En validant la fin des moteurs thermiques dans les voitures neuves vendues à partir de 2035, l’Union européenne marque sa volonté d’avancer dans son plan climat. Mais en même temps, elle ouvre la voie aux carburants de synthèse, une solution défendue par l’Allemagne, pour préserver son industrie de voitures de luxe. Mais que sont réellement ces e-fuels, sont-ils si indolores pour le climat et ne sont-ils pas un techno-solutionnisme pratique pour retarder les échéances ?
Les voitures neuves qui seront vendues dans l’Union européenne à partir de 2035 ne devront plus émettre aucun CO2. De fait, toutes les voitures à essence, diesel ou hybrides seront interdites à cette date au profit du tout électrique. Une exception toutefois a été acceptée, portée avec force par l’Allemagne : les véhicules fonctionnant au carburant de synthèse pourront être autorisées. Cette mesure fera l’objet d’une proposition séparée qui devra être validée d’ici l’automne 2024.
Des carburants sans émission de CO2 ?
Les constructeurs qui travaillent à la mise au point de ces carburants synthétiques mettent en avant le côté vert de leurs carburants. Ceux-ci sont « produits sans pétrole ni biomasse, mais à partir de CO2 et d’électricité bas carbone », présente le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dans une note. Ils sont fabriqués après « une électrolyse de l’eau permettant de produire de l’hydrogène bas carbone, qui est ensuite combiné au CO2 (…) de manière à produire un carburant ». Un CO2 qui serait issu des émissions des activités industrielles comme les cimenteries ou les aciéries, cite le CEA, ou de captation dans l’atmosphère.
Les e-fuels se veulent donc faibles en émissions de carbone, responsables du changement climatique. Un véritable enjeu alors que les transports représentent près de 30% des émissions de CO2 de l’Union européenne – « dont 72% proviennent du transport routier », note le Parlement – et que l’Europe s’est fixé un objectif de neutralité carbone en 2050. « Les e-carburants se caractérisent par une empreinte carbone réduite sur tout leur cycle de fabrication d’au moins 70% par rapport aux carburants pétroliers », ajoute dans ce cadre le CEA. « Avec les e-fuels, les véhicules et les installations peuvent être utilisés de manière climatiquement neutre dans le monde entier aujourd’hui et à l’avenir », promet la E-fuel Alliance, regroupant les acteurs qui misent sur cette technologie.
Cette technologie est-elle prête pour aujourd’hui ? Pas tout à fait. Cette solution n’est en effet pas aboutie et les projets n’en sont qu’au stade de développement. Le journal Les Echos cite par exemple la « mise en service, en décembre 2022, [d’une] usine pilote au Chili ». Transport & Environment, l’organisation européenne rassemblant des ONG du domaine du transport et de l’environnement, alertait même, en octobre 2022, sur le fait qu' »il n’y aura assez de carburants synthétiques que pour alimenter environ 2% de toutes les voitures sur les routes européennes d’ici » à 2035. Inquiétant, alors que le Giec a rappelé l’urgence d’agir pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, la décennie 2020-2030 étant cruciale. « Se réfugier dans le techno-solutionnisme est une manière paresseuse de se rassurer en disant : ‘Les ingénieurs vont résoudre le problème' », prévenait ainsi l’ingénieur et essayiste Philippe Bihouix auprès de franceinfo.
Une solution de luxe
Derrière les investissements pour le développement de cette technologie, on retrouve « les spécialistes des voitures de sport luxueuses que sont Ferrari et Porsche », rapportent Les Echos. Le quotidien cite le constructeur Ferrari : l’e-fuel « nous permettrait de diminuer les émissions tout en continuant d’utiliser des moteurs à combustion interne et ainsi préserver notre héritage technologique ».
Mais, de l’avis de nombreux experts, les carburants de synthèse ont pourtant peu de chances de s’imposer sur le marché et ne concerneraient qu’une minorité de véhicules de luxe. L’industrie a en effet déjà massivement investi dans les véhicules électriques. Même s’ils font leurs preuves, les carburants de synthèse, qui n’existent pas aujourd’hui, « ne joueront pas de rôle important à moyen terme dans le segment des voitures particulières », a déclaré récemment Markus Duesmann, patron d’Audi (groupe Volkswagen). En raison de leur coût, ils n’auront de sens que pour quelques voitures de luxe « comme des Porsche 911 ou des Ferrari », a ajouté Ferdinand Dudenhöffer, expert du Center Automotive Research en Allemagne.
S’ils sont donc difficilement envisageables à grande échelle pour les véhicules particuliers, d’autres secteurs pourraient être intéressés. « Notamment le transport longue distance, l’aviation ou le maritime, qui doivent embarquer des carburants à très haute densité d’énergie », explique Thibault Cantat, directeur de recherches au CEA.
Des carburants critiquables pour le climat
Les carburants de synthèse sont aussi vivement contestés par les ONG environnementales, qui jugent cette technologie coûteuse, énergivore et polluante. Polluante face à l’électrique, alors que Transport & Environment estime que les véhicules électriques émettront 53% de CO2 en moins que les moteurs alimentés en carburants de synthèse. L’organisation ajoute « qu’une voiture brûlant des carburants synthétiques émet autant de NOx [oxydes d’azote] toxiques que la combustion de carburants fossiles ».
Des carburants également coûteux : « Un litre d’e-fuel coûterait jusqu’à 7 euros aujourd’hui » et pourrait rester « aux alentours de 1 à 3 euros d’ici 2050 », notent Les Echos. Des prix bien supérieurs aux carburants actuels, tandis que la E-fuel Alliance promet de « réduire les émissions de CO2 de manière décisive et abordable ».
Énergivores, enfin, alors qu’ils « vont solliciter fortement la production d’électricité bas carbone pour la fabrication d’hydrogène ou l’électro-réduction directe du CO2 ». Les experts redoutent donc les conflits d’usage de l’électricité provenant des renouvelables ou du nucléaire, éléments-clés de la décarbonation de nos usages. « En Europe, les e-carburants pour voitures aspireraient l’électricité renouvelable nécessaire au reste de l’économie », alerte l’analyste pour Transport & Environment Yoann Gimbert.
Ce n’est pas pour demain
La promesse numéro un de l’eFuel est de remplacer essence et diesel pour offrir un carburant « propre ». Mais, pour arriver à cela, il va non seulement falloir développer la technologie pour une production à très grande échelle, mais aussi assurer une production suffisante pour répondre à la demande mondiale.
Début 2023, Porsche a inauguré son site de production d’Haru Oni au Chili et démarré la production de son eCarburant. Pour la première année, le consortium mené par le constructeur allemand prévoit ainsi 130.000 litres de e-carburant. Le précieux liquide est toutefois réservé à la compétition et à des activités de recherche. Le groupe promet atteindre les 55 millions de litres annuels dès 2026 et dix fois plus dès 2028. Cela peut paraitre beaucoup, mais c’est en réalité très peu. On estime la consommation globale de pétrole à 95 millions de barils chaque jour, soit 15 milliards de litres. Environ la moitié de cette consommation de carburant l’est pour le carburant destiné aux moteurs des véhicules. On est donc très loin du compte, même si l’Allemand ne sera pas le seul producteur mondial.
Sur le papier, le carburant de synthèse disposerait de tout le potentiel pour remplacer le pétrole dans les moteurs thermiques, en présentant un bilan carbone quasi neutre entre sa production et sa consommation. Mais dans les faits, on est loin du compte. Une industrialisation à grande échelle demanderait des investissements colossaux alors que le secteur automobile s’oriente vers l’électrique. De plus, pour permettre à tous les véhicules actuels de rouler au e-carburant, les réglementations doivent changer dans tous les pays, ce qui est loin d’être faisable dans les temps impartis par l’urgence climatique.
Avec AFP, Franceinfo