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Pauvreté, la violence atmosphérique des sociétés

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L’air du temps devient parfois irrespirable.

Quand la pauvreté apparaît à chaque coin de rue, quand la précarité grignote les vies ordinaires comme une gangrène sournoise, quand les inégalités ressemblent à des abysses sans terme, la suffocation et la colère révèlent le tragique de l’impuissance. L’indignation devant la souffrance sociale est omniprésente dans les discours ; en vain. « Notre société est saisie par la compassion » écrit Myriam Revault d’Allonnes(1) ; un véritable zèle compatissant à l’égard des pauvres, des démunis, des déshérités, apparaît dans la rhétorique des discours politiques comme dans les actions parfois très spectaculaires (2) mobilisées pour éradiquer ce mal venu de la nuit des âges, mais pourtant singulièrement contemporain.

La crise mondiale depuis 2008, d’abord financière, puis économique est devenue rapidement un krach social. Elle a fait remonter à la surface des souffrances larvées et, comme sur un fumier fertile, en a fait éclore de nouvelles. La pauvreté s’est multipliée, et installée comme la douleur du temps. Le regard que la société porte sur elle en a profité pour changer subrepticement. Quand la pauvreté peut, un jour, concerner tout le monde (3), l’image que les pauvres envoient dans le miroir de la société devient insupportable. Ceux, de plus en plus nombreux y compris dans les classes dites « moyennes », dont les conditions de vie se sont dégradées à cause de la crise, ceux qui « galèrent », qui ne sont ni dans la misère ni dans la pauvreté mais qui vivent difficilement, ceux dont le quotidien est fait de renoncements, d’inquiétudes, de colère, de frustrations, ceux-là rejettent l’image que les plus pauvres leur renvoient. C’est là une des mutations les plus insidieuses de notre époque.

● Le regard que la société moderne a communément porté sur la pauvreté relève d’une idée remontant à la fin du XIXe siècle : la société a une dette à l’égard des défavorisés, à l’égard des plus pauvres. L’idée de dette reposait sur l’obligation morale qu’avait la société d’intervenir face à des injustices flagrantes qu’elle ne parvenait pas à corriger. La solidarité nationale était appelée à la rescousse pour pallier les carences de la société et aider ceux qui se trouvaient en situation d’extrême pauvreté ; car interdépendants les uns des autres, les hommes vivant en société sont porteurs d’une dette les uns envers les autres. C’est sur le fondement de cette pensée (4) que s’ébauchèrent, sous la IIIe République les premiers systèmes de protection sociale, puis de la Sécurité sociale en 1945.

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● La pauvreté aujourd’hui résulte, comme jadis, du dénuement et de la précarité. Mais elle se combine désormais avec un sentiment de plus en plus exacerbé d’inutilité sociale. À la souffrance s’ajoutent le déni de reconnaissance et le mépris social. Le sociologue Serge Paugam a bien montré comment s’opère ce processus de disqualification sociale (5) . La pauvreté concerne des personnes qui, parce qu’ils ont eu un « accident de la vie » quel qu’il soit, se retrouvent en situation d’insécurité sociale.

Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que ces personnes voient, par surcroît, leur position menacée par la société en général. Le pauvre est désigné socialement comme quelqu’un de dévalorisé, d’incompétent, d’irresponsable, voire de paresseux. Il est dès lors regardé avec un certain mépris qui met en relief son inutilité et sa disqualification sociale. On est loin des élans de compassion sous-tendus par une idéologie de l’injustice sociale qui a marqué toute l’histoire moderne. Aujourd’hui, être pauvre, c’est être insuffisamment courageux et responsable de soi ; c’est ne pas être suffisamment mobilisé dans la recherche d’un emploi ou d’une solution de sortie. Les pauvres ne sont plus victimes de la société ou d’un système mais victimes d’eux-mêmes.

● La précarité apparaît quand les individus ne peuvent plus jouer avec les normes de la vie sociale ou qu’ils sont empêchés de jouer avec ces normes. La vie ordinaire est toujours qualifiée socialement : elle répond à un jeu de normes (le travail, la famille, les relations sociales). La précarité non seulement fragilise l’humanité des individus, mais elle disqualifie de surcroît les vies ordinaires qui se voient ainsi empêchées dans leur rôle social en raison de leurs conditions matérielles ou de leur marginalisation ou encore de leur impossibilité de faire entendre leur voix.

La précarité est ainsi le résultat d’un processus social de précarisation, un processus consubstantiel de nos sociétés contemporaines qui ne tolèrent les vies ordinaires qu’à partir du moment où « elles s’inscrivent d’elles-mêmes dans le registre de l’adaptation, en fournissant les gages de leur acceptabilité.(6) » La pauvreté contemporaine relève ainsi d’une « violence atmosphérique »(7) , c’est-à-dire d’une violence qui réfute le caractère naturalisant de la précarité, celui qui justifie la précarité par un discours sur la fragilité nécessaire et irrémédiable de toute vie humaine.

● La précarité n’a rien à voir avec la finitude humaine ; elle est produite par la société, elle est le résultat d’une élaboration raffinée consistant à tolérer jusqu’à un certain point des formes de déliaison ; elle est une forme de désordre nécessaire au développement des sociétés marchandes. Jusqu’à ce que le point de rupture et de révolte ne soit atteint. Les faits de résistance, de subversion ou de sabotage seront les signes avant-coureurs du passage d’un seuil au-delà duquel les normes sociales ne tiendront plus.

(1) Myriam REVAULT D’ALLONNES, L’homme compassionnel, Seuil, 2008

(2) Comme celles par exemple des Enfants de Don Quichotte à l’égard des SDF, des « sans-abri » et des mal-logés. Les Restos du cœur de Coluche avaient ouvert la voie vingt ans plus tôt.

(3) En décembre 2008, 60 % des français craignaient de devenir un jour SDF.

(4) Portée notamment par le radical Léon BOURGEOIS dans son ouvrage Solidarité publié en 1896 (Editions Le Bord de l’Eau, avec une présentation de Marie-Claude Blais, 2008)

(5) Cf. : Serge PAUGAM, La disqualification sociale, essai sur la nouvelle pauvreté, PUF, 2008

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(6) Cf. : Guillaume LE BLANC, Vies ordinaires, vies précaires, Seuil, 2007

(7) Franz FANON, Les damnés de la terre, Maspero, 1961

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