L’historien Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, a créé cette année sur internet un site participatif permettant aux “invisibles” de la Société d’y raconter une facette de leur existence. Intitulé “Raconter la vie” , ce site se veut l’expérimentation d’une forme narrative de démocratie, redonnant visibilité à ceux qui se sentent en mal de représentation dans notre pays. Ce faisant, il entend aider ce dernier à surmonter sa présente conjoncture de fragilité démocratique.
La démocratie en péril
Malgré leur attachement au suffrage universel, nos concitoyens sont aujourd’hui atteints d’une forme aigüe de “fatigue démocratique.” Ce phénomène frappe de discrédit notre scène politique , tandis qu’une forte partie de l’électorat se déclare “en mal de représentation” dans notre pays. Situation qu’un Michel Rocard, lors d’un récent congrès de prospective, a résumée en ces termes : “Il n’existe plus en France de possibilité de comprehension intellectuelle entre un élu et un électeur.” Il complète ce propos dans l’enquête menée par L’hebdo Le Un auprès du monde universitaire, sur le thème : “ La démocatie française est-elle au bout du rouleau ?” pour rappeler que “le grand air du désenchantement” se joue partout en Europe “mais que la solution n’est pas entre ses mains, elle est encore dans celles des chercheurs.” (1)
Tandis que dans ce même contexte, la sociologue Dominique Schnapper nous met en garde contre “le danger que court la démocratie quand les mots ne veulent plus rien dire” et que son confrère Alain Caillé en conclut que “le dépassement du jeu politique actuel ne pourra procéder que d’une mobilisation de la société civique, celle des citoyens associés.”
On retrouve une vision assez voisine dans les travaux d’universitaires de Poitiers, selon lesquels il convient “d’introduire dans la mélancolie démocratique un nouveau régime de parole qui soit assumé par des citoyens…trop souvent dépossédés de la chose commune et qui restitue au langage toute sa vocation politique.” (2)
Cette confiance dans l’aptitude des forces vives de notre pays à oeuvrer pour le bien public ne doit pas nous faire oublier qu’elles n’ont pas vocation à intervenir dans tous les domaines où la puissance publique s’avère défaillante. Ce qui nous ouvre la perspective d’alliances inédites entre les différentes sphères de notre corps social, si nous voulons préserver l’avenir de notre démocratie .
En définitive, pour quelles raisons la démocratie du XXIè siècle se trouve-t-elle au pied du mur ?
Ce siècle est confronté à un paradoxe : jamais la démocratie n’a fait autant de frustrés dans les pays qui en sont privés, ni autant de déçus dans les pays qui l’ont adoptée ! Bien que cet état de fait soit connu de longue date, aucun remède probant ne lui a encore été trouvé. L’essai publié dans the Economist, cet hiver, intitulé “What’s gone wrong with democraty “ (3) est riche en données inédites mais il ne voit pas de solutions ni à ce paradoxe, ni à cette lacune.
Tel n’est pas le cas de la recherche universitaire, qui explore depuis plusieurs années l’issue envisageable à la crise de la démocratie. L’intuition de l’historienne Cynthia Fleury, dans son ouvrage sur les « Pathologies de la Démocratie »( 4), a retenu mon attention.
Elle y cite sa consoeur, Agnès Antoine : “Tout se passe, “ écrit cette dernière, “comme si la démocratie n’avait pas su explorer jusqu’au bout ses prémisses, son sens profond quant à l’accomplissement de l’homme, et c’est peut-être la signification de ses hésitations, de son manque de confiance actuels que de découvrir ses limites. ” (5) Et Cynthia Fleury de conclure par ce pronostic : “ si le peuple français entend réformer sa démocratie, il lui faut auparavant braver cet impensé démocratique.”
Un sursaut civique
Tel est précisément le défi que relève le projet “Raconter la vie”, (6) de Pierre Rosanvallon, dans la continuité de ses propres travaux.
Pour cet auteur, en effet, “c’est la démocratie comme forme de société et pas seulement comme régime politique qu’il nous faut aujourd’hui refonder “. Une société à laquelle il entend conférer un caractère moins inégalitaire, plus convivial et plus attentif au bien-être de chacun » .
Ledit projet vise un double objectif : d’une part celui de “faire bouger positivement les choses “ pour les personnes en mal de reconnaissance dans notre société et, d’autre part, celui de revivifier l’esprit démocratique de cette dernière. “Pour que l’idéal démocratique reprenne vie et forme, Il faut en construire une représentation narrative, qui tissera, à partir de multiples récits de vie, les fils d’un monde commun. Rendre plus lisible la Société d’aujourd’hui permettra aux individus de se réapproprier leur existence et de se situer dans le monde,” lit-on sur le site de Raconter la vie .
Ce programme comporte deux volets, dont une collection d’ouvrages édités au Seuil (une dizaine par an) et un site internet participatif (7). Ce dernier, riche de plusieurs formes de contributions éditoriales, met en ligne, à titre gracieux , des récits de vie émanant d’ “invisibles” désireux de reconnaissance sociétale, auxquels il est dédié.
Qui sont les auteurs de ces récits de vie ? Que nous apprennent-ils ?
IIs sont déjà quelque 250 hommes et femmes, de tous âges et de toutes conditions, à avoir confié, parfois sous un pseudonyme, les récits d’une facette de leur existence au nouveau site, où ils sont téléchargeables gratuitement. On y rencontre le pays réel dans la diversité de ses activités, de ses espoirs et de ses épreuves … Les auteurs débutants, (admis dès leur entrée en 6è !), y cotoient les professionnels de l’écriture, tandis que les travailleurs manuels y rejoignent les enseignants, les chercheurs scientifiques, les artisans d’art, les spécialistes du soin…
Nombreuses y sont les vocations qui se cherchent ou encore les personnes éprouvées, qui attendent de leurs échanges sur le site conseils pratiques et soutien moral. Tel est le cas, par exemple, des travailleurs en précarité, ou dépourvus de statut, des chômeurs, des “nomades” entre deux mondes et des jeunes en galère …le nombre est grand de “ceux qui n’ont eu que la rage pour s’en sortir”.
D’une façon générale, cependant, la tonalité des contributions fait preuve d’une attitude positive envers l’existence. Comme dans cette confidence anonyme : ”Je suis fier de mon coeur. Il a été détruit, brûlé, brisé, écrasé. Il marche encore.”
Et c’est ainsi que le site Raconter la vie “ ne se limite pas à l’exposé du malheur, pour sortir du voeu pieux, de l’utopie aliénante et surtout du découragement stérile et mettre en valeur des expériences positives, ainsi que des capacités latentes d’action et de création .”
“Pour moi, c’est la conscience citoyenne qui doit renaître” conclut du débat ainsi initié l’une de ses contributrices les plus actives, relieuse de son état . Telle est bien la condition pour que le nouveau réseau atteigne une” dimension proprement sociétale,” comme l’espère Pierre Rosanvallon.
Retrouver le sens de sa présence au monde
Cette ambition ne relève pas de l’utopie. Elle doit à ses auteurs un atout décisif : l’esprit de médiation, dont le rôle est essentiel à la santé de nos démocraties et dont le principe actif poursuit la même finalité que celui de Raconter la vie : conduire des personnes en difficulté à retrouver, grâce au partage de la parole et à la présence de tiers bienveillants, un moment de réconciliation avec la vie. Expérience qui fera d’elles les acteurs de leur propre existence et les invitera, selon la fondatrice du Centre de médiation et de formation à la médiation, Jacqueline Morineau, à former “une communauté de partage, apte à donner naissance à un nouveau projet de société.” (8)
Telle est bien la finalité ultime que Pierre Rosanvallon assigne à son initiative : “fournir les éléments d’une reconstruction positive d’un monde commun, reconnu dans sa diversité et dans sa réalité…pour la refondation d’une démocratie aujourd’hui dangereusement fragilisée. “
A cette fin, Il compte s’appuyer “sur les virtualités démocratiques d’internet…pour recruter des alliés parmi les réseaux sociaux d’essence citoyenne.”
Des chemins de convergence à explorer
Ce cheminement a d’autant plus de chances de s’accomplir avec succès qu’il est appelé à converger avec ceux des innovateurs ayant mérité le label de la “haute qualité démocratique” dans leur domaine.
On doit à Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théatre du Soleil, une formulation stimulante de l’esprit qui anime ces porteurs d’avenir :
“Nous ne pouvons plus nous contenter d’être consultés seulement de temps à autre. Avec audace, avec modestie, déclarons-nous tous responsables de tout. Disons-le haut et fort à nos enfants : ils arrivent aujourd’hui au premier âge de l’ humanité, pas à sa fin.” (voeux de nouvel an 2014)
Notes :
1) Le Un, N°9, 4 juin 2014
2) Dominique Royoux, (dir) Jean-Pierre Bourdin et Philippe Eon, La Mediation, un enjeu démocratique, Sarrant, La Librairie des Territoires, 2013, p.114
3) The Economist, 1/3/2014, p.43
4) Cynthia Fleury, Les Pathologies de la démocratie, Paris, Fayard, 2005 et Livre de poche, biblio essais 3è édition, 2012 , p.302
5) Agnès Antoine, L’impensé de la démocratie, Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Paris, Fayard 2003 , p.14
6) Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014. (Sauf mention contraire, les citations de cet article proviennent de cet ouvrage.)
7) www.raconterlavie.fr
8) Jacqueline Morineau, avril 2014, correspondance avec l’auteure.