En cette veille d’ouverture à Paris, au musée du Luxembourg, d’une nouvelle exposition dédiée à Pierre Soulages au travers d’un focus sur ses œuvres sur papier, le musée Fabre de Montpellier offre la première grande rétrospective mondiale de l’artiste français depuis sa disparition en 2022, jusqu’au 4 janvier 2026.
Décédé en 2022 à l’âge de 102 ans (né à Rodez en 1919), Pierre Soulages fut l’un des plus grands artistes de son époque. Exposé dans le monde entier, du Sénégal à la Chine, en passant par le Brésil, les États-Unis ou l’Indonésie, il fit encore tout récemment l’objet, en 2019, d’une exposition personnelle au musée du Louvre, une consécration exceptionnelle pour un artiste vivant.
Pierre Soulages n’a cessé de développer des liens privilégiés avec la ville et le musée Fabre, dont il admire par-dessus tous les chefs-d’œuvre de Courbet, décisifs dans sa formation et son éveil à la peinture « moderne ». Évoquant les salles du musée Fabre, Soulages déclarait en 1996 : « Ici, non seulement le reflet est pris en compte, mais il est partie intégrante de l’œuvre : il y intègre la lumière que reçoit la peinture – lumière changeante si c’est la lumière naturelle – et la restitue avec sa couleur. »
L’exceptionnelle donation de 2005 de l’artiste et de son épouse Colette au musée Fabre a accompagné la rénovation du musée avec son aile dévolue à l’art contemporain. Cette donation est dévoilée au public dans l’aile du musée rénové qui lui est consacrée.
Le 22 octobre 2005, à l’occasion de la signature de la donation au musée Fabre, le peintre de l’Outrenoir indiquait : « Je souhaitais que le musée d’art ancien continue à apporter aux visiteurs ce qu’il m’a apporté. Mais que les toiles y soient mieux mises en valeur, mieux présentées. Et puis, ce que je souhaitais surtout, c’est que le musée ne s’arrête pas à ce qu’il est, qu’il soit un musée vivant. […] La peinture a beaucoup évolué depuis le XIXe siècle et elle continue à évoluer. Je crois que ce musée se doit de témoigner de la création artistique telle qu’elle existe dans notre pays, internationalement aussi. »
Avec un ensemble de 34 toiles réalisées entre 1951 et 2012, le musée Fabre possède l’une des plus grandes collections de Soulages au monde.

huile sur toile, 162 x 114 cm, Rodez, Musée Soulages, inv. 2014.3.24
© Musée Soulages, Rodez / Photo Vincent Cunillère.
© Adagp, Paris, 2025
En 2025, le musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole entame la célébration de son bicentenaire avec une exposition-événement dédiée à Pierre Soulages. Dès 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale, l’artiste découvrait le musée Fabre et ses collections, alors qu’il préparait le professorat de dessin à l’école des beaux-arts de Montpellier. La portée de cette rencontre – « plus que tout autre, ce musée a compté pour moi » écrira le peintre – s’est matérialisée en 2005 à travers la donation
par Pierre et Colette Soulages de vingt toiles accompagnées de dix dépôts, qui faisaient suite à deux expositions dédiées à l’artiste au sein du musée montpelliérain, en 1975 et 1999, ainsi qu’à l’achat de deux importants Outrenoirs datés de 1996.
C’est à l’occasion des vingt ans de cette donation que le musée Fabre a choisi d’honorer à nouveau l’œuvre immense de Soulages, dans le cadre d’une exposition d’envergure se déployant sur trois niveaux et plus de 1 200 m2. Le titre, clin d’œil à l’un des tableaux iconiques du musée Fabre, réalisé en 1854 par Gustave Courbet,
traduit la volonté d’évoquer, au fil du parcours, la rencontre de l’artiste avec l’histoire de l’art qui le précède, tout comme celle de son temps.
L’exposition réunit environ 120 toiles, œuvres sur papier, cuivres, bronzes et verres. Au fil du parcours, en regard des œuvres de Soulages, le visiteur découvre ainsi une sélection de toiles signées de grands noms de l’histoire de l’art qui le précède — comme Rembrandt, Zurbaran, Courbet, Cézanne, Van Gogh, Mondrian, Picasso
–, autant que des rencontres significatives qui ont émaillé la vie de l’artiste – telles Hans Hartung, Anna-Eva Bergman, Pierrette Bloch ou encore Zao Wou-Ki.
Afin de respecter l’esprit de la présentation que Soulages a lui-même conçue dans les salles qui lui sont consacrées au musée Fabre, l’exposition « Pierre Soulages. La Rencontre » ne suit pas une approche chronologique, mais au contraire une vision cyclique et non-linéaire, privilégiant les échos entre des œuvres d’époques différentes selon plusieurs grands thèmes. Au travers d’un parcours en six chapitres, l’exposition met en évidence les différents moments de la vie et carrière de Soulages jusqu’à sa mort en 2022, ainsi que le lien profond qui l’unissait avec le musée Fabre. L’exposition s’ouvre par deux œuvres inédites, réalisées durant les dernières années de vie
de Soulages, en 2020 et 2021.
Parcours de l’exposition

huile sur toile, 202 x 327 cm, Rodez, Musée Soulages, inv. 2020.3.16
© Musée Soulages, Rodez / Photo Thierry Estadieu. © Adagp, Paris, 2025
Matière première
Marqué très tôt par un intérêt pour la préhistoire, Soulages a souvent fait appel aux exemples des statues-menhir exposées au musée Fenaille de Rodez, tout comme à l’art des grottes ornées. Évoquant son éducation artistique, il indique : « Je n’avais pas appris l’histoire de l’art. À l’origine, tout ce que je connaissais était dans les pages illustrées du Petit Larousse de mon époque, ou dans ce qu’on nous racontait au lycée. Une seule chose m’avait impressionné : le bison d’Altamira. […] Ces moments d’origine m’ont paru importants et fondamentaux. »
Penser le monde des origines a toujours été central dans la démarche de Soulages, dont la radicalité de l’œuvre, faite de matériaux organiques et primaires dans leur état, participe d’un contexte de tabula rasa, consubstantiel de l’immédiat après-guerre : « Tout cela, c’était un monde proche de ce que j’aimais, le fer rouillé, la terre, le vieux bois, le goudron ; ces matières élémentaires et pauvres, au lendemain de la guerre, avaient pour moi quelque chose de fraternel. Elles étaient loin des produits industriels d’une société harnachée de chromes, signe d’une confiance naïve dans le progrès technique. C’était, il ne faut pas l’oublier, après Hiroshima. »
Dès ses débuts, son travail entretient ainsi un lien fort à l’art pariétal, traduisant les effets d’une matière rugueuse voire rupestre, à l’aspect parfois minéral, tellurique, faite d’aspérités. L’austérité et la force brute des goudrons et brous de noix le manifestent, tout comme certains Outrenoirs tardifs, Soulages faisant du noir « une couleur d’origine de la peinture ». La pratique de la gravure, dont il invente en 1957 une technique propre, participe pleinement de cette matérialité première, faite de creux et de reliefs, tout autant qu’elle affirme son intérêt pour l’empreinte.
Bâtir la peinture
Refusant tout lyrisme et gestualité, l’art de Soulages est une occupation construite de l’espace de la toile, ce qui se donne tout particulièrement à voir dans les œuvres des années 1950, organisées, à la suite des brous de noix sur papier, selon de grandes diagonales saillantes. L’œuvre est pensée telle une architecture, ainsi que le note le poète
Édouard Jaguer : « Ces couleurs sont pour ainsi dire maçonnées, truellées […]. L’ensemble tient comme la charpente d’une maison, et l’on est entraîné par le dynamisme élémentaire, irrésistible de ce labour pictural. »
Cette démarche s’accompagne de la confection et l’achat d’outils de peintre en bâtiment, poinçons, couteaux, brosses, lames ou racloirs. Au sein des tableaux réalisés entre 1956 et 1963, Soulages travaille en effet la matière avec des racloirs, en bois ou en caoutchouc durci, raclant parmi les différentes couches, en révélant ainsi les profondeurs, les pulsations, et laissant une place non négligeable au hasard et à l’imprévu : la peinture est vécue comme une aventure. Participant d’une pratique très physique, l’artiste s’intéresse aux « matériaux robustes et non conditionnés », aux pinceaux d’ouvriers, ce qui donne lieu, dans certains Outrenoirs, à un aspect maçonné, voire presque bétonné, l’artiste creusant de profonds sillons dans la matière épaisse, abordant la peinture selon une approche tridimensionnelle.

Pierre Soulages, Peinture 70 x 57 cm, 26 septembre 2014, 2014, acrylique sur toile, 70 x 57 cm, Collection C. S.
© Photo Vincent Cunillère. © Adagp, Paris, 2025
Écriture et silence plastique
En 1947, Soulages découvre la calligraphie chinoise, et réalise parallèlement des œuvres sur papier qui évoquent, selon lui, « les signes chinois», dépourvues néanmoins de toute signification. Cette immédiateté du signe qui intrigue Soulages, sans linéarité narrative ni gestualité, renvoie chez lui à une volonté de silence, jusque dans la présentation des œuvres, comme l’artiste l’indique lui-même : « Ce que je souhaite pour mes toiles c’est qu’il y ait le minimum de “vacarme formel” autour, qu’elles soient suffisamment isolées des autres matières et couleurs pour que s’instaure un certain “silence plastique”, comme le silence est nécessaire pour écouter de la musique. »
Soulages s’intéresse, il est vrai, à l’indicible, à ce qui échappe aux mots.
Ces propos résonnent de manière particulièrement forte face aux toiles de la période dite « cistercienne » de sa peinture, aussi qualifiées de « macrographies » par le critique américain Harold Rosenberg. Durant les années 1960, de grands signes plastiques noirs ou bleus semblent se détacher sur un fond traité en aplat lisse, bien loin des épaisseurs de matière qui caractérisaient la décennie précédente. Des toiles plus tardives, parmi les derniers Outrenoirs, sont également évocatrices d’une écriture silencieuse, où la peinture est déposée par petites touches successives, telles des ponctuations de l’espace de la toile.

Centre Pompidou, Mnam/ Cci, Achat de l’État, 1951, attribution, 1952,inv. AM 3136 P
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. Grand PalaisRmn/ image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Adagp, Paris, 2025
Cette couleur violente ». Du clair-obscur au noir lumière
Dès 1946, les toiles de Soulages manifestent une fascination pour la lumière qui jaillit du noir, offrant d’intenses effets de contrastes lumineux. Michel Ragon, en 1970, insiste sur le « rayonnement du noir faisant vivre, autour, la lumière ». Soulages a en effet recours, durant ses premières décennies de création, à l’un des grands moyens de la peinture classique introduite au XVIIe siècle, le clair-obscur. L’artiste organise la lumière par fragmentation, traitée dans des tons chauds, semblant surgir des profondeurs de la toile où dominent les couleurs brunes et sombres.
Ces recherches trouvent leur résolution en 1979, tandis que Soulages se met à recouvrir intégralement la surface de peinture noire, dans ce qu’il appellera dès lors ses
Outrenoirs, et dont le récit de la découverte est devenu fameux : « Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir, les différences de textures réfléchissant plus ou moins faiblement la lumière, du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre – j’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation.
Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. »
Ces œuvres mono- pigmentaires, jouant des reflets de lumières au gré du temps et des déplacements dans l’espace, occuperont dès lors toute la seconde moitié de la
carrière du peintre.
L’envers du noir. Blanc et transparence
La confrontation directe et radicale du blanc et du noir a de tout temps animé Soulages. Enfant, déjà, il dessinait des paysages de neige à l’aide de l’encre noire, créant de saisissants effets de contraste avec la feuille de papier : « Je suis persuadé que ce que je cherchais, c’était le blanc du papier qui s’illuminait et devenait aussi éblouissant que la neige grâce à mes traits noirs. Et, malgré ce noir d’encre ou plutôt grâce à ce noir, ce dessin était vraiment pour moi un paysage de neige. »
Le blanc de la préparation de la toile joue en effet un rôle fondamental dans son œuvre tout au long de sa pratique : très présent par le biais de rehauts sur certains tableaux des années 1950, puis comme fond dans les années 1960, il ressurgit à la suite des Outrenoirs à partir de 1999, prenant l’apparence d’émergences de lignes, telles des déchirures, de fragiles liserés, ou dans certains cas, de papiers découpés incisifs, formant de nettes ruptures sur la surface.
Cet envers du noir, ce vide laissé telle une respiration dans l’obscurité, rejoint à certains égards le projet imaginé pour l’église abbatiale Sainte-Foy de Conques, entre 1987 et 1994, où les jeux de transparence, par le verre, prennent toute leur place. Ils suggèrent des effets de profondeurs et de contrastes avec les barlotières courbes conçues par le peintre. Dans les années 1960, Soulages avait déjà évoqué cet intérêt pour la transparence du verre, qu’il faisait alors correspondre au fond lisse et brillant de la toile, à la matérialité translucide.
L’espace de la peinture
« Je ne crois pas qu’un peintre, que sa peinture soit figurative ou non, puisse ignorer en peignant un élément aussi capital que l’espace dans notre expérience du monde sans risquer d’appauvrir dangereusement sa peinture. L’espace est une dynamique de l’imagination. »
Pierre Soulages
Soulages a toujours insisté sur la réalité spatiale de la peinture, évoquant, notamment au sujet d’Henri Matisse, « l’espace hypnotisé par la couleur ». Cette manière de construire l’espace se fait tant au sein de la toile elle-même que dans son dialogue à l’espace environnant, fait de lumière et d’architecture. La grande dimension de ses œuvres y joue un rôle important : « J’aimais les grands formats pour une autre manière de penser la peinture, pour ce qu’ils m’incitaient à peindre. […] Leur grande dimension peut conduire à se déplacer devant eux, à appréhender la toile par pans successifs, à faire vivre l’alternance des clairs et des sombres, des lumières et des silences.»
Cette monumentalité invite l’artiste à interagir avec l’œuvre, dans ce que l’écrivain Roger Vailland appelait « une sorte de danse », impliquant tout le corps du peintre.
Soulages n’a eu de cesse de penser la peinture dans son lien à l’architecture, considérant les tableaux comme des murs eux-mêmes. En 1966, à l’occasion d’une exposition au musée de Houston, il décide ainsi de les suspendre dans l’espace, au moyen de câbles. Avec l’invention des Outrenoirs, en 1979, l’artiste propose une nouvelle vision de l’espace de la toile, dont certaines sont conçues sous la forme de polyptyques, offrant une circulation du regard selon différentes lectures. Se crée alors une véritable
interaction, physique et tactile, un rapport de co- présence, entre le visiteur et le tableau, unis dans un même espace-temps.
Autour de l’exposition
Outrenoir, une expérience immersive
Conçu spécifiquement à l’occasion de l’exposition « Pierre Soulages. La Rencontre », le musée propose de pouruivre la visite avec une balade poétique : Outrenoir, à travers les moments fondateurs de la carrière de Soulages, en invitant le spectateur à parcourir sa trajectoire picturale au fil d’une immersion d’environ dix minutes.
En hommage à Pierre Soulages, Outrenoir est une œuvre en réalité virtuelle qui immerge le spectateur dans l’univers du peintre. L’expérience propose un regard poétique sur le travail de l’artiste, comme un miroir infini des traces qu’il a laissées. Le spectateur pénètre l’univers de Pierre Soulages, porté par un mouvement incessant, entre l’éclat des grottes primitives et les mystères des origines de la peinture.
Les souvenirs d’enfance du peintre surgissent, et l’échelle des perspectives se transforme, offrant tantôt la proximité d’un pigment mélangé, tantôt la hauteur d’une vue embrassant l’ensemble. Les gestes du maître deviennent palpables, et l’instant précis où naît le premier Outrenoir se révèle. La lumière danse, glissant à travers des vitraux pour jouer avec les reflets dans la profondeur des toiles. À chaque pas, l’œuvre s’anime, et les spectateurs, deviennent les « Regardeurs », incarnant cette fusion intime entre l’art et le regard. Une narration fluide, issue de ses écrits et de nombreux entretiens, portée par la voix magnétique d’Isabelle Huppert, invite à un voyage hors du temps, suspendu, libre de toute contrainte.
À découvrir au rez-de-chaussée du musée.
Ouvert sur réservation du mardi au vendredi de 14h à 18h et les samedi et dimanche de 11h à 13h puis de 14h à 18h.
Tarif unique 4€
Les activités culturelles et artistiques
Visites guidées
Cette visite guidée propose un parcours de l’exposition ponctué par des commentaires et témoignages élairants.
Jusqu’au 4 janvier 2026, du mardi au samedi, à 15h. Les dimanches à 11h15.
Plein tarif 15€ | Pass Métropole 10,50€ | Tarif réduit 10,50 € | Durée : 1h30
Cycle de conférences autour de l’oeuvre de Pierre Soulages
Menées par Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice du patrimoine au musée Fabre et co-commissaire de l’exposition.
• Mercredi 17 septembre 2025 : « Repartir à zéro » : Soulages et la quête des origines après-guerre
• Mercredi 8 octobre 2025 : Soulages et les maîtres
• Mercredi 5 novembre 2025 : L’espace de la peinture selon Soulages
• Mercredi 3 décembre 2025 : Soulages, « une éthique de la peinture »
Auditorium du musée, 18h30. Entrée libre dans la limite des places disponibles. Programme détaillé sur le site internet du musée
Exposition « Pierre Soulages. La Rencontre » jusqu’au 4 janvier 206 au Musée Fabre – 39, boulevard Bonne Nouvelle – 34000 Montpellier
Photo d’en-tête : Michel Dieuzaide : Pierre et Colette Soulages dans l’atelier de la rue Saint-Victor, 1988, tirage original noir et blanc sur papier baryté, 18 x 24 cm, Rodez, musée Soulages, inv. 2014.13.2 © Michel Dieuzaide Musée Soulages, Rodez/Thierry Estadie. © Adagp, Paris, 2025







