Voir le monde, ce n’est plus seulement l’observer à travers des lunettes ou des télescopes ; ce n’est pas l’imaginer à travers les transpositions scripturales ou photographiques, ce n’est plus seulement le découvrir à travers les écrans géants, lumineux ou plats ; c’est aujourd’hui, le tirer à soi, le rendre virtuel, potentiellement actualisable.
« Les lumières de nos écrans numériques contemporains ne se limitent plus à rendre potentiellement actualisables les événements du monde. Elles rendent virtuelle, cette « autre réalité », cette hyperréalité, dont les outils numériques facilitent la construction. » (Monique Sicard, Hyperlumières, in Séminaire de photographie, École Normale Supérieure, 2001).
Pour Pascal, le réel c’est ce qui existe en fait, indépendamment des idées et des signes.
C’est donc la matérialité du monde appréhendé par notre conscience. Conçue à travers les mécanismes du processus de perception, notre notion du réel est contingente de notre rapport cognitif au monde. C’est la raison pour laquelle Hegel affirme que le réel est ce qui est rationnel. Le scientifique prend cet appui philosophique, la rationalité, pour postuler l’existence d’une réalité autonome. C’est ce qui permet à Louis de Broglie de souligner l’existence d’une correspondance univoque entre le monde extérieur et l’image que nous parvenons à nous en faire. (Louis de Broglie, Physique et microphysique, Albin Michel, 1947).
Cependant, cette idée d’objectivité scientifique liée au réel est à relativiser. Pour Henri Laborit, il est patent que, quand des personnes sont confrontées au même événement, « chacune d’elles ne voit en effet que ce que son passé, son éducation, ses préjugés, ses jugements de valeur ont façonné dans son crâne. » (Henri Laborit, in Actes des journées Réforme de pensée et système éducatif , 14 septembre 1994).
Le réel dépend donc davantage de la manière dont nous connaissons ce que nous connaissons, que de ce qui émerge de l’objet de la connaissance. Paul Watzlawick en conclut que de toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité : « En fait, ce qui existe, ce sont différentes versions de la réalité, dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes l’effet de la COMMUNICATION et non le reflet de vérités objectives et éternelles. » (Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Seuil, 1978).
Ainsi, le réel est un effet de la communication.
Si l’on pousse cette logique à son terme, il apparaît que le virtuel, participant d’un acte de communication fondateur de la réalité, ne peut être ramené à une illusion ou un fantasme. Sa particularité est d’être une potentialité de réalité, une INTENTIONNALITE, qui se réalise par la vertu de son mouvement propre. Virtuel ne vient-il pas du latin VIRTUS qui signifie force, énergie, impulsion initiale ? Le virtuel est donc du réel en actes, renversement de la cause et de l’effet. Le virtuel pour Philippe Quéau a pour vocation de s’hybrider au réel ; il n’y a pas antagonisme entre les deux notions, ce sont deux états d’une réalité commune, l’une plus palpable et l’autre plus projetée, symbolisée et imaginale. (Cf. : Philippe Quéau, Le virtuel, op.cit.).
Néanmoins on ne peut simplement dire que le virtuel est une nouvelle forme de représentation du réel, dans la continuité des peintres pariétaux du magdalénien, de ceux du Quattrocento ou des artistes du mouvement cubiste. Représenter a longtemps correspondu, avec des degrés de libertés variables –on pense à l’ « échelle d’iconicité » d’Abraham Moles– à la traduction d’un double de quelque chose d’existant. Pour certains auteurs (Cf. : Claude Cadoz, Les réalités virtuelles, Flammarion, 1994), l’ordinateur ne serait qu’un moyen de représentation, certes le plus universel que l’homme ait élaboré, mais dans la continuité d’autres moyens, comme le dessin, la peinture ou la photographie. Penser ainsi, c’est s’appuyer uniquement sur la fonctionnalité et non sur la nature du virtuel.
Le virtuel résulte, en partie, de plusieurs étapes technologiques majeures dans le processus de construction de l’imagerie informatique.
Les images infographiques sont produites grâce à des langages symboliques et constituent de ce fait des modèles de représentations visibles de formes conceptuelles abstraites calculées par ordinateur à partir de formules mathématiques. (Véronique Fava-Natali, Le rapport réel/virtuel, Séminaire Écrit, image et nouvelles technologies, Université de Paris VII, 1994).
Ces images introduisent donc un nouveau rapport entre le langage et l’image, que Philippe Quéau n’hésite pas à qualifier de « révolution scripturale » : le lisible engendre du visible, l’image visible résultant d’une matrice de nombres. Au regard de l’Histoire, ces images constituent une rupture parce qu’elles ne procèdent pas d’une interaction entre la lumière et une surface sensible, qu’elle soit celle de la photographie ou celle de la rétine de l’œil du peintre. L’image virtuelle n’est pas seulement l’image de quelque chose, elle est sa propre réalité, elle absorbe le réel en elle.
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