené les industriels européens à réduire leurs volumes de production. Pour compenser, l’État français a accru ses importations d’engrais russes. Ainsi, depuis le début de la guerre, les importations françaises d’engrais russes ont augmenté de 86 %, passant de 402 000 tonnes (t) en 2021 à 750 000t en 2023 (7). Ces chiffres sont probablement sous-estimés, car les données des douanes ne concernent que le pays d’achat direct. Ainsi, un engrais russe transitant par le port de Gand vers la France sera considéré comme une importation depuis la Belgique.
L’addiction de notre modèle agricole aux engrais chimiques participe à financer la guerre de Poutine, ce dernier ayant par conséquent la mainmise sur l’équilibre du système agricole et alimentaire français. Pourtant, le « plan engrais » (8) de la France, censé planifier la réduction de notre consommation d’engrais de synthèse et donc se libérer de cette dépendance à la Russie, est toujours dans les cartons.
Des milliards versés à la Russie
Comment ces importations participent à financer la guerre de Poutine ? Les importations européennes d’engrais russes auraient rapporté plus de 2,5 milliards d’euros au gouvernement russe en 2023 (16) et plus de 1,2 milliards d’euros en 2024 (9). Les 16,3 milliards de Gm3 de GNL importés par la France entre 2022 et mi-2024 ont engendré un versement de 9 milliards d’euros à la Russie par la France (10).
Au final, près de la moitié des exportations russes de GNL sont destinées à l’Europe (11). À l’inverse, si le GNL russe représente encore 21 % des importations européennes de GNL, il ne représente que 5,7 % de sa consommation (12).
Depuis l’invasion du 24 février 2022, l’Union européenne a versé plus de 210 milliards d’euros à la Russie pour importer du pétrole (110), du gaz (97) et du charbon (3,6). Plus concrètement, ces importations soutiennent la guerre de plusieurs manières. Tout d’abord via les taxes imposées par le gouvernement russe sur les entreprises russes de production ou d’exportation de gaz. De même, l’Union européenne ayant exempté le trafic d’engrais des sanctions, Poutine en a profité pour créer de nouvelles taxes sur ces produits. On estime à 110 millions d’euros les revenus pour Poutine de cette taxe douanière sur les engrais, et à 600 millions d’euros celle sur les profits ; des sommes à la charge des agriculteurs et des citoyens européens, à travers les subventions de la PAC.
« L’UE doit urgemment adopter la récente proposition de la Commission européenne d’une taxe sur les engrais russes en l’associant à des mesures de protection pour les agriculteurs européens contre une trop forte hausse des prix », affirme Manon Castagné, chargée de campagne agriculture aux Amis de la Terre France.
Face à cette situation grave, on pourrait penser que les fameuses sanctions européennes ont limité la casse. Pourtant, il aura fallu attendre juin 2024 pour voir l’adoption des premières sanctions visant le gaz fossile ; sanctions à la fois lacunaires et aux effets pervers. En effet, ces sanctions ne concernent que les réexportations de gaz et pas les importations : l’interdiction des réexportations pourrait ainsi se traduire par une augmentation des importations, ne changeant rien au problème.
La dépendance européenne aux énergies fossiles soutient la guerre de plusieurs manières :
- Par les taxes : Yamal LNG, compagnie russe de production et d’exportation de gaz qui produit deux tiers environ du GNL russe, a payé au moins 3 milliards de dollars de diverses taxes à l’État russe entre février 2022 et juin 2024 – notamment des taxes sur les superprofits (13).
- Par les milliardaires liés à Novatek, (entreprise russe de production de gaz, elle-même actionnaire de Yamal LNG) : Leonid Mikhelson, son PDG, et Gennady Timchenko, actionnaire de près d’un quart de Novatek, sponsorisent des compagnies militaires privées et soutiennent activement la politique du Kremlin.
Des sanctions lacunaires aux effets pervers
Alors que les premières sanctions visant le pétrole russe sont intervenues dès les 5e et 6e paquets de sanctions européennes en avril et juin 2022, il a fallu attendre deux ans de plus pour voir les premières sanctions visant le gaz fossile : le 14e paquet de sanctions adopté en juin 2024 a interdit les réexportations de GNL russe, et donc les opérations de transbordement, ainsi que les nouveaux investissements dans des projets russes liés au GNL (14).
Ces sanctions ne concernent que les réexportations et pas les importations. Sans sanction visant explicitement les importations, un effet pervers découlant de l’interdiction des transbordements risque d’avoir lieu : Yamal LNG pourrait ainsi renégocier les clauses de destination dans les contrats existants et exporter directement en Europe ce qu’autrement elle exportait ailleurs dans le monde en transbordant en Europe. Son autre option serait de transborder dans d’autres ports, les plus proches étant la Turquie et l’Égypte, ce qui augmenterait le temps de transport et donc la capacité d’export.
L’Union européenne ayant exempté le trafic d’engrais des sanctions, Poutine en a profité pour créer de nouvelles taxes sur ces produits. Constatant que ses exportations d’engrais augmentaient, il a créé en 2023 une taxe de 10 % sur l’exportation d’engrais azotés de synthèse, ainsi qu’une taxe sur les profits de ses entreprises productrices d’engrais en 2024. Le lobby européen des engrais azotés estime à 110 millions d’euros les revenus pour Poutine de la taxe douanière, et à 600 millions d’euros celle sur les profits (15). In fine, ces sommes sont à la charge des agriculteurs et des citoyens européens, à travers les subventions de la PAC (Politique Agricole Commune).
Des recommandtions essentielles
Pour en finir avec ces milliards versés à la Russie, les Amis de la Terre France recommandent de réduire la consommation de gaz fossile, en commençant par réaugmenter le budget alloué à la rénovation énergétique des bâtiments ; réduire la consommation d’engrais chimiques en développant les pratiques agroécologiques et en soutenant beaucoup plus fortement l’agriculture biologique ; ne pas soutenir les soi-disant engrais “verts” qui épuiseront nos ressources en eau et coûtent extrêmement cher ; et, enfin, de soutenir la mise en place d’une interdiction complète des importations de GNL russe dans le cadre du prochain paquet de sanctions européen contre la Russie.
Svitlana Romanko, fondatrice et directrice exécutive ukrainienne de Razom We Stand, ajoute : « Alors que nous approchons de la troisième année de la guerre russe contre l’Ukraine, il est choquant de constater que les importations européennes de GNL russe ont en fait augmenté. L’UE a une occasion historique de porter un coup stratégique à la Russie en mettant en place un embargo sur les combustibles fossiles russes. Le gouvernement français en particulier doit prendre ses responsabilités en stoppant les importations de gaz liquéfié russe et le faire inscrire dans la législation au niveau de l’UE. ».
La mise en place de politiques adéquates permettant de se passer de ce GNL russe n’est donc pas hors de portée. L’Europe dépend moins de la Russie pour satisfaire ses besoins énergétiques que la Russie ne dépend de l’Europe pour financer sa guerre.
Source : Note d’analyse Les Amis de la Terre France, février 2025
(1) 43 000 soldats ukrainiens décédés et 370 000 blessés selon des déclarations de Volodymyr Zelensk. Ces chiffres sont possiblement sous-estimés. Alex Binley, Jonathan Beale, “43,000 troops killed in war with Russia, Zelensky says”, BBC, 8 December 2024 ;
Selon des évaluations états-uniennes, la guerre aurait fait 115 000 morts parmi les soldats russes et 500 000 blessés, 57 000 morts et 250 000 blessés ukrainiens, soit près d’un million de victimes. “September Was Deadly Month for Russian Troops in Ukraine, U.S. Says”, The New York Times, 10 October 2024.
(2) Landmine Monitor Report, 2024
(3) International Energy Agency, “Ukraine’s energy system under attack” in Ukraine’s energy security and the coming winter, September 2024
(4) Russia operations in Ukraine have probably cost up to $211 billion-US official, Reuters, February 16 2024
(5) Elles ne représentaient plus que 19 % des importations européennes en 2024 et 13 % des importations françaises en 2023
(6) Food and Agriculture Organization of the United Nations, The importance of Ukraine and the Russian Federation for global agricultural markets and the risks associated with the war in Ukraine, 3 July 2023
(7) Béatrice Mathieu, « La redoutable stratégie de Poutine pour mettre l’agriculture française sous dépendance », L’Express, septembre 2024
(8) La France agricole, « Marc Fesneau veut un « plan de reconquête engrais » », 6 mars 2024
(9) European Sustainable Phosphorus Platform (ESPP) Newsletter n° 93, January 2025
(10) Institute for Energy Economics and Financial Analysis, European LNG Tracker, September 2024 update
(11) Analyse du Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA), décembre 2024
(12) Analyse du Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA), janvier 2025. Selon Eurostat, l’Union européenne a consommé 319 Gm3 de gaz fossile en 2024. Elle a importé 22 Gm3 de GNL russe, mais selon IEEFA, 3,6 Gm3 ont été réexportés après transbordement. Le GNL russe ne représente donc que 5,7 % du gaz fossile consommé dans l’Union européenne
(13) Entre février 2022 et juin 2024. Analyse de Razom We Stand
(14) Conseil de l’Union européenne. Chronologie – Trains de sanctions à l’encontre de la Russie depuis février 2022
(15) European Sustainable Phosphorus Platform (ESPP) Newsletter n° 93, January 2025