Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 56 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
« La décision sera prise à partir de beaucoup de faits et de beaucoup d’instinct aussi. Que ça vous plaise ou non, il y a une part d’instinct là-dedans », assène Donald Trump dans l’émission « Justice with Judge Jeanine » sur Fox News, le samedi 11 avril, à propos du redémarrage de l’économie américaine en pleine crise du Covid-19.
Ne riez pas, inquiétez-vous plutôt, Donald Trump est sérieux. L’économie américaine reprendra quand il le sentira. « Les faits », bien sûr, l’aideront à prendre sa décision. Il écoutera, peut-être les épidémiologistes, peut-être le docteur Fauci. Peut-être. Mais il écoutera plus encore son « instinct ». Celui qui le pousse depuis des semaines à vanter sur tous les tons l’hydroxychloroquine, « courtcircuitant le processus scientifique à l’instinct, de façon virale », selon Jeffrey Flier, ancien doyen de la Harvard Medical School. Il y a là-dedans la volonté de rassurer les sacro-saints marchés dont la santé le soucie au moins autant que celle des Américains. Mais il y a plus. Un rejet du réel au nom d’une autre vérité, immanente. Une sacralisation du corps présidentiel. La confiance en l’instinct d’un homme plutôt qu’au savoir des autres. Notre rationalité mise au défi.
Trump n’en est pas à son coup d’essai. En octobre 2018, interrogé sur le dérèglement climatique, il avait lancé : « Mon oncle était un grand professeur à MIT pendant des années. Dr John Trump. Et je n’ai pas parlé de ce sujet particulier avec lui, mais j’ai un instinct naturel pour la science. » Et dans un autre domaine, géopolitique celui-ci, en mai de cette même année, avant de rencontrer Kim Jong-Un, il savait qu’il serait en mesure de s’assurer du sérieux du leader nord-coréen, « dès la première minute, je le saurai. C’est ma touche personnelle, mon truc. C’est ce que je fais ». Depuis qu’il s’est installé à la Maison-Blanche en janvier 2017, le président républicain agite son instinct comme son principal atout pour prendre les bonnes décisions. Dès mars, Trump avait annoncé la couleur dans une longue et décousue interview accordée à Time Magazine : « Je suis très instinctif. Et il se trouve que mes instincts me donnent raison. » Celui qui l’a conduit au sommet, en politique comme dans les affaires (enfin, à en croire ce qu’il affirme haut et fort).
Donald Trump c’est l’homme seul, guidé par son infaillible instinct, c’est John Wayne en shérif dans Rio Bravo ne suivant que son instinct contre toute la ville qui lui conseille de céder aux riches malfrats. Trump avait été si fier d’être soutenu par la fille aînée de l’acteur en 2016 lors de la primaire du parti républicain. Le candidat avait alors déclaré : « Je suis un grand fan. C’était quelqu’un d’exceptionnel. On a besoin de force dans ce pays. Car actuellement, il n’y en a plus. » Obama, lopette intellectuelle, amoureux de sa propre voix, donneur de leçons, qui prend le temps de la réflexion avant d’agir !
De force et d’instinct, les deux valeurs fonctionnent ensemble. Car c’est du corps qu’il s’agit. Le corps de l’Amérique, masculin, au grand air, mû par le bon sens, qui repousse toutes les frontières.
Cachez ces livres que vous ne devez pas savoir lire ou écrire. De Theodore Roosevelt, l’auteur d’une vingtaine de livres et délicat amateur de poésie, ne devait demeurer que le cowboy écrasant les trusts et chassant les éléphants et les ours. Donald Trump, lui, n’a pas à faire semblant de ne pas être intellectuel. Sur ce point, au moins, il est d’une inattaquable sincérité.
Les présidences viriles, incarnées pour la plupart par des présidents républicains, ne s’embarrassent pas des arguties des intellectuels, ceux qui, selon Dwight Eisenhower en 1954, « utilisent plus de mots que nécessaires pour dire ce qu’ils savent ». Ce même Eisenhower n’avait fait qu’une bouchée de ce pauvre Adlai Stevenson, un intellectuel que les républicains avaient moqué : « tête d’œuf ! ». L’antiintellectualisme affiché comme une vertu par l’Administration Eisenhower se fracassa bientôt sur un engin spatial envoyé par les Soviétiques. Spoutnik provoqua un choc salutaire. Soudainement, les salaires des enseignants avaient 5 été revalorisés, les chercheurs avaient trouvé des financements et des diplômés de Harvard avaient vu s’ouvrir les portes de la Maison-Blanche. L’anti-intellectualisme avait conduit au retard de l’Amérique. L’instinct, la force et, j’oubliais, le bon sens, la sainte trinité populiste s’était fracassée sur le mur du réel. Le Covid-19 peut-il être à l’Amérique de Trump ce que Spoutnik avait été à celle d’Eisenhower ? Le coronavirus est un puissant crash-test pour la culture de l’inculture.
Thomas Snégaroff, « Tracts de crise » n° 50 – Gallimard, 17 avril 2020, 10h