Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 66 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque semaine un extrait d’un texte (ou deux) et auteur sélectionné.
Assignés à résidence. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est notre Président. C’était le 20 février 2018, aux Mureaux, la ville en zone urbaine sensible où j’ai grandi. À l’époque, le Président avait eu des mots forts : il avait parlé d’« émancipation culturelle » et avait dénoncé «l’insupportable assignation à résidence» dont souffraient nos banlieues. Avec le recul, les termes étaient prophétiques, quand bien même cette « assignation à résidence » valait pour tout un territoire et non pour un seul et même toit, comme aujourd’hui. Deux ans plus tard, nous sommes tous assignés à résidence. Ou, pour prendre un synonyme en vogue, confinés. Depuis quelques mois, la Nation expérimente à grande échelle le quotidien des banlieues et elle n’en peut déjà plus de ce rétrécissement de l’existence. En temps normal, qu’est-ce qu’être assigné à résidence en zone urbaine sensible ? C’est, tout simplement, la quasi-impossibilité d’en sortir, et, plus largement, de s’en sortir. À moins, peut-être, de rêver à un « New Deal » pour la Culture, qui n’oublierait pas les banlieues.
Car je ne parle pas ici des banlieues gentrifiées de la première couronne parisienne, je pense à celles qui sont dans une sorte de no man’s land de l’espace français, autour de Paris et de la plupart des grandes métropoles hexagonales. Pour les confinés dans un rayon d’un kilomètre autour du domicile que nous sommes tous devenus, l’image de l’isochrone est désormais parlante : prenez un cercle d’une quarantaine ou d’une cinquantaine de kilomètres autour de Paris et vous aurez une juste idée de ces villes enclavées desservies par des trains de banlieue parfois hasardeux et toujours bondés, sauf peut-être en phase épidémique. Elles ont longtemps été les oubliées de l’aménagement du territoire et les RER, flèches tricolores horizontales décochées vers la Capitale, n’y marquent pas l’arrêt. Plus vertical en théorie, l’ascenseur social, qui promettait d’autres voyages au long cours et vers d’autres cieux, y est quant à lui désespérément tombé en panne.
Au début du confinement, on a placé les banlieues sous surveillance et, quelque part, mis ces territoires jadis qualifiés de « perdus de la République » au défi de s’y conformer. Certains ont même exigé l’intervention de l’armée pour y faire respecter la décision politique. Il y a bien eu, ici ou là, quelques débordements. Mais, dans leur ensemble, les quartiers défavorisés se sont pourtant mis au diapason du pays, malgré l’exiguïté des logements et la promiscuité des familles. Leurs habitants font partie de ceux qui, en ce moment, prennent tous les risques 4 et paient parfois un lourd tribut, continuant dès l’aube à se rendre vers le Ventre de Paris pour y travailler. Ils font tourner la grande roue de l’économie, sans avoir jamais vraiment vu la couleur des plans Marshall pour les banlieues et leurs promesses d’avenir meilleur. Les assignés à résidence à l’année n’ont pas de résidence secondaire pour fuir Paris et l’épidémie, dans un exode bucolique. Ils ne connaissent pas cette tradition des temps troublés, pendant laquelle les classes aisées se retranchaient dans les campagnes et finissaient par revenir, après avoir envoyé en éclaireur celles que l’on appelait prosaïquement les « essayeuses », rétribuées pour s’assurer que la peste avait définitivement abandonné les villes. À l’aune de ces épisodes historiques peu glorieux, les banlieues ont fait preuve d’une entraide et d’une solidarité à toute épreuve : aux Mureaux, des jeunes des cités viennent livrer du ravitaillement alimentaire aux personnes âgées ou malades, déposé jusque sur le pas de leurs portes. Ailleurs, bien que l’on puisse douter du bien-fondé de la mesure d’un point de vue strictement scientifique, ils désinfectent énergiquement les halls d’immeuble et les cages d’escalier des HLM, pour le bien et la santé de tous. Il faut néanmoins se garder de tout angélisme en ces lieux : les trafics s’adaptent, les intégrismes guettent, l’exaspération couve.
Christophe Rioux, « Tracts de crise » n°66, 6 mai 2020, 12h
Photo : Bruno Levy ©Flammarion 2008