Après vingt ans de négociations, interrompues à plusieurs reprises, la France rejette le traité de libre-échange Mercosur en l’état entre l’Union européenne et des pays sud-américains, compte tenu de l’orientation prise par les politiques publiques de ce bloc de pays qui vont clairement à l’encontre des objectifs collectifs de l’Accord de Paris. Un nouveau rapport, dont les conclusions s’avèrent préoccupantes, démonte que ce projet de traité accélèrera la destruction de la forêt amazonienne.
En août 2019, en marge du sommet du G7 à Biarritz, le Président de la République a indiqué que la France ne pouvait pas soutenir l’accord UE-Mercosur en l’état, compte-tenu de l’orientation prise par les politiques publiques de ce bloc de pays qui vont clairement à l’encontre des objectifs collectifs de l’Accord de Paris et de leurs engagements individuels pris dans ce cadre. « Cela se manifeste en particulier par l’aggravation depuis plusieurs années de la déforestation dans cette région, notamment en Amazonie. Ces actes sont contraires à la fois à la lettre et à l’esprit du projet d’accord d’association UE-Mercosur, dont le volet commercial et le volet politique engagent explicitement au respect et à la mise en œuvre effective de l’Accord de Paris, à la demande de la France durant la négociation. » En effet, la hausse de 2 à 3% de la production de viande bovine consécutive à l’ouverture des marchés provoquerait une accélération de la déforestation annuelle de l’ordre de 5%, pendant six ans. N’oublions pas que la forêt tropicale est le second puits de carbone de la planète, après les océans et que la principale cause de la déforestation est l’agriculture, de subsistance, mais surtout industrielle, avec l’élevage intensif de bovins en Amérique du sud, et la culture du soja et de l’huile de palme.
L’organisation internationale Trase, spécialisée dans l’analyse des liens entre les chaînes d’approvisionnement et la déforestation, a publié en 2019 une étude indiquant que l’industrie de la viande bovine au Brésil est responsable du massacre de 5 800 km² de terres chaque année. Cette déforestation massive met en danger la faune et la flore, accélère les dérèglements climatiques et favorise les incendies, souvent localisés dans les zones d’élevage.
La commission Ambec dénonce « une occasion manquée » pour l’environnement
Dans ce contexte, le Gouvernement a mandaté à l’été 2019 une commission d’experts indépendants présidée par l’économiste de l’environnement Stefan Ambec, directeur de recherche à l’INRAE et à la TSE. Cette commission était chargée, notamment, d’analyser l’ensemble des dispositions du projet d’accord pouvant avoir un impact sur le développement durable, d’évaluer l’effet de l’accord sur les émissions de gaz à effet de serre, la déforestation, la biodiversité, la diffusion des technologies propres et la transition écologique des modes de production, et la capacité à assurer le respect, pour tous les produits consommés sur le marché européen, de nos standards environnementaux et sanitaires.
Les conclusions du rapport ont été présenté ce 18 septembre au Premier ministre qui a réaffirmé l’intention de la France de « s’opposer au projet d’accord en l’état ». En cause, selon Jean Castex, le projet de traité « n’a aucune disposition permettant de discipliner les pratiques des pays du Mercosur en matière de lutte contre la déforestation », or « la déforestation met en péril la biodiversité et dérègle le climat ».
Les conclusions mettent tout d’abord en lumière l’impact potentiel de l’accord commercial sur l’augmentation de la déforestation dans les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay). Ensuite, elles soulignent le niveau d’ambition insuffisant de ce projet d’accord en tant qu’outil pour amener les partenaires commerciaux à une meilleure prise en compte du dérèglement climatique et de la protection de la biodiversité, notamment via le respect de l’Accord de Paris.
Le rapport conclut que l’Accord représente « une occasion manquée pour l’UE d’utiliser son pouvoir de négociation pour obtenir des garanties solides répondant aux attentes environnementales, sanitaires, et plus généralement sociétales de ses concitoyens ».
Le Gouvernement en conclut que ces éléments confortent la position de la France de s’opposer au projet d’accord d’association en l’état.
Des gains minimes pour les européens
Le rapport met en exergue que, du point de vue européen, la mise en œuvre de l’Accord induirait probablement des gains commerciaux dont l’impact en termes de revenu réel pour les concitoyens européens sera minime, ce qui paraît somme toute logique s’agissant d’un accord bilatéral qui ne concerne que deux groupes de pays, aussi importants soient-ils.
Cette vision d’ensemble masque une hétérogénéité entre des secteurs qui enregistreront des gains – essentiellement dans l’industrie et les services – et d’autres qui pâtiront de la concurrence des pays du Mercosur comme les secteurs agricoles et agroalimentaires.
Le risque de libéralisation des tarifs
Dans le domaine des produits agricoles, l’Accord libéralise une large part des lignes tarifaires des deux parties. Cette libéralisation bénéficiera à certains secteurs qui représentent des intérêts offensifs de l’UE, notamment les vins et spiritueux avec une annulation rapide des tarifs douaniers, les fromages et les préparations infantiles sous la forme de contingents tarifaires relativement modestes.
Dans le cas des vins et spiritueux, l’Accord n’oblige pas les pays du Mercosur à aligner leurs réglementations nationales sur les normes internationales, ce qui pourrait limiter les gains. Pour ce qui est des Indications Géographiques (IG), l’Accord apporte une amélioration par rapport à la situation actuelle : il inclut un nombre élevé d’IG européennes et permet ainsi la reconnaissance par les pays du Mercosur du « modèle » agricole européen reposant fortement sur les Signes Officiels de la Qualité et de l’Origine (SIQO). Pour autant, cette protection reste tributaire des législations nationales des pays du Mercosur et ne règle pas le problème de la concurrence entre IG et marques.
Quant aux produits tels que la volaille, le porc, le bœuf (essentiellement sous forme d’aloyaux réfrigérés et congelés), le sucre, le riz, le miel, le maïs doux, ou encore l’éthanol, une libéralisation des échanges serait partielle, puisque le niveau d’importations en provenance des pays du Mercosur « pourrait fragiliser les producteurs agricoles européens si cette tendance se traduit par des baisses de prix sur les marchés européens. »
Quels risques sanitaires ?
Les risques sanitaires peuvent augmenter en cas d’intensification des échanges et faire craindre un assouplissement de certaines normes. Le rapport explique qu’il y a un fort risque de baisse des « exigences liées aux modes de production, dans un triple objectif de garantie de la santé publique, de respect des préoccupations des consommateurs européens (notamment sur les plans de l’environnement et du bien-être animal) et de la loyauté du commerce. »
Les instances de dialogue dans les domaines du sanitaire, du bien-être animal, des biotechnologies et de la résistance microbienne – dont la mise en place est louable par principe – sont peu contraignantes. Quant à la reconnaissance du principe de précaution dans l’Accord, elle reste incomplète.
La déforestation
C’est le principal grief de cet Accord : le rapport évoque une accélération des coupes de 5 % par an pendant six ans, du fait de l’augmentation de la production de viande bovine du Mercosur pour répondre à la demande européenne.
Ce risque de déforestation a été évalué dans le rapport sous la forme d’un équivalent en surfaces de pâturages supplémentaires qui serait théoriquement nécessaire pour répondre à cette augmentation de production de viande bovine, en considérant plusieurs scénarios. Le résultat obtenu est une accélération de la déforestation annuelle de l’ordre de 5 % pendant la période de six ans prévue par l’Accord pour la réduction des tarifs, par rapport à la moyenne des cinq dernières années. Ces valeurs ne prennent pas en compte les surfaces supplémentaires des cultures nécessaires pour l’alimentation de la viande bovine, de la volaille et, éventuellement (de manière spécifiquement indirecte pour cette dernière) de la canne à sucre.
L’Institut Veblen et la Fondation Nicolas Hulot (FNH) préviennent dans une analyse préliminaire sur le Mercosur, « Une catastrophe pour le climat et la biodiversité », car, en réalité, la déforestation pourrait augmenter de 25%.
L’explication, selon leur analyse, est que la hausse des exportations de viande bovine engendrée par l’accord ne serait pas de 53 000 tonnes par an, mais plutôt de 98 000 tonnes, ce qui ne fait pas consensus au sein de la Commission. Selon l’hypothèse basse consensuelle, cela représente une hausse de surface de la production d’environ 3,6 millions d’hectares. Mais le rapport précise aussi que la viande exportée sera principalement de l’aloyau, c’est à dire les morceaux dits « nobles », qui représentent 19,5% d’une carcasse typique de jeune bovin du Mercosur, et que le reste de la viande produite sera valorisé sur d’autres marchés, en plein essor, en particulier la Chine. 700 000 hectares de forêts seraient ainsi massacrés, soit 19,6 % du total correspondant à la partie « aloyaux » des animaux ainsi élevés, une façon de minorer l’impact réel sur l’environnement. La Commission Ambec rappelle aussi qu’un kilo de viande bovine produite en Amérique du Sud génère des émissions de gaz à effet de serre quatre fois supérieures à celles d’un kilo produit en Europe.
Quant aux pesticides, dont 27 % des 190 principes actifs autorisés au Brésil sont interdits dans l’UE, et surtout les limites maximales de résidus sont souvent beaucoup plus hautes. Enfin, « la reconnaissance du principe de précaution reste incomplète dans l’accord, note le rapport. Le principe est énoncé dans une version amoindrie ».
L’entrée facilitée sur le marché européen de denrées produites avec des pesticides interdits dans l’UE, risque un affaiblissement des standards environnementaux et sanitaires européens pour des gains économiques très faibles, sans commune mesure avec les dégâts sur le climat et la biodiversité.
Depuis le début de l’année 2020, plus de 12 000 km² de forêts ont disparu. Soit une augmentation de 55% par rapport à l’année dernière sur la même période.
Enjeux climatiques : 4,7 à 6,8 millions de tonnes de CO2
Les experts de la Commission Ambec ont estimé que les émissions supplémentaires attribuables à l’Accord seraient comprises entre 4,7 et 6,8 millions de tonnes équivalent CO2, sans la prise en compte du transport de marchandises ni la déforestation — qui pourrait émettre entre 121 et 471 MteqCO2, selon l’Institut Veblen
« L’Accord ne contient pas de conditionnalité spécifique sur les engagements pris par les parties dans le cadre de l’Accord de Paris. Les clauses de l’Accord renvoient aux obligations climatiques sans les faire relever du mécanisme de règlement des différends applicable aux autres obligations. Ainsi, aucune mesure effective pour la mise en œuvre des engagements climatiques n’a été élaborée dans l’Accord. »
Ce rapport d’experts, pour lequel plusieurs représentants d’organisations ont été auditionnés, vient corroborer les analyses produites depuis des années, comme le mentionne le collectif stop TAFTA : « Cet accord UE-Mercosur, qui vise essentiellement à exporter des voitures européennes pour importer plus de viande sud-américaine, doit être stoppé. Le collectif Stop CETA/Mercosur l’avait déjà énoncé au printemps : sur l’accord UE-Mercosur, Emmanuel Macron doit arrêter de faire semblant ».
Position partagée par le gouvernement français qui « exige », pour poursuivre les négociations, le respect de l’Accord de Paris sur le climat et l’alignement des importations sur les normes sanitaires et environnementales fixées par l’Union : « Le projet d’accord n’a aucune disposition permettant de discipliner les pratiques des pays du Mercosur en matière de lutte contre la déforestation. Ça, c’est le manque majeur de cet accord et c’est la raison principale qui fait qu’en l’état, les autorités françaises s’opposent au projet d’accord » (Source : AFP).
Conformément à l’engagement pris dans le « Plan Climat » adopté en juillet 2017, une stratégie nationale a été adoptée le 14 novembre 2018 par la France de mettre fin d’ici 2030 à la déforestation causée par l’importation de produits forestiers ou agricoles non durables. Après avoir pris des engagements de lutte contre la déforestation dans le cadre des déclarations d’Amsterdam et de New York, la France passerait donc enfin à l’acte ?
Pour Phil Hogan, commissaire européen au Commerce, qui fut commissaire à l’Agriculture lors de la précédente mandature, ne semble pas vouloir ralentir le rythme des traités de commerces signés entre l’Europe et le reste du monde. Au contraire, il déclarait récemment : « Nous avons signé 41 traités dans 75 pays et nous devrions en signer encore plus que cela dans les années à venir ». C’est l’une des conditions, selon lui, du rebond européen.
Des déclarations en contradiction apparente avec celle d’un autre commissaire européen, Thierry Breton, qui déclarait il y a peu que la « mondialisation était sans doute allée trop loin », alors qu’un autre Français, Emmanuel Macron, estimait lui qu’il faudrait à l’avenir, produire plus en France et en Europe, et compter moins sur les importations pour nous nourrir et nous équiper. (Source : France Culture, mai 2020)
Il est aussi urgent d’amener chaque acteur (producteurs, entreprises, investisseurs, consommateurs), à faire évoluer ses pratiques pour diminuer la déforestation, notamment les matières agricoles qui contribuent le plus à la déforestation importée telles que le soja, l’huile de palme, le bœuf et ses co-produits, le cacao, l’hévéa, ainsi que le bois et ses produits dérivés.
Pour aller plus loin :
- Le Groupe Casino mis en demeure de ne plus vendre de bœuf issu de la déforestation au Brésil et en Colombie
- Ces banques françaises qui financent la destruction des forêts mondiales