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L’île intérieure à la Villa Carmignac

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Du 29 avril au 5 novembre 2023, plus de 80 œuvres d’une cinquantaine d’artistes, en provenance de collections publiques, privées, de la collection Carmignac mais aussi des productions, dessinent les contours en pointillés d’une île intérieure dont chaque visiteur comblera les manques à sa façon à la Villa Carmignac – Ile de Porquerolles. De Peter Doig à Anna-Eva Bergman, d’Ali Cherri à Auguste Rodin, l’exposition propose de confronter les visiteurs à ces mondes flottants hors des géographies et des temporalités connues. Si l’art contemporain n’a jamais été aussi politique et en prise avec le monde, tout un pan de la création, la peinture en particulier, semble s’en détacher pour offrir de vertigineuses plongées dans des mondes intérieurs et des replis. Que signifie cet écart du réel aujourd’hui ?

Au commencement, il y a des paysages et des corps, des paysages dans des corps, puis un enchevêtrement de situations comme les rêves savent en produire, des situations floues, agréables, inquiétantes parfois. L’œil divague face à des œuvres qui agissent en mirages…
Mettant en abîme la situation insulaire de la Villa Carmignac à Porquerolles, l’exposition L’île intérieure, imaginée par Jean-Marie Gallais, explore un moteur essentiel de la création, aussi puissant que commun : la mise à distance du réel pour révéler une intériorité.

Agnieszka Kurant – A.A.I , 2017
Sculptures, termitières faites de sable coloré, d’or, de paillettes et de cristaux
Courtesy de l’artiste et Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles

Des archipels se créeront dans l’exposition comme avec l’installation sculptée par des termites d’Agnieszka Kurant sous le plafond d’eau de la Villa Carmignac.

Roy LICHTENSTEIN – Landscape, 1977
Huile et magna sur toile – 101,6 x 152,4 cm
Collection Carmignac © Estate of Roy Lichtenstein
New York / Adagp, Paris, 2023

D’étranges présences, humaines, animales, hybrides ou surnaturelles, peupleront les lieux à travers les peintures d’Andrew Cranston ou Verne Dawson mais aussi les sculptures de Francis Uprichard ou Corentin Grossmann dans les jardins. Il faudra s’abandonner, vertiges et basculements nous guettent dans les univers solaires ou crépusculaires de Harold Ancart, Marcella Barceló, Tursic & Mille ou Christine Safa.

Si une île fictive, mentale et abstraite se dessine, l’île réelle, méditerranéenne, vient se rappeler régulièrement à nous avec des œuvres créées à Porquerolles il y a plus d’un siècle (Jean-Francis Auburtin, Henri-Edmond Cross), quelques années (Bernard Pesce, Bernard Plossu) ou quelques jours avant l’ouverture (Darren Almond ou Jennifer Douzenel). Ce sont l’énergie de l’île, sa temporalité suspendue, sa fragilité qui font naître ces dialogues avec des œuvres à la poésie contagieuse, qui invitent à changer d’échelle et à s’interroger sur le geste créateur et sa portée aujourd’hui.

« Une île est le sommet d’une colline qui émerge au-dessus des eaux. Pourtant, à son approche en bateau, on a parfois l’impression qu’elle flotte. Une fois dessus, qu’elle dérive. À croire qu’elle nous éloigne encore davantage du continent. Territoire de métamorphose et de glissement, l’île attire par sa promesse d’inédit, voire d’inconnu. Car une fois sur l’autre rive, de l’autre côté, qui sait ce que l’on découvrira du monde et de soi.

Si l’île est intérieure, où est-on ? Dans une île dans l’île, une île intériorisée comme un abri éloigné et intime ? Assurément dans une dérive jouissive imaginée par le commissaire d’exposition Jean-Marie Gallais, où l’esprit peut divaguer à l’ombre du réel. L’île intérieure est le sous-titre de notre musée à Porquerolles depuis le départ. Il vient d’un dessin de Stephan Zimmerli, mon acolyte du groupe Moriarty, qui imageait le parcours de visite à la manière d’un voyage mental oscillant autour d’une ligne de surface.
Dans ce parcours, la dimension intérieure de l’île est démultipliée par la présence de la forêt, l’espace souterrain de la Villa et le choix de certaines œuvres dont la contemplation suscite l’introspection. La possibilité s’offre ainsi aux visiteurs d’être ces « chercheurs de l’intérieur dans l’extérieur », pour reprendre Kandinsky. Ce thème infusait déjà nos précédentes expositions : La Mer Imaginaire nous emmenait dans les profondeurs de la mer et de l’inconscient ; Le Songe d’Ulysse, odyssée d’un retour à soi, dans l’espace mental d’un labyrinthe. Cette fois-ci, l’exposition assume pleinement le décrochage du réel et invite à s’abandonner dans le vertige du lointain.
Dans L’île intérieure, le trouble gagne dès les premiers pas, est-on à Porquerolles ou sur une île qui lui ressemble ? Le ciel diurne se perce d’étoiles filantes, le corps de l’île se confond avec le nôtre, on traverse des paysages créatures et croise des figures du bizarre.

Au contact de ces œuvres magnétiques, notre barque file irrésistiblement vers l’intériorité des artistes. Comment soupçonner qu’une multitude d’intériorités pouvait si bien s’entremêler, jusqu’à former une géographie. Par le tissage subtil de Jean-Marie Gallais, les îles intérieures des artistes forment a minima un archipel sinon une seule et même île intérieure dans laquelle le public voyage et se perd, au point d’y trouver peut-être la sienne. »
Charles Carmignac

Trois questions à Jean-Marie Gallais, Commissaire de l’exposition

Auguste Rodin
« La Voix intérieure » (ou La Méditation sans bras), 1896 – Bronze, fonte à la cire perdue
Musée Rodin, Paris

Comment est née l’idée de cette exposition ?

Jean-Marie Gallais : Le point de départ, c’est l’île, et la question : quelle exposition peut-on faire ici, que l’on ne pourrait pas vraiment faire ailleurs ? La liberté du thème vient de l’insularité : espace à part, une île permet d’inventer d’autres réalités, d’autres mondes, elle ouvre l’imaginaire. Ce point de départ vient aussi de la spécificité de Porquerolles, qui accueille un grand nombre de touristes chaque été, au point de menacer son équilibre. La Villa Carmignac attire certains d’entre eux, et l’enjeu était de faire une exposition d’art contemporain très ouverte qui puisse embarquer le visiteur qui ne sait pas exactement ce qu’il va trouver, dans une aventure dont il est le héros en quelque sorte. Cependant, rien d’héroïque dans tout cela : une confrontation au pouvoir des œuvres d’art, pouvoir d’évocation et d’imagination, de réflexion, d’émotion. Cela « prend » ou ne prend pas, mais j’ai essayé de penser à une exposition que j’aurais aimé trouver par hasard, un jour en voyage. La question de l’île a été importante, donc, mais assez peu sur le plan iconographique, plutôt soit sur un plan psychologique (quel artiste est parti vivre sur une île et pourquoi, par exemple), et surtout sur un plan métaphorique, qui ne limitait pas le corpus. Car l’île est l’image par excellence d’un espace autonome, régi par d’autres lois, qu’elles soient scientifiques ou politiques : comme l’œuvre d’art, qui se détache du réel et ouvre tous le champ des possibles (ainsi de la Voix intérieure de Rodin qui nous accueille dès l’ouverture est l’une des premières œuvres de l’artiste qu’il déclare achevée alors que les bras manquent à la figure.)
C’est dans ce sens qu’est conçue « l’île intérieure » : un espace que chacun pourra configurer en fonction de sa sensibilité ou de son histoire, avec le secret espoir qu’il agisse même inconsciemment ou à retardement. Je crois en cette petite phrase du grand artiste coréen Lee Ufan, à propos de Cézanne, qui déclare que « si regarder une peinture peut nous faire voir la réalité autrement, alors c’est un événement incroyablement poétique. »

Comment avez-vous choisi les artistes et comment avez-vous pris en compte l’existant, que ce soit l’architecture de la Villa, son éclairage si particulier, mais aussi les œuvres permanentes qui jalonnent le parcours ?

Jean-Michel BASQUIAT – Untitled, 1985
Acrylique et papiers imprimés collés sur toile – 218,3 x 172,7 cm
© Estate of Jean-Michel Basquiat / Adagp, Paris, 2023 – Collection Carmignac

JMG : Parler d’« île intérieure », c’est partir d’une idée aussi évocatrice qu’indéfinie, le champ des possibles était donc très ouvert, et permettait d’inclure des œuvres de la collection Carmignac, depuis une petite tête Taïno (art de République Dominicaine, 1200-1450 de notre ère) jusqu’à un chef-d’œuvre de Jean-Michel Basquiat et plusieurs toiles abstraites. L’exposition est scénarisée en séquences, un peu comme un film si l’on veut, mais qui serait en trois dimensions avec des choix multiples au sous-sol, puisque le parti pris a été de très peu construire et de laisser les circulations libres dans le plan en croix de la villa. En tout cas dès le début, l’intuition première a été d’inverser le parcours habituellement mis en place pour les visiteurs, qui commençait par descendre dans les grands espaces souterrains puis qui remontait vers l’étage. Désormais, l’exploration commence dans la Villa, donc elle part de la réalité visible depuis l’extérieur, de cette île méditerranéenne, d’un monde domestique baigné de lumière naturelle, pour montrer des œuvres qui peu à peu tordent ou perturbent ce réel et ce familier, pour faire naître de nouveaux mondes plus étranges.

C’est à l’étage que l’on trouve des photographies de Porquerolles sans âge ou encore des peintures réalisées sur place à la fin du XIXe siècle par Henri-Edmond Cross ou Jean-Francis Auburtin, qui témoignent de sensibilités d’une autre époque mais à partir du même lieu, préservé, donc le lieu où nous nous trouvons en train de contempler ces peintures. En descendant l’escalier, qui s’élargit vers le bas, nous plongeons comme dans un rêve vers des espaces plus détachés de la réalité. On retrouve encore Porquerolles citée directement, notamment par les nouvelles œuvres créées pour l’exposition par Darren Almond, Giulia Andreani ou Jennifer Douzenel, mais nous sommes face à des visions altérées ou transfigurées de la réalité.

Ces mondes imaginaires s’épanouissent parfaitement dans le sous-sol du bâtiment, espace abstrait, caché, et les œuvres permanentes jouent avec ce thème, qu’il s‘agisse de la monumentale toile abyssale de Miquel Barceló, du passage « sous l’eau » du plafond aquatique, des poissons-fontaines surréalistes de Bruce Nauman ou d’une corde de Janaina Mello Landini qui se re-forme en remontant l’escalier pour nous ramener à la réalité. Les œuvres des jardins fonctionnent aussi comme des apparitions, probablement encore plus après avoir vu l’exposition et découvert les nouvelles commandes à Antoine Espinasseau et Corentin Grossmann, ou le film de Rodney Graham.

Où cette exposition va-t-elle emmener le public ?

JMG : L’île se visite en un jour pour une majorité du public, alors consacrer un peu de ce temps, dans un paysage merveilleux, à la déambulation dans « l’île intérieure », c’est croire en l’idée peut-être naïve mais nécessaire, ou du moins qui mérite d’être tentée (l’île est le lieu des expériences !), que cette journée peut être changée, qu’une certaine énergie peut être transmise par la rencontre avec les œuvres d’art dans ce paysage, et qu’on en ressorte nourri, enrichi, voire transformé. C’est aussi là que l’exposition rejoint le projet de la Fondation et la manière dont Charles et Édouard Carmignac le décrivent, comme un espace et un temps suspendu. À travers cette exposition, j’essaie aussi de souligner l’une des tendances fortes de l’art contemporain à imaginer des situations hors de temporalités et géographies connues. Et cela finit par parler du présent. Certaines des œuvres sont plus sombres, elles nous mettent face aux incertitudes du monde, elles livrent une réflexion sur notre rapport au passé ou imaginent des futurs, elles sondent nos croyances, d’autres sont en dialogue avec l’histoire de l’art et la manière de faire naître des images dans notre monde – le voyage est donc autant physique que mental, comme l’île est autant physique qu’intérieure. Toutes ces œuvres, et encore davantage dans leurs dialogues et leur délocalisation temporaire sur cette petite île en Méditerranée, sont des portes, des seuils. Où mènent ces portes ? Je pense que la réponse est complètement différente pour chaque personne, c’est aussi pourquoi l’interprétation des œuvres est laissée assez libre, les textes qui les accompagnent indiquent seulement des directions.

Exposition « L’ïle intérieur » du 29 avril au 5 novembre 2023 – Villa Carmignac, Île de Porquerolles – La Courtade – 83400 Hyères

Située dans le département du Var en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’île de Porquerolles, longue de 7km et large de 3km, fait partie de la commune d’Hyères et du Parc national de Port-Cros. Elle est accessible en bateau depuis la Tour Fondue (15 minutes de traversée).
Les visiteurs y circulent à pied ou à vélo. Prévoir des chaussures souples pour visiter les jardins. Les expositions se découvrent pieds nus.
Les scolaires et les classes vertes sont accueillies gratuitement sur réservation uniquement : reservation@villacarmignac.com

Photo d’en-tête : Peter Doig, 100 Years Ago, 2001 / Huile sur toile, 229 x 359 cm- Centre Pompidou, Paris – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Peter Doig. Tous droits réservés, DACS / Adagp, Paris, 2023
Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Audrey Laurans

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