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On ne prête qu’aux riches !

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Vous vous souvenez de votre première conversation de cour d’école ? De votre première dispute ? Non ? Et dans votre famille, avec vos frères et soeurs ? Vous vous souvenez des premiers échanges ? Des premières bagarres ?
 
Tu me le prêtes ?
 
Il y a pourtant 99% de chances qu’à l’école comme avec vos frères et soeurs tout cela ait tourné autour du prêt. De l’action de « prêter ». Prêt d’un sac de billes, d’un ballon, d’une peluche, d’un jouet ou d’un doudou quelconque. Prêt ou refus de prêter d’ailleurs …
 
Le prêt est, depuis notre enfance, à des niveaux divers chez les individus, la première grande marque de socialisation. Accepter ou refuser de prêter c’est commencer à construire son rapport au monde et aux autres, accepter ou refuser l’interaction avec certains, manifester et exprimer son désir pour l’objet de l’autre, comprendre en retour que l’on possède aussi certains objets capables de susciter le désir chez l’autre.
 
Prêter c’est aussi accepter d’abandonner à l’autre ce doudou, ce ballon, ce playmobil, ce livre, de s’en retrouver privé mais de se servir de cette privation pour négocier autre chose : de la confiance, de l’acceptation sociale, de la reconnaissance, la promesse d’un autre prêt.
 
A mesure que l’on grandit, que l’on devient « adulte », on prête de moins en moins souvent, de moins en moins de choses. Sans vraiment savoir réellement pourquoi. Manque d’occasions bien sûr, appropriation plus grande également ou impossibilité de compenser le manque consécutif à un prêt (de voiture, de télé, etc.). Cette raréfaction de nos actions de prêt ne nous empêche d’ailleurs pas, au contraire même, de continuer à jongler avec les contradictions de nos désirs : qui n’aimerait pas que son voisin ait l’idée de nous prêter sa voiture grand luxe, sa piscine qui nous fait tant envie ?
 
A l’âge adulte les actions de prêt sont essentiellement circonscrites au secteur des biens culturels. Ou tout du moins, elles l’étaient. Réfléchissez à la dernière chose que vous avez, dans votre vie d’adulte, prêté à quelqu’un. Dans 95% des cas il s’agissait d’un livre, peut-être d’un CD, éventuellement d’un DVD ou d’un Blue-Ray.
 
A l’âge adulte, ce sont les bibliothèques et les médiathèques qui sont devenues les cours d’école et les salles de jeu de notre enfance : le dernier endroit ou il est possible, naturel et logique de demander à ce que l’on nous prête quelque chose. On peut même nous prêter des jeux dans les ludothèques, ou des oeuvres d’art dans les artothèques.
 
Comment prêter ce que l’on ne possède pas ?
 
Et puis le numérique est arrivé. Et tout a changé chez l’adulte et chez l’enfant. Avec le numérique, « prêter » n’impliquait plus nécessairement de perdre la jouissance du bien concerné et permettait quand même d’en retirer tous les bénéfices en termes, par exemple, de reconnaissance sociale.
Il devenait presque plus simple de donner que de prêter. Le processus de reconnaissance sociale, de gratification, de participation et d’inclusion dans un collectif était le même. Alors on a donné. Et Hadopi est arrivé. Et puis les DRM. Et c’était fini. Alors on a essayé de recommencer à prêter. Mais c’était – beaucoup – plus compliqué. 
 
Après la grande vague du peer-to-peer, de la génération Napster, de celle de la Mule, sont apparus les modèles de consommation « sur abonnement », les offres de streaming légal. Tout à l’air d’avoir changé. Hadopi est devenu un organisme reconnu d’hilarité publique mais désormais les opérateurs mettent en place des DNS menteurs, mesure bien plus efficace mais bien plus hypocrite et d’une certaine manière anti-démocratique. Mais rien, rien n’a fondamentalement changé.
A part peut-être ceci : Game Of Thrones est la série la plus regardée de tous les temps et c’est aussi la série la plus « piratée » de tous les temps.
 
Rien n’a changé dans ce que le prêt, le partage, le piratage ou le don révèlent de notre désir de voir, d’avoir accès, de connaître.
 
« Pour ma part, je suis plus inquiet par l’absence de téléchargement – l’absence de désir – que par le téléchargement. » écrivait Hubert Guillaud en … 2009.
 
Il y a quelques jours j’ai découvert une application qui s’appelle « Booxup ». Tu t’inscris (c’est gratuit), tu rentres les livres de ta bibliothèque (en flashant le code barre avec ton smartphone) et tu peux rentrer en contact avec d’autres utilisateurs près de chez toi pour qu’ils te prêtent tel ou tel livre qu’ils possèdent. Oui je parle bien de livres « en papier ». Pas de modèle économique (en tout cas je ne l’ai pas trouvé), une simple application de prêt entre particuliers. De prêt de livres. En papier. Pas de « téléchargement », pas de « copie », du p-r-ê-t. Faut se déplacer. Rencontrer le gars (ou la fille) et lui emprunter le livre qu’il te prête. Et puis après, lui ramener. Ben oui. A l’ancienne.
 
Que croyez-vous qu’il arriva ? Une visite de la DGCCRF (Direction Générale de la Consommation et de la répression des Fraudes) et l’ouverture d’une « enquête préventive ». Parce que c’est bien connu, prévenir, c’est guérir, et prêter est une pathologie qui se soigne. Ou se punit. Rendez-vous compte : des gens qui, par l’intermédiaire d’une application, peuvent se prêter des livres en papier qu’ils ont achetés, c’est louche. C’est forcément louche. En tout cas, aux yeux des éditeurs qui ont signalé ladite application auprès de la DGCCRF. Bah oui, l’échange de livres inquiète la répression des fraudes.
 
Rien ne permet pour l’instant de dire si cette application rencontrera son public, ni si elle sera in fine interdite. Mais il n’est pas anodin que l’inspecteur chargé de cette « enquête préventive » soit également celui à qui avait été confié le dossier Uber. La sacro-sainte angoisse contre « l’uberisation » du prêt de livre, mot-valise qui, dans sa surface et son emploi médiatique, permet de désigner commodément deux réalités distinctes et parfaitement antinomiques et ce faisant, de sortir le débat du champ public en le neutralisant : ces deux réalités antinomiques sont celles du salariat algorithmique (ou digital labor) d’une part, et celle de l’économie collaborative (ou de l’économie du partage ou du don) d’autre part.
 
Library Net.
 
Une seule chose est sûre c’est que sur ces questions, le prêt, le partage et, plus essentiellement, la « privacy » (nous y reviendrons), ce sont une nouvelle fois les bibliothèques qui devraient, qui pourraient, se retrouver un première ligne. Car ce sont les bibliothèques qui ont inventé et donné vie au « droit de prêt ». Car, même si l’on a trop souvent tendance à l’oublier, ce sont les bibliothèques, c’est le projet politique de la bibliothèque qui a joué un rôle déterminant dans l’établissement de nos sociétés démocratiques. Dès qu’un parti politique d’extrême droite arrive au pouvoir, il commence par faire interdire des livres dans les bibliothèques de sa ville. L’une des premières mesures du Patriot Act au lendemain des attentats du 11 septembre fut de contraindre les bibliothèques à remettre à un officier de police (et non de justice) la liste de tous les livres « suspects » consultés ou empruntés par des usagers le devenant à leur tour (suspects).
 
 
Alors que d’inquiétants glissements vers des sociétés du contrôle se multiplient, rien de plus normal que les bibliothèques se retrouvent une nouvelle fois au centre de problématiques essentielles, et rien de plus enthousiasmant que de constater qu’elles commencent à se positionner fortement sur ces questions :
– celle du droit à la vie privée (déclaration de l’IFLA du 20 Août 2015)
– celle du droit à une connexion neutre via la mise en place, au sein des bibliothèques de noeuds du réseau TOR. C’est le « Library Freedom Project » (le blog du projet est ici).
 
Diffusion des savoirs et des connaissances, données personnelles, neutralité du net, les trois grands enjeux du siècle. Tous trois enfin rassemblés dans la bibliothèque.
 
La « première » bibliothèque, celle d’Alexandrie, était d’abord une annexe du musée (d’Alexandrie) et fut construite sur une logique de saisie et de captation. Des soldats récupéraient la totalité des rouleaux et oeuvres d’art qu’ils trouvaient sur les bateaux débarquant au port pour que scribes, sculpteurs et peintres en réalisent des copies quand ils en avaient le temps ou les confisquent tout simplement. C’était une sorte de « prix à payer » pour l’accès à la ville et à l’infrastructure portuaire permettant de refaire le plein de vivres et de marchandises. L’analogie avec l’actuelle captation de nos données personnelles par les géants du web en échange de l’utilisation de leur plateforme me semble assez frappante, surtout si l’on y ajoute la lecture de l’excellent dernier billet de Christian Fauré sur la « conteneurisation du monde » :
« J’ai déjà fait la distinction entre les technologies de Transport et les technologies Transfert, en rappelant tout d’abord que les distinguer n’est pas les opposer, et cela d’autant plus qu’aucun réseau de transfert n’existe s’il ne s’appuie pas lui-même sur un réseau de transport. Par exemple, le web est une technologie de transfert de data au dessus des réseaux de transport des opérateurs télécom.
Si, comme on l’a vu avec la généralisation du conteneur, la tendance majeure dans l’industrie du transport est de diminuer au maximum les stocks et les files d’attentes, dans les industries qui transfèrent des data, on ne peut que constater une évolution exponentielle des stocks qui mènent aux fameuses big data, précisément grâce à la capacité des technologies de transfert d’opérer mais aussi de collecter à distance (posant du même coup un dilemme concernant la fiscalité qui ne peut s’appliquer qu’avec l’existence d’un établissement stable sur le territoire).
(…) Or il se trouve que, dans le « cloud » –  là où s’écrivent les transferts de données – un logiciel bénéficie d’une adoption fulgurante. Son nom, je vous le donne en mille : Docker. Nous voilà revenus dans le champs sémantique du transport Maritime. Docker est un conteneur digital qui permet de déplacer des applications entre les différentes plateformes des géants du web devenues des Ports de la mondialisation Digitale. »
 
Des lumières du port d’Alexandrie (Alexandra, toubidou wap) à sa bibliothèque jusqu’au nouveaux « ports de la mondialisation digitale », la boucle semble bouclée. Le conteneur est ce troisième lieu et la bibliothèque est son port.
 
 
En plus de se saisir des problématiques de vie privée et de droit à la copie comme pendant de la systématisation du modèle de l’acopie, le fait que les bibliothèques soient prêtes à devenir – enfin – d’authentiques noeuds du réseau Tor (qui s’affirme de plus en plus comme la seule alternative à la « propriétarisation » des logiques d’accès des plateformes) est un signe fort et une excellente nouvelle. Cela pourrait, en outre, permettre aux bibliothèques de devenir enfin, au-delà d’un quelconque « troisième lieu », autant d’opérateurs de premier plan.
 
Avec un peu de recul, il est en effet assez frappant que ces lieux constitutivement dépositaires de la connaissance ne se soient jamais réellement emparés du sujet de la « distribution » des mêmes connaissances, que les innombrables et parfois inénarrables colloques et tables-rondes sur la bibliothèque comme (troisième) lieu aient systématiquement occultés la question pourtant déterminante et constitutive de la bibliothèque comme infrastructure primaire du réseau.
 
Sanctuariser le prêt
 
S’il fallait trouver une moralité à toute cette histoire, disons simplement qu’il serait dommage que la France reste dans l’histoire du numérique comme le pays qui a inventé Hadopi (souvenez-vous que le projet initial prévoyait une castration numérique), qui a fait interdire une application (UberPop, même si nous n’avons pas été les seuls ni les premiers), et qui a lancé une « enquête préventive » sur une application de prêt de livres en papier … Et qu’il ne faudrait pas non plus être trop prompts, après celui du téléchargement, à prendre le virage de la criminalisation du prêt …
 
L’autre morale de cette histoire, c’est que plus j’avance en numérique – et proportionnellement en âge – et plus je me dis qu’au storytelling – habile – des éternels récits en mode « et si tout devenait gratuit », il nous faudrait au contraire être bien plus attentifs et vigilants pour défendre le prêt, l’échange. La gratuité est un leurre qui nourrit l’irénisme technologique d’une main – le grand récit du tout gratuit – pour mieux engraisser les actionnaires des plateformes de l’autre (de Kim DotCom à Uber en passant par Zuckerberg ou Brin et Page).
 
Si c’est gratuit, c’est toi le produit. Et si tu ne peux pas prêter, c’est toi le benêt
 
Rien n’est jamais gratuit. C’est parce que les choses ont un prix qu’elles devraient légalement, légitimement et naturellement, sans restriction d’aucune mesure, pouvoir être échangées comme bon nous semble dès lors qu’elles ont été acquises. Nier le prix des choses c’est nier leur capacité à être prêtées à d’autres et faire le jeu des nayants droits et des plateformes.
 
C’est parce que nous sommes incapables de fixer le prix, la valeur de nos données personnelles, que nous nous résignons à voir des empires économiques se bâtir sur elles, et que nous sommes incapables de choisir entre ceux qui nous disent être prêts à payer pour moins de collecte et ceux qui nous disent de vendre (ces données) au juste prix de notre labeur digital.
 
A force de ne prêter qu’aux riches, ils ont fixé le prix du prêt. Et on a oublié que prêter n’avait pas de prix.
 
Addendum : Ne manquez sous aucun prétexte le billet de Neil Jomunsi sur le même sujet (prêt de livres entre particulier et intervention de la DGCCRF) : « Peut-on prêter ses livres ? » qui se termine ainsi :
« Le prêt est un acte fort, car c’est par excellence la preuve de la confiance que nous plaçons en l’autre (que cette confiance soit méritée ou non). Pas étonnant donc que dans une société qui érige la méfiance en système, le prêt soit regardé d’un œil méfiant, voire hostile. »
 
Olivier Ertzscheid, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication – ©Affordance.info, ISSN 2260-1856. « On ne prête qu’aux riches ! » –  9 septembre 2015
http://affordance.typepad.com/adresse-du-billet.html 
 
 

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