Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 30 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
« Malheureux le pays qui a besoin de héros. » Cette phrase est de Bertolt Brecht, dans La Vie de Galilée. Longtemps, elle m’a obsédée. Telle l’ablette au sortir de l’onde, elle s’agite de mille reflets, et glisse des mains pour retourner au courant — et à sa liberté. J’ai beau l’observer en tous sens, elle garde son mystère et son miroitement.
En réalité, Galilée reprend Andrea, son assistant, qui vient de lancer : « Malheureux le pays qui n’a pas de héros ! »
Depuis la crise du coronavirus, je ne cesse d’y penser. Toute crise a besoin d’un héros — et d’un bouc émissaire. Cristallisation, expiation, diabolisation.
Un héros doit rallier, incarner un idéal commun, réunir, réconforter. Notre société, plus à même de diviser, préfère, aujourd’hui, les héros collectifs. Anonymes, ils suscitent moins d’envie. Ce seront donc (à juste titre) les blouses blanches – comme ce furent les pompiers lors des attentats du 11 septembre. Ou des produits miracles (la chloroquine), qui donnent un nom scientifique à l’espoir.
Mais le héros naît du brasier. Son armure est trempée dans l’acier froid du désarroi.
Il est aussi soumis à la versatilité. Le héros d’aujourd’hui est peut-être l’ostracisé de demain. Ainsi de la police, après le Bataclan. En tout, on nous demande de prendre position, de juger, de dire oui ou non, pour ou contre, au mépris de la nuance. Alors que l’urgence est d’agir, de trouver des solutions, non de condamner ou d’encenser. Notre époque se remplit non de vide mais de bruit. Chacun porte en lui une cacophonie.
Saluer à 20 heures l’effort de nos équipes de santé est certes louable, et signe d’une indispensable solidarité. Allons plus loin. Ne nous arrêtons pas en chemin.
Ingrid Astier, « Tracts de crise » n° 30, Gallimard, 2 avril 2020, 20h.