[AMITIE]
Plus de huit cent millions d’utilisateurs dans le monde font ami-ami sur le réseau social Facebook, devenu en quelques mois un lieu culte du web. Facebook s’est rapidement imposé comme un phénomène contemporain capable de transformer radicalement une notion vieille comme l’homme : l’amitié.
DANS L’ÉTHIQUE A NICOMAQUE, Aristote dit que « l’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre ». La philia est le bien le plus précieux qui soit, pour l’individu comme pour la société. En effet, l’amitié est le fondement même du tissu social, elle est le principe fondamental des relations et des solidarités à l’intérieur d’un groupe humain. Pour Aristote, comme pour Facebook, ce sont les amis qui fondent la base du social.
Mais les amis d’Aristote sont-ils les mêmes que ceux de Facebook ? Dans sa lecture d’Aristote, le philosophe italien Giorgio Agamben nous rappelle, si besoin était, que l’amitié est un sentiment éminemment exigeant . L’ami est un autre soi-même, il n’existe que dans le sentiment que j’ai de ma propre existence. Dans l’amitié, je me divise en un autre. Je deviens l’une des faces d’un partage. « L’amitié, dit Agamben, est le partage qui précède tout autre partage, parce que ce qu’elle départage est le fait même d’exister, la vie même ». L’amitié est une relation exigeante qui ne saurait concevoir le nombre. « Celui qui a beaucoup d’amis, il n’a pas d’amis » avertit Aristote.
Alors comment comprendre les dizaines, les centaines voire les milliers d’amis que certains exhibent sur leurs pages de Facebook ? La nature de l’amitié a été transformée par les technologies relationnelles des réseaux. Les « amis » de Facebook sont la marque d’une procédure relationnelle : je déclare untel comme mon ami à partir d’un ensemble de connaissances. Cet heureux élu est rendu public par mon choix, il est formalisé dans une procédure technique. Cette déclaration d’amitié est performative dans le sens où c’est l’action de choisir qui crée l’ami. Le philosophe Bernard Stiegler parle de « grammatisation » pour évoquer ce processus qui consiste à isoler une action pour la rematérialiser dans une autre forme. Dans des réseaux comme Facebook l’amitié est grammatisée, c’est-à-dire qu’elle est métamorphosée en une nouvelle forme. A partir du moment où sa consistance est transformée, l’amitié change de nature et devient un nouveau mode de construction du social.
Pour rester dans la ligne d’Aristote, un réseau comme Facebook est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un remède et un poison. Son existence et son succès traduisent une recherche de l’échange, une volonté de développer son propre réseau relationnel, une tension vers les autres. Mais en même temps, il révèle un délitement profond de la psychologie de la construction sociale. En publicisant l’amitié, Facebook pénètre un territoire resté jusque là intime. L’exhibition des « mes amis » en fait des objets d’échange, de conquête, voire de marchandisation, au même titre que des objets de collection.
Facebook veut dire : le livre des visages. Facebook ne serait-il qu’une collection de visages, choisis au milieu des milliers de ceux croisés dans notre vie, anonymes, insensibles à la possession, à nos pouvoirs. Qui sont ces visages ? Quelle est leur signification ? Sont-ils des personnages ou seulement des invites comme dirait Levinas « à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fût-il jouissance ou connaissance. » Le sens d’un visage, c’est le visage à lui seul : « Toi, c’est toi ». Un toi sans contenu encombrant que la pensée aurait à embrasser. Un visage en forme d’appel simplement. N’est-ce pas au fond le sens des « amis » de Facebook ?
{jacomment on}