Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 46 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
C’est peu dire que les sciences du management n’ont pas bonne presse en ces temps difficiles de crise sanitaire. Après tout, n’ont-elles pas eu de cesse de célébrer la mondialisation et la financiarisation dont on paie aujourd’hui le prix fort ? Éclair de lumière dans un ciel bien sombre, nous (re)découvrons pourtant, avec la pandémie de Covid-19, que la logistique peut être au service de la Société, et pas seulement au service d’une globalisation sans foi ni loi. Détour iconoclaste en vue de défendre une vision humaniste de la gestion des organisations, loin du péché originel de managérialisme.
Lorsque les historiens de demain se pencheront sur l’année 2020 et décrypteront la crise sanitaire du Covid-19, nul doute qu’ils évoqueront une planète qui a tremblé. Tremblé face à la propagation d’un coronavirus très contagieux ayant conduit plusieurs milliards d’humains à se confiner, mais aussi tremblé face à une économie-monde menacée d’effondrement brutal, et sauvée notamment par un retour inattendu − et massif − de l’État-providence. Mais c’est sans doute la remise en question d’un modèle de globalisation, fondé sur la fragmentation des chaînes de valeur d’un même produit entre des dizaines de pays, distants de milliers de kilomètres, qui sera questionnée. Comment a-t-on pu arriver à des choix stratégiques conduisant à la fabrication puis la distribution d’un smartphone impliquant des fournisseurs d’écrans, de microprocesseurs et de caméras qui proviennent de centaines de fournisseurs disséminés sur la planète ? Et sans doute plus grave : comment a-t-on pu accepter que se développe impunément une dépendance absolue de laboratoires pharmaceutiques européens à des principes actifs élaborés en Chine et en Inde ?
Rappelons-nous un instant les toutes premières interventions du gouvernement français sur la pandémie de Covid-19, fin février 2020, par la bouche de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances. Alors que le pays, avant même son confinement, commençait à ressentir les effets d’une crise économique et sociale annoncée, le Ministre vouait aux gémonies ces fameuses « chaînes globales de valeur », en se faisant le chantre de relocalisations industrielles. Comme si la vague de mondialisation devait être endiguée à tout prix, avec une crise sanitaire finalement salutaire pour nous permettre de prendre conscience de ses excès. Étrange renversement du discours politique libéral véhiculé par le président Emmanuel Macron qui, il y a peu de temps encore, tressait les louanges d’une fragmentation des chaînes globales de valeur dont Pierre Veltz retrace remarquablement la logique en œuvre dans son ouvrage La Société hyperindustrielle (2017).
Si ce moment singulier de l’Histoire est celui des interrogations sur nos manières de (re)penser la structuration des systèmes productifs, il se présente également comme un révélateur de la manière dont la logistique est passée, en quelques semaines, d’un statut de démarche prédatrice à un statut de démarche salvatrice. À vrai dire, pendant la pandémie de Covid-19, nombre de citoyens ont tout simplement découvert le caractère central de la logistique, qui se cantonnait jusqu’alors à une vague connaissance de quelques-unes de ses manifestations : des camions qui encombrent les routes et autoroutes, mais polluent aussi nos villes ; des entrepôts en périphérie des agglomérations qui défigurent le paysage ; des manutentionnaires mal payés et soumis à des conditions de travail d’une dureté peu contestable. Beaucoup de téléspectateurs se souviennent ainsi de reportages TV sur un distributeur 5 alimentaire allemand et un commerçant en ligne américain qui firent sensation quant à l’enfer vécu par leurs préparateurs de commandes en entrepôt, véritables esclaves des temps modernes. En bref, l’image désenchantée d’une fonction mal connue.
Gilles Paché, « Tracts de crise » n° 40 – Gallimard, 9 avril 2020, 20h
Gilles Paché est Professeur agrégé en sciences de gestion à l’université d’Aix-Marseille – Auteur de « La prestation logistique » – Editions EMS, 2011