Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 62 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque semaine un extrait d’un texte (ou deux) et auteur sélectionné.
Ce devait être le monde de Blade Runner (1982), dont l’action est censée se dérouler en 2019, ou celui de Soleil vert (1973), qui se passe en 2022. C’est finalement le monde de Contagion (2011) que nous vivons. Quelles en seront les conséquences géopolitiques ? Les grandes crises sont des accélératrices de tendances et celle-ci ne fera pas exception. Comme Stefan Zweig en son temps, nous regretterons sans doute Le Monde d’hier, celui de la liberté de circulation et de découverte : le retour des frontières, déjà bien engagé au cours des années 2010, est cette fois bel et bien là. La peur du virus s’ajoutera à la peur de l’étranger : moins de tourisme, moins d’immigration.
Mais pas plus que la Peste noire n’avait conduit à la fin des échanges par voie maritime, la crise du Covid-19 ne mettra un terme à la mondialisation. Y compris parce qu’une société interconnectée a des avantages pour la gestion des épidémies : alerte et surveillance ; rapatriements ; assistance internationale ; coopération scientifique… Ce ne sera pas la fin de la mondialisation mais de sa version « heureuse ». Le ralentissement de cette mondialisation était déjà en cours : depuis dix ans, le commerce et l’investissement à l’étranger augmentaient moins vite que la production (1). En cause : la crise financière, les catastrophes révélant la vulnérabilité des économies (Japon, 2011), la montée des nationalismes et des protectionnismes, l’évolution technologique (automatisation) et les préoccupations environnementales.
À court terme, les entreprises voudront reconstituer leurs marges et continueront à s’approvisionner en Asie. Mais à moyen terme, on verra les chaînes de valeur se raccourcir et la production just in time déclinera. À Washington et à Pékin, les partisans du « découplage » des économies des deux pays se trouvent renforcés dans leurs positions. Des trois futurs possibles pour le monde de 2030 proposés par la communauté du renseignement américaine en 2017, celui des « Archipels » (monde fragmenté) semble plus probable que ceux des « Orbites » (compétition de puissances) ou des « Communautés » (monde hyper-connecté). Le scénario « Archipels » était d’ailleurs issu, entre autres facteurs… de la « grande pandémie de 2023 ».
Ce changement de paradigme économique s’accompagnera-t-il d’un tournant environnemental ? Devant ce qui est présenté comme un « ultimatum de la nature » (Nicolas Hulot), nombre de militants espèrent que la lutte contre le changement climatique pourra être prise au sérieux après la pandémie actuelle, les gouvernements ayant montré une capacité de mobilisation inédite pour lutter contre elle.
Ce ne sera pas le cas : si le SARS-CoV-2 mobilise autant, c’est parce que ses effets sont immédiats, visibles et tragiques pour les individus et pour les États. En dépit des annonces faites par les dirigeants européens, il est même possible que les préoccupations environnementales deviennent pour un temps relativement secondaires devant l’impératif de relance des appareils productifs. D’autant plus en période de prix très bas du pétrole (moins de 20 dollars au 27 avril).
On verra, certes, des avertissements quant aux liens possibles entre les deux. Il existe en effet une crainte récurrente des conséquences épidémiologiques possibles de la fonte des pergélisols, notamment dans la partie septentrionale de la Russie. Mais cette crainte ne semble pas mériter 5 d’inquiétudes excessives : il n’y a guère d’études sérieuses montrant qu’un péril sanitaire grave résulterait de cette fonte. En revanche, l’écologie, au sens premier du terme, pourrait revenir sur le devant de la scène, en particulier la lutte contre la déforestation et la destruction des habitats naturels, que l’on sait partiellement responsables de l’émergence de virus inconnus jusqu’ici.
(1) Le ratio commerce international / Produit intérieur brut (PIB) avait déjà décliné (61 % en 2008, 59 % en 2018), de même que le ratio Investissement direct à l’étranger (IDE) / PIB (3,8 % en 2008, 1,4 % en 2018). Source : Banque mondiale.
Bruno Tertrais, « Tracts de crise » n°62 – Gallimard, 30 avril 2020, 12h