Six mille langues sont parlées dans le monde. Le bassin linguistique francophone est, à ce jour, en termes de locuteurs, le cinquième au monde après les bassins chinois (Chine, Singapour, Taïwan), anglophone (Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Inde, Afrique), hispanophone (Espagne, Amérique latine) et hindi (Inde, Pakistan). Mais il se pourrait bien que cette bonne vieille langue française redevienne la langue la plus parlée au monde d’ici 2050 : le nombre passant de 220 millions recensées en 2010 à 750 millions dans le monde…
Toute la presse nationale se fait l’écho d’une étude menée par la banque Natixis en septembre 2013, relayée par le magazine Forbes, et cependant controversée par certains médias : le français pourrait devenir la prochaine langue universelle, celle de l’avenir, après avoir été pendant des siècles, celle des Lumières, celle de la culture et de l’érudition, des arts et de la diplomatie (elle est encore la langue officielle de nombreuses institutions internationales comme l’ONU, le Comité olympique,…).
Dans le numéro 115 de la série Gérer & Comprendre des Annales des Mines (Mars 2014), l’éditorial de Pascal LEFEBVRE aborde le sujet du modèle unique de langage de la mondialisation, basé sur le souci de la qualité de la recherche : une pensée formatée peut-elle être féconde en matière de gestion ? Un édito que UP’ a choisi de relayer ici pour s’enorgueillir d’une éventuelle aubaine d’image plus nuancée de la France…
« L’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine, président en son temps d’un Comité international pour le français langue européenne, disait : « La langue anglaise est un fusil à plombs : le tir est dispersé. La langue française est un fusil qui tire à balle, de façon précise ».
Je ne suis guère versé dans l’art cynégétique pas plus que dans l’admiration des vieilles familles impériales, mais ce mot me plaît bien, et je gage qu’il plaira aussi à quelques-uns des auteurs de ce numéro. A Jean-François CHANLAT, par exemple, ou à Sylvie CHEVRIER et Philippe DURANCE. Tous trois abordent en effet, sous des angles différents, une même thématique : la tyrannie d’une mode servile subordonnant la valeur d’un travail de recherche, particulièrement en gestion, à son expression dans une langue anglaise dont l’aspect pratique masque souvent l’imprécision.
Selon nos censeurs vétilleux, hors des revues américaines, point de publication qui vaille, donc point de carrière académique qui se puisse bâtir et point de notoriété qui dépasse le cénacle des initiés à ces langues désormais quasi mortes que sont le français, l’allemand ou le russe, parmi tant d’autres.
Il n’est pas ici question d’une nostalgie s’attardant sur une prétendue gloire passée, mais bien du souci de la qualité de la recherche : une pensée formatée peut-elle être féconde en matière de gestion ? Nous ne parlons pas ici de physique fondamentale, pour laquelle la formalisation mathématique s’est avérée non seulement indispensable pour communiquer entre chercheurs, mais porteuse de réalisations concrètes : sans Heisenberg et ses équations, point de transistor et donc de société de l’information.
Nous parlons de cette pensée gestionnaire, standardisée et formatée, véhiculée, entre autres, par bien des MOOCs : que prétend-t-elle apporter à la compréhension des systèmes complexes que sont nos organisations ?
Qu’apportent ces publications qui creusent, avec plus ou moins de talent, toujours les mêmes sillons dans un champ parfaitement borné ? Laminées les différences de cultures, étouffées les originalités locales, balayées les découvertes parce qu’émergeant du local ? Qu’importe le gâchis de talents, les territoires nouveaux, ouvrant le champ de la connaissance à la boulimie marchande doivent coûte que coûte être homogénéisés pour être profitables.
La recherche en gestion doit-elle donc renoncer aux chemins de traverse, aux cheminements isolés, aux trajectoires improbables pour n’être plus que la psalmodie servile de dogmes imposés, quitte à périr ici faute de s’imposer là-bas ?
Marchandisation du savoir, marchandisation du social : la lente érosion des territoires non marchands, comme celle de nos rivages atlantiques en cet hiver de tempêtes océanes à répétition, sape peu à peu les identités européennes construites au fil d’une histoire sociale complexe et parfois douloureuse, dont nos langues sont les témoins, au profit d’un mainstream dont l’intérêt, autre que financier, reste à démonter et d’une novlangue que les Précieuses ridicules ne désavoueraient pas.
Nos business schools sont-elles vouées à ne former que des managers appliquant des recettes et non des décideurs affrontant l’incertitude ? Au bout du compte, nos entreprises errent au gré de la fair value et les salariés sont en souffrance.
Décidément, les plombs anglo-saxons, évoqués par l’archiduc Otto, font bien des dégâts sur le petit gibier que nous sommes, alors que les balles françaises peinent vraiment à franchir l’Atlantique. »
Pascal Lefebvre, © Les Annales des Mines « Gérer et Comprendre » Mars 2014
La série Gérer & Comprendre des Annales des Mines privilégie une approche humaine de l’organisation des entreprises, grâce à des analyses qui ne fondent pas sur les seuls outils de gestion, mais empruntent aussi à la sociologie des moyens de compréhension indispensables aux responsables d’entreprises. Son fonctionnement est celui d’une revue académique à comité de lecture. Elle a été retenue par l’AERES dans son classement des revues en économie et gestion, ainsi que dans celui des revues en sociologie.
Au sommaire de ce numéro de mars 2014 :
– Langue et pensée dans le champ de la recherche en gestion : constats et enjeux et atouts de la langue française. Par Jean-François CHANLAT, Professeur des Universités – Université Paris-Dauphine
– Les MOOCs (MASSIVE OPEN ONLINE COURSES), entre mythes et réalités. Par Philippe DURANCE, Professeur au Conservatoire national des Arts & Métiers (CNAM) – Paris, titulaire de la chaire « Prospective et développement durable », chercheur au Laboratoire interdisciplinaire de recherche en sciences de l’action (LIRSA). Président de l’Institut des Futurs souhaitables (IFs)
– Les obstacles à la gestion des risques psycho-sociaux : quatre pistes d’analyse. Par Wim VAN WASSENHOVE, Docteur, Chargé de recherche au CRC – Mines ParisTech.
– Pour une sociologie utile : la sociologie d’intervention. Par Denis BERNARDEAU MOREAU, Université Paris-Est Marne la Vallée, laboratoire ACP.
– Sur l’étude menée par la banque Natixis : lire article de l’Express.fr – 26 mars 2014
– Rapports de l’Observatoire de la Langue Française
– Site officiel de l’Organisation Internationale de la Francophonie