Alors que voir concerne le visible et ses représentations visuelles du monde, de l’extérieur, de l’autre, croire peut s’exercer selon au moins deux modalités : la croyance et la crédibilité. La croyance relève de l’impression de vraisemblable, de vérisimilitude ; alors que la crédibilité relève du sentiment de vérité et donc de la notion de vrai.
Quand on regarde un film au cinéma, on croit au supposé invérifiable de la fiction. C’est ce qui conduit Octave Mannoni à rapprocher le spectacle de l’hallucination (1) : on sait que ce n’est pas vrai … mais quand même… Quand on regarde le journal télévisé on est dans une autre dimension parce qu’on croit le supposé vérifiable de l’information, du reportage ou du documentaire. Il s’établit une relation de confiance fondée sur la possibilité, prise comme une hypothèse, de l’expérimentation. Le domaine du croire n’implique donc pas seulement la croyance mais aussi le désir de crédibilité. La distinction entre les deux approches, celle du cinéma et celle de l’information (que ce soit un documentaire ou un journal télévisé) repose sur des consignes facilement identifiables qui permettent de situer le croire dans le bon registre.
Quand nous allons au cinéma, l’environnement de la projection, le rite propre à cette activité, le style de narration cinématographique, la rhétorique, le son,… tout construit, bien au-delà du simple visible et audible, notre participation consentie et active à la stratégie discursive du film qu’il soit d’humour, d’amour ou d’épouvante. Il n’y a pas d’équivoque pos-sible dans un film de cinéma, sauf quand il y a intention délibérée du réalisateur de mêler les registres. Le film comporte des consignes d’interprétation qui sont sans ambiguïté et dont tous les publics ont fait leur apprentissage : fluidité du montage, non-regard à la caméra, scénographie rigoureuse, gradation de la taille des plans en fonction de la dramaturgie de la séquence, angles de prise de vues significatifs etc. Dans ce contexte, le spectateur admet que le réalisateur ait choisi de montrer certains éléments visibles et pas d’autres. Il n’y aucune intention malveillante de sa part ; c’est un choix artistique ou narratif. Le spectateur accepte d’être le jouet du scénariste qui décide, en fonction de ses choix dramaturgiques, ce que le public doit savoir ou ignorer.
Quand nous regardons un documentaire, l’approche est différente mais nous savons en général parfaitement décoder les consignes. Ce genre d’œuvre a recours à des figures stylistiques propres et reconnues : mouvement de caméra et montage souvent abrupts, son spécifique de la prise en direct ou en extérieur, structure linguistique de la parole vivante, adresse au cameraman ou au journaliste, regards à la caméra, etc.
Ces marques stylistiques internes suggèrent un mode de lecture en général admis. Il peut certes y avoir des mélanges de genres, un film peut être perçu comme un documentaire et vice versa, mais la convergence et la généralisation des signes visuels a sans aucun doute réglé et consolidé nos mécanismes de lecture. Au regard de la croyance et de la crédibilité, ces mécanismes s’articulent de façons différentes. Dans la fiction, nous sommes dans le domaine du vraisemblable (qui n’est pas le vrai), de l’illusion de réalité –consentie– donc de la croyance. Dans le documentaire, nous sommes dans le registre du vrai, de l’illusion de savoir –subie ou pas selon les individus–, donc de la crédibilité. Ces relations établissent des contrats de croyance fictionnels qui reposent sur l’acceptation de l’illusion de réalité et de l’illusion de savoir.
Dans le domaine médiatique de l’information contemporaine, il y a abandon de ces contrats de croyance et généralisation de l’attente de crédibilité de ce que l’on nous donne à voir ou à entendre. On observe une dérive de la croyance vers la crédibilité. On désire croire l’image du monde et non croire à une représentation du monde.
● Aussitôt inventé par Lumière, le cinéma est devenu, avec Méliès, une illusion. Tout le monde sait que l’image montrée est une illusion. Le public est habitué depuis longtemps à cette magie de l’image. La culture contemporaine du montage photographique, cinématographique, audiovisuel et aujourd’hui numérique nous a habitués à toutes les contorsions possibles des images. De Man Ray à George Lucas en passant par tous les nouveaux plasticiens numériques, les artistes ont toujours manipulé les images et habitué nos sens à l’illusion de la réalité.
En matière d’information, il s’agit d’une toute autre affaire. Il a fallu qu’un certain nombre de scandales explosent au grand jour pour que le public conçoive que les images de télévision ne constituent quelque preuve que ce soit. Le faux massacre de Timisoara, les fausses images (d’archives) de la guerre du Golfe, la fausse interview de Fidel Castro, les fausses preuves de Colin Powell au Conseil de Sécurité de l’ONU, etc. ont progressivement façonné la crise de confiance. Elle constitue en tant que tel un symptôme et ne peut être mise sur le compte de la multiplication toujours plus facile des trucages et autres manipulations. Les preuves rendues publiques que l’image peut tromper sonnent le glas de la crédibilité à laquelle nous étions habitués.
● Désormais apparaissent de nouvelles exigences. ‘Voir c’est croire’ est un axiome dévalué. Le soupçon pèse désormais lourdement sur la vérité télévisuelle. Le chroniqueur Daniel Schneidermann écrit fort justement : « On retiendra l’hypothèse que la méfiance n’est pas le produit de la tromperie, mais qu’à l’inverse, la tromperie est débusquée parce que règne désormais l’état de méfiance »(2) . Le soupçon décelé ne porte nullement sur la conformité des images diffusées avec leur réalité ; la conformité étant entendue ici comme l’absence de manipulation technique sur l’image. Le soupçon pèse sur l’impossibilité de vérifier –d’expérimenter– les images que l’on nous montre (3) . Dès lors, ce soupçon anime non seulement les récepteurs d’information mais également les médiateurs que sont les journalistes. L’habitude s’est progressivement installée de ne plus croire ce que l’on nous montre. Le soupçon précède les présentations audiovisuelles, affaiblies par l’état de méfiance généralisée. Ce sentiment est très récent ; il a atteint une apogée avec les préambules qui ont précédé la guerre contre l’Irak et notamment la diffusion d’images, présentées par les plus hautes autorités américaines, comme preuves de la présence d’armes de destruction massive.
Voir ne suffit donc plus ; il faut pouvoir vérifier. Normalement, ce travail de vérification incombe aux journalistes, mais ceux-ci n’ont, dans de nombreux cas, aucune possibilité de vérification ; ils en sont au même stade que les téléspectateurs pour qui ils retransmettent les images. Les journalistes eux-mêmes sont téléspectateurs d’images qu’ils reçoivent de différentes sources, pas forcément vérifiables et « recoupables » dans les délais qu’imposent la concurrence et la fièvre mimétique de l’information.
(1) Octave MANNONI, Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Seuil 1985
(2) Daniel SCHNEIDERMANN, L’état de méfiance, in Le Monde du 31 décembre 1995
(3) Cf. : Jean-Louis WEISSBERG, Présences à distance: Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, L’Harmattan, 2000
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