Certains mots sont tellement chargés de valeur, de sens, et de devoir, que pour y réfléchir, il faut commencer par les désenchanter. Tout près de « cohésion », de « mixité », d’ «équité » et de quelques autres, « solidarité » fait partie de ces mots dont la générosité envahit la pensée. Avec cette question de la solidarité, on est donc au cœur du processus de construction de la métropole.
Quoi de commun entre la Sécurité Sociale et la chasse en groupe des clans paléolithiques, le sauvetage de la dette souveraine grecque et l’engagement des Brigades Internationales auprès des Républicains espagnols, le Consulat médiéval de Lyon et la communauté urbaine présidée par Gérard Collomb ? Quoi qu’on pense de ces audacieux rapprochements, il s’agit toujours de systèmes solidaires, fondés sur deux moteurs : le transfert ou le partage de valeurs, de moyens, ou d’efforts au sein d’un groupe, dans une relation non marchande ; l’affirmation ipso facto de ce groupe qui se reconnaît et se construit à travers le transfert, ou le partage, volontairement soustrait au marché en question.
Dès lors qu’un groupe s’est construit et identifié – famille, clan, tribu, ville, village, communauté, corporation, club, coopérative, association, ligue, nation, fédération – et qu’elles qu’en soient les modalités et les dimensions, il existe toujours une forme de solidarité, fût-elle jugée négative : l’effort régressif de l’impôt sur le revenu en France, pour les tranches les plus élevées, rend bel et bien solidaires… les classes moyennes avec les riches !
Transfert et collectif non marchands sont donc les deux principes constitutifs de la solidarité. En règle générale, plus le groupe est petit plus le transfert, ou partage, est intense (au sein de la famille, la solidarité est, en principe, totale et permanente) et inversement, plus le groupe s’élargit (jusqu’à l’échelle théorique du monde) plus le transfert, ou partage, implique une négociation quant à sa nature, son amplitude, sa légitimité. Les formes d’interdépendance qui se sont stabilisées au sein d’un groupe, au point parfois de passer pour instinctives (la famille, encore) ou du moins éthiques (la nation), sont re-questionnées dès qu’on change d’échelle, puisqu’élargir le cercle du transfert non marchand, c’est reconnaître un nouveau groupe et ses raisons.
La métropolisation est un de ces changements d’échelle. La mondialisation et ses constructions intermédiaires, comme l’Union Européenne, en sont une autre. L’une comme l’autre sont puissamment animées par le marché, l’échange monétarisé, la compétition des valeurs. Elles sont d’ailleurs considérées aujourd’hui comme les expressions spatiales de l’intensification des échanges et de la marchandisation d’un nombre croissant d’interdépendances humaines. Mais elles ne sont pas que cela : puisque ces dynamiques produisent des groupes nouveaux (des métropoles, des macro-régions géoéconomiques), elles favorisent la renégociation des transferts, ou partages, hors-marché, formes de solidarité par lesquelles ces groupes nouveaux affirment leur existence. A la condition cruciale que les groupes en question parviennent à instituer le cadre et les règles de cette renégociation, c’est-à-dire l’instance politique qui aura la pouvoir de décréter la part du hors-marché.
Trois difficultés et trois promesses
Photo : Réalisation architecturale de Renzo PIANO – Centre culturel Jean-Marie Tjibaou Nouméa 1998
Première difficulté : la métropole comme nouveau collectif toujours « en retard d’une solidarité » ?
Le passage du vénérable quartier corporatif à la commune, puis des siècles plus tard de la commune à la communauté, puis – accélération de l’histoire – de la communauté à quelque chose de plus grand qui n’a pas encore dit son nom, sinon technique (par exemple le pôle métropolitain) : à chaque fois il s’agit pour un groupe de sortir d’un cadre établi, dont on connaît la solidarité, y compris par ses défaillances, pour aller vers un autre, dont la solidarité sera à définir, à négocier. Le nouveau groupe émerge, pour des raisons sociales, économiques, fonctionnelles, géographiques, mais sa solidarité ne sort pas toute casquée du marché qu’il constitue. En tant que phénomène social et économique, la métropole (et ses problèmes) est toujours plusieurs pas devant sa construction politique, garante d’une certaine solidarité. Ce retard (de fiscalité unifiée, de services publics locaux étendus, de mutualisation des moyens, etc.) est inhérent à la construction métropolitaine : l’enjeu politique est d’en réduire l’amplitude.
Deuxième difficulté : négocier une solidarité de plus en plus hétérogène.
Mais la réduction de cette amplitude se heurte à une autre amplitude : celle des situations sociales, culturelles, spatiales, environnementales, qu’il s’agit de rassembler et prendre en considération dans la construction d’un hors-marché élargi. La solidarité est l’affirmation d’un collectif : comment la poursuivre lorsque les dissemblances semblent l’emporter, dans un premier temps, sur les héritages communs ? Par exemple, l’hétérogénéité du cosmopolitisme métropolitain peut interroger la reconnaissance d’un bien culturel commun. Ou bien, dans un autre registre, le côtoiement métropolitain de situations spatiales très différentes peut rendre difficile l’appréciation de ce qui est, pour les uns ou pour les autres, un effort à partager : confère le débat récurrent entre « charges de centralité » des villes et « charges de faible densité » des campagnes. Là encore, rien d’insurmontable à terme, à condition de parvenir progressivement à s’entendre sur des biens et services communs en quelque sorte « supérieurs » à ceux dont les groupes qui s’assemblent dans le fait métropolitain disposent déjà. Ce qui veut bien dire : renégociation fiscale, nouveaux transferts, invention de nouveaux biens et services communs.
Troisième difficulté : la rivalité des échelles de solidarité.
Or, personne n’aime lâcher la proie pour l’ombre. La métropole peut bien promettre une solidarité élargie, par ses biens et services publics, pourquoi faudrait-il renoncer aux arrangements plus locaux qui préexistent ?
L’attachement aux solidarités anciennes, parfois confrontées et résistantes à un élargissement raisonnable, ne peut pas se lire que comme un égoïsme localiste ou un utilitarisme étroit. Certes, il peut être cela, car le contrat social n’est pas un long fleuve tranquille. Mais il peut être aussi l’expression légitime de la permanence d’un groupe qui a besoin de sa solidarité pour exister. La métropole ne peut donc pas être un espace de solidarité unique, qui intègre et efface les autres échelles de solidarité au fur et à mesure qu’elle grandit. Elle est condamnée à la multiplication des dispositifs solidaires, au pluralisme des ententes qu’ils représentent, à l’emboîtement des échelles et au principe fédéral pour les articuler. Autant de potentiels d’évitement pour les groupes et les territoires qui voudraient se soustraire à la solidarité métropolitaine : c’est toute l’ambivalence de la complexité, dont la métropole est l’espace par excellence.
Première promesse : pouvoir rendre solidaires les systèmes de solidarité.
Complexité ou complication de la solidarité ? Chaque difficulté énoncée est en même temps un potentiel par le dépassement auquel elle invite. La construction métropolitaine ne peut pas procéder par effacement des systèmes solidaires en place, aussi imparfaits soient-ils : c’est donc qu’il faut concevoir la « solidarité des solidarités ». On pense à ces communes qui protestent de ne pas pouvoir respecter le fameux article 55 de la loi « Solidarité et Renouvellement Urbains » (article qui leur fixe un rythme de progression vers les 20 % de logements sociaux), pour des raisons, foncières, urbanistiques, qui peuvent parfois être acceptables : à quelle(s) autre(s) solidarité(s) métropolitaines contribuent-elles en échange d’un report de l’effort en faveur du logement social sur leurs voisines ? L’avantage de la métropole est qu’elle peut lier entre eux tous les champs de solidarité : la solidarité sociale et fiscale, la solidarité écologique et environnementale, la solidarité urbaine et fonctionnelle (par exemple, celle qui construit les contreparties au voisinage d’un équipement répulsif mais indispensable au fonctionnement collectif), et d’autres générées par des enjeux nouveaux. L’entremêlement de ces interdépendances soustraites au marché est, certes, complexe ; c’est cependant bien plus une richesse qu’une complication.
Deuxième promesse : un hors-marché proportionnel à la vigueur du marché.
Car au fond, plus la métropole est riche, plus son potentiel de solidarité grandit. Autrement dit – au risque du paradoxe – plus le marché identifie de nouveaux champs de valeurs, et plus le « hors-marché » est susceptible d’en revendiquer la socialisation donc le partage : pour qu’il y ait « bien commun », il faut d’abord un bien, reconnu comme tel. C’est pourquoi, par exemple, les grandes villes européennes sont en pointe dans les politiques publiques comme dans les initiatives citoyennes pour se saisir d’exigences environnementales et de qualité de vie, porteuses de solidarités innovantes (des vélos en libre service, à l’habitat participatif, en passant par les ressourceries ou les systèmes d’échanges locaux). Mais, cependant, tout autour de l’économie sociale et solidaire, la bataille est rude : considérant, dans un tout autre domaine, la téléphonie mobile comme un vecteur majeur d’équité et de solidarité au sein de la société de la communication, reconnaissons que si ce service est devenu en quelques années spectaculairement universel, c’est presqu’exclusivement par la compétition marchande des opérateurs privés. De fait, au quotidien, l’accès au téléphone portable, y compris pour les plus démunis, a fait davantage pour la solidarité que certaines politiques publiques, au demeurant généreuses dans leurs principes.
Troisième promesse : réinventer le fait social métropolitain en même temps que sa solidarité.
Voilà qui montre qu’on n’a jamais fini de répondre à cette question simple : qu’est-ce qu’être solidaire ? Pour beaucoup des contemporains, confrontés à la crise et ses menaces, c’est avant tout venir au secours des plus vulnérables et corriger les inégalités sociales. Iront-ils cependant jusqu’à considérer que leur métropole, aussi riche soit-elle, doit reconnaître parmi les plus vulnérables les migrants internationaux qui fuient la misère et la guerre ? Chaque métropole est-elle ainsi susceptible d’élargir son « groupement solidaire » au monde entier ?
Ou bien la pression de la détresse mondialisée ne prouve-t-elle pas que chaque métropole, aussi solidaire soitelle, est débordée par ses devoirs, du moment qu’elle imagine agir seule ? Une interpellation du même ordre peut être faite à propos d’une autre conception de la solidarité accordant toute son attention aux cycles de ressources fragiles et à la gestion durable des biens environnementaux. A chaque époque, dans chaque contexte, la réponse à la question initiale contribue à redire le contrat social. La métropole est un Janus : d’un côté, elle semble détisser les liens sociaux et mettre en espace la fragmentation sociale – les SDF nous le rappelant chaque jour dans ses rues ; de l’autre, elle pousse plus loin le rendez-vous de la solidarité, en lui proposant de nouveaux enjeux, de nouvelles échelles, et de nouvelles valeurs : solidarité foncière pour rapprocher l’agriculture de la métropole, via l’enjeu alimentaire et gastronomique ; solidarité énergétique, aux enjeux multiples ; solidarité financière, en quête d’horizons dépassant le champ clôt des vieilles taxes locales et la dépendance aux dotations de l’Etat ; solidarité environnementale ; et d’autres, à venir, en même temps que la métropole elle-même.
La métropole réinvente la solidarité, qui réinvente la métropole : œuvres croisées.
A propos de l’auteur :
Martin Vanier est géographe, professeur en géographie et aménagement à l’Université Joseph Fourier de Grenoble, à l’Institut de géographie Alpine et directeur d’étude au sein de la coopérative conseil ACADIE. Ses recherches évoluent dans le champ des transformations des politiques publiques et du renouvellement de l’action collective, entre changements d’échelles et recompositions territoriales. Il a notamment formalisé, le concept d’interterritorialité et il développe la dimension prospective dans une part importante de ses recherches et activités. (source : http://territoires2040.datar.gouv.fr/spip.php?auteur5)
(Analyse parue dans Millénaire3 – Novembre 2012)
Pour aller plus loin :
– Livre « Le défi du renouvellement urbain » de Fadela AMARA, Pierre SALLENAVE, Christian BAFFY – Edition Archibooks 2009
– Livre « De l’architecture à la ville » Arte Charpentier en Chine – de Wenyi Zhou et Pierre Chambron – Editeur : ICI Interface (ICI Consultants)
– Spectacle par « Une compagnie de théâtre qui rapproche » : Samedi 1er décembre, 15h, médiathèque Don Quichotte à la Cour d’Angle – Saint-Denis (93)
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