La socialisation est, traditionnellement, une condition de la prise de conscience de l’individu. Norbert Elias nous a enseigné que « c’est uniquement parce que les hommes vivent dans la société des autres qu’ils peuvent se sentir des individus différents des autres. » La socialisation est non seulement ce qui permet à l’individu de se sentir différent dans le groupe social, mais aussi ce qui lui permet de se regarder parmi les autres.
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La socialisation ne permet pas seulement d’apprendre à coexister avec les autres, mais d’apprendre à se regarder comme un parmi d’autres ; comme n’importe qui, du point de vue des autres. L’anonymat de soi comme apprentissage de l’abstraction de soi crée le sens de l’objectivité, de l’universalité, de la collectivité ; le détachement de soi est le facteur cohésif de la société.
Or, dans la société ultra-contemporaine dans laquelle nous vivons, l’individu n’est plus forgé sur le détachement de soi, mais au contraire sur l’adhérence à soi. La société de marché, de consommation, de publicité, d’information et de communication a créé un individu proprement narcissique (1) , l’Individu avec un grand i, et a enclenché le déclin inexorable de la dimension du public dans nos sociétés. La dynamique de l’individualisation, l’ « ego trip » (2) contemporain, va alors se traduire par un certain nombre de franchissements de seuils sociaux qui ne peuvent se comprendre que si l’on a en tête l’idée que nous sommes dans une société en mutation, au point de passage entre deux niveaux, que nous nous défaisons de l’un sans encore adhérer à l’autre.
● Dans son Essai de psychologie contemporaine, Marcel Gauchet (3) dresse un tableau clinique de l’émergence et du développement de nouvelles formes déroutantes de pathologies de l’individu que chacun constate aujourd’hui sans pouvoir en comprendre tout le sens. Il distingue ainsi un ensemble de troubles de l’identité que la littérature profane et savante associe à des descriptions souvent flottantes de pathologies narcissiques et de pathologies du vide.
Ces troubles se traduisent par le sentiment extrêmement confusionnel de ne plus pouvoir se situer dans une temporalité. L’individu ne trouve plus de rapports entre ce qu’il était hier, ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il sera demain. L’individu contemporain est perdu dans une boucle de temporalité qui absorbe le passé, le présent et le futur, dans un instant éternel. L’individu pris dans ce vertige de temporalité sent la nécessité de se « reprendre en main », de devenir quelqu’un d’autre avant de devoir, demain, changer encore.
● L’individu devient ainsi un « expérimentateur » (4) de sa propre identité. Il rédige lui-même son autodescription, il s’invente. C’est dans ce sentiment que l’on trouve la source excessivement moderne de cette passion du look que la publicité et les médias amplifient. Se reprendre en main, s’inventer, c’est se donner un nouveau visage (5), un nouveau corps –augmenté, customisé de piercings et de tatouages – une nouvelle allure. S’inventer pour jouir de soi-même au-dessus de l’abîme.
Car c’est bien d’un grand vide dont il s’agit. L’individu contemporain se retrouve d’un seul coup face à la dramatique absence de tout patrimoine de convictions utilisables, d’opinions, de dogmes. Il n’a plus d’héritage, il a abandonné l’idée qu’un dieu ou des idées pensent à travers lui, son avenir se résout à un présent hypertrophié dont il faut jouir ici et maintenant.
Face au vide, je veux devenir moi, libre de toute adhésion à quelque modèle que ce soit (6).
● Reprendre la propriété de soi devient alors un impératif pour combler ce vide, ce sentiment de n’être plus rien ni de nulle part. Cette pathologie du vide prend alors des formes quelquefois excessivement violentes. En effet, l’individu moderne, dans les tentatives qu’il mène sur lui-même, prend la liberté de se tester jusqu’aux limites de l’ivresse, de la fracture, voire de l’auto-annihilation. Cette « intensification de soi-même » comme l’appelle le philosophe allemand Peter Sloterdijk, résulte non seulement d’un vide idéologique mais aussi plus prosaïquement d’un vide quotidien, d’un sentiment exacerbé d’échec et d’ennui. Ce vide désespéré –que l’on croit à tort être exclusif aux populations jeunes et marginalisées –, engendre alors des formes de haine, de nihilisme, de révolte et de rage, qui concernent tout le monde.
(1) Christopher LASCH, La culture du narcissisme (1979), Flammarion, 2006
(2) Luis de MIRANDA, Ego Trip, Max Milo, 2003
(3) Marcel GAUCHET, Essai de psychologie contemporaine, in Le Débat, n° 99, mars-avril 1998
(4) Peter SLOTERDIJK, Essai d’intoxication volontaire, Calmann-Lévy, 1999
(5) Parfois par la chirurgie esthétique comme le font des dizaines de milliers de jeunes chinoises pour mieux ressembler à l’archétype féminin occidental.
(6) Le comblement du vide se manifeste d’une autre façon, dans un mal très contemporain dans les pays occidentaux : l’obésité. Il ne s’agit pas seulement d’un réel problème de diététique et de pratiques alimentaires malsaines ou déréglées. Il s’agit aussi, d’une prise de conscience par l’individu d’un manque intérieur ; la nourriture devient un substitut de remplissage d’un vide intérieur.
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