Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 30 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
Quand même nous comptons les morts, quand même nous compterions prochainement parmi eux, la pandémie se distinguerait d’avoir été d’abord langagière, d’un mot nouveau, inconnu la veille, prononcé pour la première fois par l’humanité tout entière et simultanément, un mot à consonance latine (mais de morphologie américaine) long de cinq syllabes telle une chenille noire proliférant soudain en milliards d’occurrences, et dont taire le nom ici, quelques instants ; un seul mot, signe sûr de l’événement inouï, procédant à l’unification de ce monde (c’est le sens même d’épidémie : « tout le monde ») !
Entraînant à sa suite d’autres locutions locales, geste barrière, hydroalcoolique, confinement — et bien sûr une propagation de l’anglobal, cluster à la place de foyer, dont un ministre se fait promoteur et porteur, transmis par toutes les télévisions, tandis que le Président appelle care un comité scientifique : parlons la langue du maître pour les choses sérieuses, et le soir français à la maison.
Le pape marche seul dans les rues de Rome fantomatiquement désertes, comme s’il était le dernier survivant de l’humanité décimée. Pas un domaine n’échappe à la dérégulation générale, santé publique, économie, politique, société, la vie intime de tout humain : ainsi l’épidémie ne se laisse-t-elle pas saisir en un objet – parce qu’il n’y a pas d’extériorité d’où en parler ; comme la langue et le Réel, nous sommes à l’intérieur.
Nous sommes entrés dans une période smectique : qui concerne le savon. Même ces grands témoins d’une grande époque déjà lointaine, Bardot, Belmondo, Delon, Godard, toujours parmi nous, que font-ils à cette heure-ci ? Ils se lavent les mains, probablement. À Melbourne Rod et Nicole se lavent les mains ; sur la côte Ouest Mark chante I will survive ! en regagnant sa maison enneigée du Colorado.
Trois milliards de confinés. S’agit-il encore de la « mondialisation » ? Non, il ne s’agit plus que de l’espèce humaine.
On pourrait opposer les confinés aux héros, les planqués et le personnel sanitaire ; les uns montent au front pour les autres, les confinés tiennent tout autre à distance, comme ils firent avec les migrants ; et tant de morts qu’on s’en lave les mains. Les confinés succèdent à « ces bureaucrates inemployés » qui fuyaient Paris pour Versailles à la suite d’Adolphe Thiers, le 18 mars 1871 et qui, « bénéficiant d’un congé extraordinaire, attendirent la suite des événements, préoccupés seulement de savoir si l’on paierait ces deux mois de vacances non réglementaires » ; mais l’événement tient sa puissance de se dire en un seul tableau d’Albertus Pictor (1457), La Mort jouant aux échecs : pour la première fois dans l’histoire, l’humanité tout entière réagit en même temps comme un seul humain à l’approche de la mort.
Alain Borer, « Tracts de crise » n°27, Gallimard, 1er avril – 10h