Faut-il légiférer pour imposer le Made in France systématique ? La question est plus complexe qu’il n’y parait et nécessite déjà de faire preuve de discernement parmi les biens qui peuvent, ou non, être produits en France dans les limites d’une certaine rationalité économique. Illustrations avec le cas des uniformes des fonctionnaires en France, pris entre contraintes financières, défense du « Made in France » et symbolisme des uniformes du 14 juillet, événement majeur du prestige français à l’international.
La question des achats de fournitures par la fonction publique et les contrats liés à la commande publique ont récemment défrayé la chronique, au sujet des catalogues à disposition de « l’Éducation nationale ». Tous les ingrédients d’un petit scandale d’État semblaient réunis : un marché captif, des prix hors normes, et une passation de marchés opaques. Mais la réalité est plus prosaïque : des petites séries de matériels très spécifiques, proposés dans la cadre très contraignant des appels d’offres publics, coûtent cher. Faut-il vraiment rajouter l’obligation du « Made in France » et complexifier encore ces marchés tout en augmentant les prix payés par les différentes administrations ? L’argent public doit-il être dépensé exclusivement pour des productions « Made in France » ? Le principe est beau, mais il se heurte souvent à la question financière et aux écarts de prix entre les productions strictement nationales et les productions à l’étranger, souvent bien moins chères. Restent les sujets de la qualité, du respect des normes, la logistique simplifiée et les avantages sociaux d’une production en France pour l’emploi français.
Déjà, que faut-il comprendre par « Made in France » ? Une Toyota produite en France est probablement « Made in France » mais est-ce le cas d’une Renault conçue en France, mais produite au Maroc, dans une usine propriété de Renault ? Dans le cas des uniformes français, pour les policiers, gendarmes, mais aussi écoliers, faut-il vraiment s’arc-bouter sur une production en France, généralement plus coûteuse pour les finances publiques ? Tout dépend en fait du produit fini. Là comme ailleurs, les généralités ne sont pas forcément de mise. Marck & Balsan connait bien cette problématique de la production en France, puisque l’entreprise familiale française, qui a repris des ateliers de fabrication en France (notamment à Calais et Châteauroux) dispose par exemple d’une usine en Tunisie qu’elle utilise pour la production de certains ensembles depuis 1972, pour un problème simple de « prix de revient », telle qu’elle l’admet elle-même.
Mais la question est revenue sur le devant de la scène en 2024, lorsqu’un appel d’offres pour le marché « Police-Gendarmerie » a été remporté par Marck & Balsan au détriment d’un consortium titulaire sortant du marché jusque-là, Paul Boyé Technologies et Géodis. Après avoir remporté cet appel d’offres, Marck & Balsan ne s’en est pas caché : 90% des articles seront produits en Tunisie, raison pour laquelle Marck & Balsan a pu proposer l’offre la moins-disante. L’affaire s’est poursuivie devant le tribunal administratif de Versailles, non sur la question de l’origine de la fabrication, mais sur la question de l’allotissement de l’appel d’offres. Le tribunal a finalement confirmé la régularité de la passation du marché, marché dont les critères financiers étaient effectivement les plus importants.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais c’est précisément à ce moment que l’affaire prend soudainement un tour politique : les fonctionnaires français ne devraient-ils pas être habillés en uniformes « Made in France » ? Le prix doit-il être le critère ultime ? C’est à cette question que le député LR de la Loire, Antoine Vermorel-Marques, a essayé de répondre en déposant en avril 2024 une proposition de loi pour inciter l’État à relocaliser une partie de la production d’uniformes. « Au-delà de la question du coût qui est prise en considération pour produire à l’étranger, vous avez des retombées économiques énormes qui ne se font pas sur les territoires, les emplois, les contributions sociales et salariales, tout ça on le perd en délocalisant la production. Certes, on paie le vêtement moins cher, mais je ne suis pas certain qu’à la fin, on s’y retrouve collectivement », défend le député.
La même société Marck & Balsan n’est absolument pas opposée au principe du « Made in France » imposé, sachant précisément qu’elle vient de perdre, au bénéfice d’une entreprise française dont la production est réalisée en totalité à Madagascar, le marché de la confection des uniformes des défilés du 14 juillet et de la majorité des grandes écoles militaires. Pourquoi ce cas est-il différent du marché évoqué précédemment ? Pour deux raisons au moins : prestige et savoir-faire. Il est question ici des uniformes que le monde entier voit défiler le 14 juillet, événement de rayonnement français s’il en est. Autoriser la production de ces uniformes à l’étranger serait une tâche indélébile sur la réputation de ce défilé. Il ne s’agit pas là d’équipements produits à la chaine de façon standardisée et automatisées, mais d’uniformes de cérémonie conçus sur mesure. Jusqu’ici, Marck & Balsan employait une centaine d’ouvrières à cette fin, pour des uniformes dont la confection tient de l’artisanat d’art avec des savoir-faire inspirés de la haute couture. Transférer la confection de ces uniformes très particuliers à l’étranger présente des risques d’image, de baisse de qualité et de pertes de savoir-faire, le tout pour une économie budgétaire qui doit être très relative, compte tenu de l’impossibilité de standardiser ce genre de production en « séries annuelles ». Le ministère des Armées avait cru bon de réagir en 2021, face à une polémique similaire sur des pulls pour les armées produits en Chine. Il serait bienvenu que l’actuel ministre des Armées, Sébastien Lecornu, s’empare également du sujet.
Dans une économie globalisée et intégrée comme l’est la France, le « Made in France » n’est pas forcément tenu d’être une « vache sacrée » et une condition sine qua non de la commande publique. Il s’agit en effet à la fois d’éviter les effets de rente et les éventuelles distorsions de concurrence que peut générer une « clause réservée ». Cette forme de protectionnisme peut également avoir des effets délétères sur l’innovation et la recherche de gains de productivité. Mais il reste le débat existentiel vécu par la filière textile : doit-on à tout prix défendre des filières industrielles technologiquement peu intensives et férocement concurrencées, voire écrasés par les coûts inférieurs à l’étranger ? L’épisode des masques durant la crise COVID en a été la cruelle illustration : en dépit du caractère urgent du rapatriement d’une production de masques chirurgicaux en France (et les industriels français ont joué le jeu), la France a continué de commander massivement des masques en Chine, y compris par la fonction publique hospitalière, parce qu’il était tout simplement impossible pour une entreprise française de s’aligner à la fois sur les quantités et les prix chinois.
Le patriotisme économique doit surtout s’accommoder de certaines réalités du commerce international : certaines productions sont désormais impossibles en France sur le plan de la rentabilité dans un marché concurrentiel, à la fois en raison de certains coûts fixes en France (notamment le coût du travail) mais aussi en raison de la taille du marché, trop petit pour permettre les économies d’échelle des grandes séries. D’autant plus que si nous fermons la porte aux candidatures d’entreprises étrangères pour les marchés publics français, un juste retour des choses supposerait que nos entreprises nationales ne puissent pas concourir à l’étranger.
Mais à l’inverse, toute production n’est pas forcément délocalisable lorsque les risques d’image, de baisse de qualité ou de pertes de savoir-faire sont démesurés par rapport aux gains financiers espérés, surtout lorsque la visibilité des produits en question, comme lors du 14 juillet, emblème de la France, est en jeu. Tout est donc affaire de mesure : autant il semble légitime de garder en France la production d’uniformes à haute valeur ajoutée ou symbolique, supposant le recours à des savoir-faire quasi artisanaux et remplissant une mission de prestige (comme les uniformes du 14 juillet), autant il devrait être possible de faire produire certains vêtements de travail du quotidien à l’étranger, pour épargner aux finances publiques une dépense que la différence de qualité ou de savoir-faire ne justifie pas. Dans les deux cas, il reste tout de même souhaitable que ce soit des entreprises françaises qui bénéficient des contrats publics, même si une partie de la production est faite à l’étranger.
Alice Moreau, chroniqueuse invitée