La nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre est toujours plus pressante. Différentes formes d’action sont disponibles pour les Gouvernements afin d’atteindre cet objectif. L’instrument économique en est une et la taxation une de ses modalités. Avec l’effondrement du prix du baril qui risque de se prolonger, c’est toute la viabilité économique des transitions énergétiques qui pourrait être hypothéquée, au-delà de sa mise au second plan par la crise sanitaire. Ceci pourrait notamment hypothéquer des projets essentiels d’innovation et de création tels ceux parmi bien d’autres de la Fondation Solar Impulse de Bertrand Piccard qui en catalyse et en soutient près de 1000 activement. Dans ce contexte, ne faut-il pas ré-encourager très activement les propositions de taxation du carbone fossile à l’extraction ? Avec des pays plus que jamais surendettés, cette option de financement alternatif aux projets pourrait devenir incontournable … C’est l’analyse que nous proposent Jacques de Gerlache, Directeur de Greenfacts et de Romain Ferrari, Président de la Fondation 2019 sur l’économie écologique.
Gérer les émissions de carbone en imposant un droit d’accise remboursable sur l’extraction des combustibles fossiles plutôt que sur leurs émissions est une solution alternative et beaucoup plus avantageuse pour atteindre les objectifs de l’accord COP21, estiment Jacques de Gerlache et Romain Ferrari, alors que les subventions des États européens aux compagnies pétrolières sont allées de plus belle en 2019 : 50 milliards d’euros. Les investissements des pétroliers dans les forages et l’extraction de gaz de schiste continuent malgré les limites fixées par l’Accord de Paris. Les voitures vendues dans le monde en 2018 ont dégagé pendant leur durée de vie deux fois plus de gaz à effet de serre que tous les pays de l’Union européenne, ce qui a valu le vote le 17 mai 2019 à l’Assemblée nationale de l’amendement CD3032, qui dresse une feuille de route pour la fin des véhicules à énergie fossile pour 2040 avec l’objectif pour la France d’atteindre à cette échéance « la décarbonation complète du secteur des transports terrestres » et « la neutralité carbone d’ici 2050 ».
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En attendant, en pleine crise de coronavirus, nous continuons à relever le défi de la mise en place d’un système fiable d’évaluation, de surveillance et de taxation des émissions de dioxyde de carbone et d’autres GES. L’une des principales limites réside dans la difficulté d’identifier et de contrôler toutes les émissions à l’échelle mondiale et de déterminer le coût des « permis d’émission ». Sans connaître ce coût au préalable, il est impossible de fixer un prix pour ces permis sur un marché du carbone (unique).
Malheureusement, les divers efforts déployés pour mettre en œuvre un tel système de régulation des émissions de carbone se sont avérés très limités, même au niveau national ou régional. En Europe, par exemple, les quotas d’émission de carbone ont été fixés de manière relativement arbitraire et n’ont pas été facilement transposés à l’échelle mondiale ou appliqués à un large éventail d’activités émettrices de carbone (par exemple, le chauffage des bâtiments).
Emilie Alberola, directrice de l’unité de recherche sur le marché du carbone et de l’énergie à CDC Climat (France), a souligné qu’en raison de ces faiblesses du système de quotas, les agents économiques ne sont pas incités à réaliser les investissements à long terme (30 à 50 ans) nécessaires pour réduire les émissions de CO2 et d’autres GES. Et ces limitations sont particulièrement prononcées en période de crise économique.
Par conséquent, n’est-il pas essentiel que nous nous arrêtions pour réévaluer nos stratégies actuelles et que nous reconnaissions que le moment est venu de procéder à un véritable changement de paradigme ? Le modèle actuel de contrôle des émissions de carbone repose sur des pénalités, et non sur des incitations, et il est peu probable qu’il permette d’atteindre les objectifs ambitieux – nécessitant une action rapide à grande échelle – que nous devons atteindre de toute urgence.
Une autre approche de la gestion des émissions de carbone
L’approche alternative proposée ici vise à remplacer les taxes sur le carbone et les autres émissions de GES par une stratégie intrinsèquement dynamique, fondée sur des incitations. Cette proposition alternative comprend deux éléments qui s’imbriquent l’un dans l’autre : le premier volet consiste en un droit d’accise appliqué à l’extraction de combustibles fossiles et à la production primaire de produits ayant un potentiel de réchauffement planétaire (PRP), tant synthétiques que non synthétiques, y compris les hydrocarbures fluorés et le méthane ; le deuxième volet consiste en un remboursement échelonné qui permettrait de récupérer l’accise perçue en amont, en tout ou en partie. Les remboursements seraient accordés en échange d’une réduction ou d’une élimination complète des émissions liées à l’utilisation de substances ayant un potentiel de réchauffement planétaire.
Par rapport aux sources immédiates d’émissions de GES qui sont innombrables, il existe en effet beaucoup moins de sources d’extraction/production de matériaux émettant des GES. Une fois adopté, le principe des droits d’accises serait intrinsèque à tous les pays participants et donc plus facilement mis en œuvre. Le grand avantage de cette combinaison est qu’elle fournit des incitations inhérentes pour promouvoir la conformité : pourrait-il y avoir une stratégie plus efficace ?
Parmi les exemples d’activités éligibles aux remboursements, on peut citer le développement avéré de procédés ou d’installations plus efficaces sur le plan énergétique (agriculture, logement et transport) ; la cogénération d’énergie, y compris les sources d’énergie renouvelables ; la production de matériaux isolants durables et d’autres produits non émissifs ainsi que le recyclage, la fixation ou le stockage à long terme des GES.
Le droit d’accise serait prélevé sur la base de la quantité de matériaux extraits. Supposons que le droit d’accise sur le pétrole soit fixé à 10 dollars (25 dollars par tonne) et que le prix du baril se situe entre 40 et 110 dollars, cela ne constituerait pas un obstacle financier insurmontable pour les utilisations « professionnelles » immédiates et pour les consommateurs. Comme quelque 30 gigabarils de pétrole sont extraits chaque année, le droit d’accise sur le seul pétrole générerait au moins 300 milliards de dollars. Et cela sans compter les recettes des droits d’accises sur le charbon, les sources traditionnelles ou autres de gaz naturel (sables bitumineux, gaz de schiste) ou, éventuellement, la biomasse industrielle non recyclée (bois et granulés).
Cette combinaison de droits et de remboursements présente donc quatre avantages essentiels : les sources d’émissions de GES sont innombrables, mais les sources d’extraction/production de GES sont relativement moins nombreuses ; il sera donc plus simple et plus aisé de taxer/réglementer ces dernières ; le plan comporte des incitations inhérentes pour promouvoir la conformité et atteindre les objectifs de réduction des émissions ; il évite les incertitudes du marché du carbone, qui est inévitablement de nature spéculative ; il ne nécessiterait pas de financement direct de la part des producteurs ou des États déjà aux prises avec des ressources limitées ou lourdement endettés.
Cela rejoint d’une certaine manière les initiatives de Banque du climat de Pierre Larrouturou ou encore le projet de l’UE de taxer le carbone aux frontières.
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Et avec des pays plus surendettés qui ne pourront que difficilement tenir leurs engagements dans ce domaine, cela représente une réelle alternative …
Comme pour l’application d’une TVA sur n’importe quel produit, il ne serait pas nécessaire de devoir compter sur l’accord du pays « extracteur » et le montant prélevé (10 USD ou EUR ou francs suisse par équivalent baril…) serait moins sensible avec un prix du baril autour de 30 USD que de 60 ou 80 …
Pour les produits ayant déjà intégré une externalité carbone, celle-ci pourrait être monétarisée au travers des outils de TVA circulaire développés par la Fondation 2019 qui a pour objectif de prendre en compte le montant des externalités dans le prix de transaction des biens et services, considéré depuis fort longtemps comme une voie possible de redressement de notre économie dans le sens d’une meilleure soutenabilité.
Ce projet est soutenu à présent en France par l’ADEME, à travers le projet Modext. Il existe d’autres approches complémentaires comme le projet DaVAT en Belgique dans un contexte européen et canadien.
Nous vivons sans doute un moment « charnière » (tipping point) qu’il ne faut pas manquer …
Jacques de Gerlache, (Éco)toxicologue, professeur à l’institut Paul-Lambin à Bruxelles. Conseiller scientifique auprès du Conseil fédéral belge du développement durable. Manager du site multilingue www.greenfacts.org et Romain Ferrari, Président de la Fondation 2019 sur l’économie écologique
Photo d’en-tête ©BASHTA
Pour aller plus loin :
- « Le new deal vert mondial » de Jérémy Rifkin – Edition Les Liens qui Libèrent (LLL),octobre 2019
- « Finance, climat, réveillez-vous ! » d’Anne Hessel, Jean Jouzel et Pierre Larrouturou – Éditions Indigène, 2018