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Jean-François Toussaint
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L’humanité a atteint ses limites, mais elle ne le sait pas… encore

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Alors que le monde bruisse des sirènes du post-humanisme, voire du transhumanisme, d’intelligence artificielle et d’homme augmenté, de progrès technologiques nous menant tout droit à l’immortalité, il est une voix qui nous dit tout le contraire. Non, l’homme a atteint ses limites biologiques, physiologiques, environnementales. Il a atteint un plafond dans tous les domaines : l’espérance de vie est au taquet, les records olympiques se font de plus en plus rares et laborieux, la croissance économique des sociétés marque un pas qui semble durable, les innovations technologiques, contrairement aux apparences, aussi. Cette voix est celle du Professeur Jean-François Toussaint ; il faudra retenir son nom car il est de la lignée des Copernic, Darwin ou Freud : il est en train d’infliger sa quatrième blessure narcissique à l’humanité.
Entretien exclusif pour UP’ Magazine.
 
Jean-François Toussaint nous accueille dans son laboratoire de l’IRMES situé en plein cœur du magnifique campus de l’INSEP, l’Institut national du sport, qui forme plus de la moitié de nos champions olympiques dans ses installations du bois de Vincennes. Chaleureux et souriant, il a la carrure d’un joueur de basket de la NBA ; il fut en fait international de volley et porta les couleurs de l’équipe de France. Ce médecin cardiologue formé à Harvard enseigne la physiologie à l’Université Paris Descartes. Il dirige l’IRMES, l’institut de Recherche bioMédicale et d’Épidémiologie du Sport qu’il a créé en 2006 ; il dirige aussi le Groupe Adaptation et Prospective du Haut Conseil de la santé publique dont il oriente les analyses vers les grands enjeux de santé et la prévention des risques émergents.
 
Il a signé plus d’une centaine d’ouvrages et de publications, et fait partie de cette nouvelle génération de scientifiques qui savent décompartimenter sans complexe les disciplines pour avoir un regard transversal encore plus perspicace.  Bref, c’est quelqu’un qui, quand il parle, semble parfaitement savoir ce qu’il dit. Et ce qu’il nous dit va à l’encontre de toutes les idées reçues. Son discours nous ébranle et nous alerte, provoquant immanquablement le déni, la contestation puis, devant l’accumulation des preuves, très vite, la prise de conscience que nous devons changer. Que l’humanité doit prendre très au sérieux ce que nous dit ce scientifique.
 
Jean-François Toussaint – Photo : Serge Cannasse
 
Chaque jour, une information nouvelle vient compléter la litanie des contraintes économiques, climatiques ou sanitaires qui assaillent l’humanité. Face à elles, notre premier intérêt est de reconnaître les performances de nos capacités d’adaptation et de résilience, ce mot tellement à la mode qu’il ne veut plus rien dire. Or ce que l’on ne claironne pas, c’est que, simultanément, nous avons atteint nos limites. Pour le Professeur Toussaint, « La recherche constante d’optimisation et l’évolution séculaire de nos capacités d’espèce n’ont fait que nous conduire aujourd’hui, à nos maxima ». Ces limites sont aujourd’hui mesurées de plus en plus précisément sur un très grand nombre d’indicateurs, dans des domaines aussi variés que le sport, l’économie, la démographie ou la santé publique. Ces limites, qu’elles soient biologiques ou sociétales, ont toutes un rapport avec les grandes régulations qui animent le monde.  Avec les grandes lois de la matière, mais aussi celles du vivant.
 
Notre entretien avec Jean-François Toussaint commence par un rappel de ce qu’est le vivant et quelles sont ces lois universelles qui régulent la physique de la matière, le métabolisme cellulaire, la physiologie des individus, les interactions entre espèces et leur évolution dans le temps.  Étapes nécessaires avant d’aller plus loin.
 

Les grandes lois qui cadrent le vivant

 
Premier rappel à bien garder à l’esprit : « Le vivant est extrait des opérations de la matière inerte et subit donc les lois de la physique et de la chimie ». La vie est apparue sur notre planète il y a 3.8 milliards d’années, soit assez rapidement après la formation géologique de la Terre : moins de 700 millions d’années. Avant, ce n’était pas possible, les conditions n’étaient pas encore réunies. Dès cet instant, la course à la complexité va s’accélérer, dans des directions infinies et de plus en plus créatives, voire farfelues. Mais aussi de moins en moins prévisibles. Dans ce jaillissement de complexité, avec des formes et des règles du vivant de plus en plus diversifiées, il est une constante : comme la matière inerte, les règles du vivant doivent respecter des règles physico-chimiques fondamentales. Ce sont des cadres qui définissent des invariants qui vont traverser la totalité de ce qui existe dans notre univers connu.
 
La magie des fractales
 
Parmi ces grands invariants, Le professeur Toussaint aime citer les formes d’organisations fractales, chères à Benoît Mandelbrot. Dans une fractale, chaque élément de la fractale contient la clé de la construction toute entière et ce, à toutes les échelles. Les exemples dans la nature sont connus depuis longtemps : de l’architecture du chou à la forme des branches des arbres, de nos ramifications pulmonaires à la forme des éclairs un soir d’orage. Ces formes sont fractales et organisées de façon à rechercher l’optimisation maximale.
 
 
Ces grandes lois se retrouvent à toutes les échelles, à tous les ordres de grandeurs : du plus petit (10-35m) au plus grand (1030). De l’infime particule élémentaire à l’amas galactique. Et dans toutes ces échelles, il y a toujours deux valeurs associées : l’énergie et l’entropie qui possèdent, quel que soit l’ordre de grandeur, le même type de relation. Le Directeur de l’IRMES nous donne un exemple : « Que l’on parle des enzymes (qui sont des éléments du vivant) et par exemple, de la vitesse à laquelle ils fonctionnent et la façon dont l’énergie circule dans les grands amas galactiques, les lois de distribution sont identiques. Ce sont des lois logarithmiques qui vont, à un moment donné, inscrire des limites ».
 
Nos pulsations cardiaques sont comptées
 
Un autre invariant parlera plus aux esprits réfractaires aux mathématiques. C’est celui de la relation entre le nombre de pulsations cardiaques et la durée de vie. « Dans l’immense classe des mammifères, de la petite souris dont le cœur bat à 600 pulsations par minute, jusqu’à la baleine dont le cœur bat à 10/15 pulsations, mais qui ont deux espérances de vie opposées (2 ans pour la souris et 90 ans pour certaines baleines) les deux animaux vont avoir le même nombre de battements à la fin de leur vie. On a donc pour ce groupe entier, en l’occurrence celui des mammifères, un rapport pulsations cardiaques/durée de vie, qui est une constante. 1.5 milliards de battements dans une vie, 3 milliards pour certaines exceptions, mais pas plus. »
 
 
Peut-on s’écarter de cette loi, de cette constante qui semble absolue ? Jean-François Toussaint est formel : « L’homme s’est très peu écarté de cette loi. Il s’en est écarté un petit peu depuis une dizaine de générations, par le biais de sa technologie et de son développement avec l’augmentation de l’espérance de vie. Mais la question est celle de l’élasticité de cet écart et donc de l’énergie qu’il faut continuer à produire pour se maintenir à distance de cette règle commune qui nous relie à tout le reste du vivant ». Le problème revient ici encore à une question d’énergie : pour s’écarter d’une telle loi, la dépense énergétique doit être si grande qu’elle compromet la viabilité de l’exercice. Et quand on dit « dépense énergétique », on pense bien sûr aussi à « coût » au sens économique du terme.
 
Combien de temps pour recharger les batteries ?
 
Un autre invariant ? En voici un au nom barbare : BMR pour loi scalaire du métabolisme de repos. Cela ne dit rien aux néophytes mais pourtant cette loi est assez simple à comprendre. Elle consiste à mesurer ce qu’un élément peut métaboliser comme énergie au repos. C’est en quelque sorte le temps de recharge de nos batteries. Eh bien cette loi, formulée par une équation mathématique, est constante quelle que soit son échelle : « Cette loi relie le métabolisme de repos de l’animal entier, l’éléphant comme l’homme, jusqu’à ses composantes cellulaires, et même en descendant jusqu’aux éléments subcellulaires comme par exemple, la mitochondrie à l’intérieur d’une cellule, voire même les éléments de la mitochondrie comme par exemple les enzymes respiratoires… et à chaque fois, on se rend compte que le taux métabolique, c’est-à-dire ce que cet élément peut métaboliser comme énergie, est toujours directement relié à sa masse.» Impossible donc d’échapper à cette constante.
 
 
Du vol des étourneaux à la formation de l’embryon
 
Voulez-vous un autre exemple ? Celui-ci commence par une image que nous avons tous au moins une fois dans notre vie admirée : celle des magnifiques nuages d’étourneaux qui animent certains ciels d’été. Leur formation et leur dynamique semble obéir à une loi mystérieuse. Il s’agit en fait d’hydrodynamique. Les travaux de chercheurs français dirigés par Vincent Fleury du CNRS sont en train de révéler ce qui pourrait être une nouvelle loi fondamentale.
 
 
Cette recherche porte sur l’enroulement hydrodynamique, comme celle des étourneaux, mais cette fois-ci, dans le cadre de la formation embryonnaire. À ce stade, le génome va créer très tôt des compartiments qui vont se spécialiser (en placenta, en crête neurale, etc.) formant des pôles ayant des densités différentes. Jean-François Toussaint nous explique le processus en œuvre : « Ces étapes se font comme un origami, en fonction des différences de densité, avec des plans qui respectent parfaitement la différence de poids cellulaire entre ces zones. Il y a donc des repliements, des fonctions qui deviennent mathématiquement très faciles à exprimer et qui vont conditionner l’évolution de toutes ces étapes du vivant ». A la formation de la vie présideraient donc des lois physico-chimiques universelles et pas seulement biologiques.
 
Ces lois du vivant, dont nous venons de citer quelques-unes, conduisent à fixer des limites. Sous certains aspects, nous avons, selon les recherches du professeur Toussaint et de ses équipes, déjà atteint les limites et sommes face à un plafond infranchissable.
 

La théorie du plafonnement

 
Cette théorie est née des travaux menés à l’IRMES qui ont consisté à étudier, sur l’ensemble de l’ère olympique, depuis 1896, l’évolution des records du monde. Ceux-ci sont en effet intéressants car ils sont l’expression, à un moment donné, du maximum physiologique, de vitesse, de détente, de puissance etc. que peut déployer un être humain.  Jean-François Toussaint précise : « on a repris toute l’histoire du sport moderne depuis plus de 120 ans et cette étude nous montre que la distribution de ces records suit elle aussi des lois très simples, des lois de croissance. ». Le médecin nous présente quelques courbes parmi les dizaines qu’il a construites avec ses équipes, pour toutes les disciplines sportives. Toutes les courbes, sans aucune exception, présentent la même configuration !
 
Les records olympiques au taquet
 
« Cette distribution, commente Jean-François Toussaint, se déroule progressivement dans le cours du XX° siècle avec une accélération et puis un ralentissement dans les dernières décennies, et pour certaines disciplines, des plafonnements depuis trente ans. »
Ce que l’on observe c’est effectivement une sorte d’arrêt de la croissance de la courbe ces dernières années. Ce n’est toutefois pas l’information la plus importante. En effet, notre interlocuteur tient à préciser : « En dehors de cela, ce que ces courbes montrent c’est que la moyenne générale est celle de l’atteinte de plafonds par rapport à une asymptote théorique. Nous sommes arrivés à 99 % de nos capacités par rapport à ce que nous étions en 1896. À cette époque nous étions à 66 % de nos capacités, ce qui signifie que le gain a été énorme puisqu’on a rajouté le tiers des capacités qui nous manquaient. Le problème c’est que maintenant, nous n’arrivons pas à aller plus loin. » 
 
 
En entendant ces paroles, un coup d’œil à la fenêtre du labo nous fait percevoir un stade, des installations ultramodernes, une piste d’athlétisme. En arrivant dans l’allée, on longe une bordure de plaques de ciment portant l’empreinte du pied ou de la main de nos plus grands champions, de Caron à Lavillenie… Une épopée formidable… Et ce professeur Toussaint, qui nous dit avec son sourire désarmant que les records, c’est fini !  Voyant notre surprise, Jean-François Toussaint poursuit : « Il y a encore des sportifs qui peuvent battre des records, Renaud Lavillenie l’a montré en saut à la perche, mais il faut observer qu’au moment où Lavillenie débloque le compteur, seulement d’un centimètre, vingt ans après Sergueï Bubka, ce qui fait 0.05 mm par an de progression, ce qui n’est plus grand-chose ; au même moment, les neuf autres qui participaient au top ten de cette discipline eux, régressaient de dix centimètres ! Donc si on regarde la discipline elle-même, parmi les meilleurs, on observe qu’elle est en pleine régression. »
 
 
 
L’espérance de vie désespérément plate
 
Et hors du sport, la règle du plafonnement s’applique-t-elle aussi ? peut-on se demander avec un brin d’anxiété. Ici encore, Jean-François Toussaint ne parvient pas à nous rassurer.  « À partir de ces constats et de la réflexion que l’on avait en termes de santé publique, nous nous sommes penchés immédiatement sur d’autres records. Notamment le record de l’espérance de vie, 122 ans et quelques mois, qui est détenu par la française Jeanne Calment, mais qui date de quasiment vingt ans. Lorsque l’on observe attentivement ces données, on voit que l’évolution des « super-centenaires », c’est-à-dire des individus qui atteignent plus de 110 ans, arrive progressivement à des plafonds. Nous sommes en train de connaître un ralentissement de la progression de l’espérance de vie, contrairement à tout ce que l’on pensait. Nous sommes en train d’atteindre nos plafonds d’espérance de vie. »
 
 
Il y a deux ans, l’INSEE publiait les courbes de l’espérance de vie mises à jour avec l’année 2015. Elles manifestaient une régression par rapport aux années précédentes, dues selon les organismes officiels à la chaleur et au froid (sic !) de l’année 2015. Pour le professeur Toussaint, « Le recul de cette espérance de vie de cinq mois, ce qui est statistiquement énorme par rapport à tout ce que l’on a connu, à part la canicule de 2003, montre que cette période est en train de s’installer. Ce qui signifie que nous sommes en train d’atteindre un plafonnement de l’espérance de vie en France. »
Pour le scientifique, nous arriverions à une limite générale dans laquelle les personnes les plus âgées deviennent aussi les plus vulnérables et donc très sensibles aux variations des conditions auxquelles ils sont soumis, comme par exemple la chaleur intense ou le froid, des infections inhabituelles (on parle beaucoup du virus Zika en ce moment, ou de la baisse d’efficacité des antibiotiques). Jean-François Toussaint ajoute : « Ces changements sont importants. Mais sur le plan économique aussi car le recul majeur d’une économie va se traduire immédiatement par une augmentation de la mortalité ».
 
L’économie à bout de souffle
 
L’économie en effet montre des signes de plafonnement. Nous ne pensions pas que ce domaine typiquement sociétal pouvait être affecté de façon aussi massive par des lois naturelles. Pour Jean-François Toussaint, cela ne fait aucun doute et nos courbes de croissance sont similaires à celles de l’espérance de vie ou de l’évolution des records sportifs. Il affirme en effet : « L’économie est un domaine qui va aussi montrer ce plafonnement. L’augmentation progressive de la croissance des économies d’abord européennes (avec la colonisation au XIX° siècle qui a tiré le parti du développement industriel) plafonne. Les pays européens vont être les premiers à atteindre ces plafonds, avant que l’Amérique du nord ne les suive, puis l’Asie et potentiellement l’Afrique. »
 
Ainsi ce que l’on observe dans le domaine physiologique, ces tendances lourdes se retrouvent dans d’autres segments de l’activité humaine. Pour le professeur Toussaint, c’est tout à fait logique. Il tire sa certitude du fait que toutes les courbes, provenant de différents types de mesure, obéissent aux mêmes mécanismes et sont influencées par les mêmes facteurs. Il nous donne un exemple : « On voit un recul sur toutes les courbes dans les périodes de la première et deuxième guerre mondiale. Ça parait évident, mais en même temps, ça nous montre que sur ces phases de développement, il y a bien des éléments communs qui agissent, en positif ou en négatif. » Le scientifique veut nous montrer que l’histoire des sociétés en général et de l’économie en particulier s’inscrivent dans l’histoire humaine. Dans la longue histoire qui va du vivant issu de la matière inerte à l’homme inscrit dans des sociétés humaines. Des sociétés qui elles-mêmes ont évolué de la tribu à la ville puis de la ville à des ensembles plus vastes et aujourd’hui à la mondialisation.
Mais toute cette histoire présente un point commun qui en relie toutes les phases : celui de la maîtrise énergétique. Jean-François Toussaint tient à nous rappeler que « toute cette histoire nous lie à notre capacité à utiliser l’énergie pour développer des capacités qui décuplent nos capacités physiologiques. C’est donc bien dans l’ensemble de cette construction générale que s’inscrit l’histoire humaine, que s’inscrit l’histoire des sociétés ; l’économie et elles n’ont aucune raison de ne pas respecter ces lois, puisqu’elles en sont issues. »
 

La technologie peut-elle nous sauver ?

 
Si ces lois fondamentales nous régissent, l’homme a toujours cherché à s’en affranchir. C’est là le rôle de la technologie. La Technê peut-elle nous sortir de cette voie qui semble inéluctable vers le plafonnement, l’atteinte des limites ?
« Oui répond Jean-François Toussaint, cela a toujours été la capacité d’homo habilis. Transformer son quotidien par le biais de sa capacité à prendre un silex pour en faire un biface ; et cela a été toute l’histoire du développement de la technê, avec ses étapes successives. » Il ajoute : « Que la technologie soit encore une hypothèse, oui. C’est la dernière. Puisque sur le plan physiologie, on démontre que nous sommes au plafond. »
 
Créer du vivant nouveau ?
 
Un peu d’espoir donc de nous affranchir de ces règles. Il est vrai que les biotechnologies font des progrès remarquables, quelques fois tonitruants. On parle volontiers aujourd’hui de biosynthèse, de modification du vivant, de transhumanisme… Pouvons-nous espérer modifier un jour le vivant pour nous affranchir de ces règles ?  Qu’en pense Jean-François Toussaint ?
 
 
Manifestement, il cherche à nous ménager : « Oui, dit-il, mais il ajoute aussitôt, à condition qu’on puisse maîtriser l’ensemble, non pas aller à l’encontre. Plutôt respecter ces règles. En effet, le grand problème de la biologie de synthèse notamment c’est bien celui, à un moment donné, de la validation des hypothèses biosynthétiques qui vont être faites. Cela signifie que si vous dites « je crée de la vie ex nihilo », (ce que l’on ne sait pas faire encore), en admettant que vous puissiez le faire, comment allez-vous dire que c’est pérenne ? » En effet, pour les biologistes, la pérennité est une des caractéristiques fondamentales de la vie.Il poursuit :« Ce n’est qu’en les mettant dans les circonstances du vivant actuel que vous pourrez dire que votre création sait s’adapter et qu’elle est supérieure éventuellement aux autres. Ça veut dire que vous allez être obligés de revenir au vivant pour montrer que vous savez en respecter les règles. » Effectivement, l’argument est imparable.
 
Les machines à la rescousse
 
Tentons autre chose : pourrait-on confier nos capacités déclinantes à des machines qui leur apporteraient un sang neuf, si l’on ose dire. Ici encore la logique du Professeur Toussaint est difficile à contrarier : « Confier l’humain aux machines ? De quoi a besoin l’ordinateur qui a battu hier ce professionnel de go ? Il a besoin d’énergie. Il va la chercher où ? S’il n’est pas capable de s’adapter au vivant, de se déplacer, de se reproduire, de prendre la lumière solaire, de se débarrasser de toute l’infrastructure qui lui permet de se câbler, … il fait quoi ? Quelle est son autonomie ? La pérennisation c’est de la reproduction ET de l’autonomie. Aucune machine n’est actuellement capable, sur plusieurs générations, de tenir cet objectif-là. »
 
L’innovation plafonnée
 
Décidément, la technologie risque de ne pas nous être d’un grand secours.
D’autant que Jean-François Toussaint enfonce le clou et nous montre de nouvelles courbes. Il explique : « Nos capacités technologiques sont actuellement dépassées par le vivant qui, lui, est en train de s’adapter à nos contraintes, celles que nous avons générées. Pendant les deux derniers siècles de développement technique, nous avons inversé le rapport. Nous avons amélioré la mortalité infantile par l’invention de médicaments capables de lutter contre les maladies infectieuses. C’est là où l’espérance de vie a fait des bonds prodigieux. Il faut savoir qu’on gagne très peu statistiquement en espérance de vie en guérissant les cancers, ou les maladies cardiovasculaires. Par contre, on gagne énormément quand on évite à un enfant de faire une tuberculose.
 
Cette fonction dépend de la technique d’organisation des systèmes, de développement des vaccins par exemple ou des médicaments. Et ce que l’on voit, c’est que toute cette évolution technologique dépend de l’économie avant tout. Si l’économie plafonne, le développement pharmacologique plafonne. Que fait alors l’industrie pharmaceutique ? Elle investit dans la survie de son groupe, c’est-à-dire la finance. Et donc elle choisit des niches dont elle sait que seul un certain nombre de personnes seront capables de les entretenir ; pas seulement les malades, mais surtout le groupe qui soutient le malade : leur communauté ou la société. C’est ce que l’on a vu dans les années 2000 où après la sortie des grands blockbusters notamment cardiovasculaires, de très grands champions, notamment américains, se sont retirés de la production et du développement des grandes molécules classiques qui avaient basculé dans le domaine public, pour ne plus investir sur des maladies pour lesquelles il n’y avait plus de marché (par ex. l’artériosclérose). »
 
Il est vrai que les laboratoires travaillent plus volontiers aujourd’hui sur de la médecine personnalisée, ou sur des anticancéreux à base immunologique sur lesquels on va avoir des anticorps spécifiques. Mais ces traitements sont excessivement coûteux. On aboutit à des formes de thérapies nécessitant des centaines de milliers d’euros par an et par patient. Et là, on atteint une autre limite, inévitablement : celle de la pérennisation d’un système qui va devoir mettre ses moyens financiers à la disposition de tous.  Est-ce encore possible au sein d’une société qui n’en a plus les ressources ? « C’est impossible » répond Jean-François Toussaint.

 

Où va-t-on ?

 
La théorie du plafonnement est suffisamment inquiétante. Elle appelle toutefois une question immédiatement liée. Après le plafonnement qu’y-a-t-il ? L’effondrement ?
Jean-François Toussaint explique que « Dans l’histoire on a de nombreux exemples de civilisation qui se sont effondrées avec toujours les mêmes raisons :  agriculture, environnement, énergie, climat, eau…
Et finalement, quand on voit actuellement les limites que l’homme a imposé à sa propre planète, c’est toutes celles-là qui posent question. On sait que si on continue à utiliser des énergies fossiles, on basculera dans un système qui thermiquement n’est plus viable. Ce n’est pas seulement un problème de réchauffement, c’est que les équilibres thermiques dont nous dépendons sont stables depuis des millénaires (même s’il y a eu des variations, ces variations ont été lentes) et que, tout d’un coup, nous subissons une augmentation qui est ahurissante et sur laquelle la physiologie de notre propre comportement mais surtout celui de notre environnement risque de ne pas pouvoir s’adapter. Ici, c’est la vitesse du changement qui compte. »
 
 
Cela nous amène à penser que toutes les courbes asymptotiques que le professeur Toussaint nous a montrées, arrivent à saturation, et semblent entrer en collision avec un mur qui est celui de toutes les contraintes dont le réchauffement climatique n’est que l’une d’entre elles. Les autres sont celles de la pollution, de l’exploitation des sols, de l’incapacité probablement à associer l’augmentation démographique et la production alimentaire, de la consommation d’eau, etc.
 
Jean-François Toussaint et son collègue Adrien Marck écrivent dans un article paru le 5 février : « Les activités humaines, toujours plus intenses sur une planète aux ressources finies, commencent à générer des effets délétères sur notre santé et notre cadre de vie : le réchauffement climatique, les reculs de la biodiversité, la raréfaction des ressources et l’acidification et la montée des océans pourraient n’être que des préludes. L’instabilité engendrée par ces bouleversements est clairement perceptible : baisse de la taille dans les pays concernés par les émeutes de la faim (Égypte) ; diminution de l’espérance de vie pour certains groupes (femmes euro-américaines aux États-Unis, hommes en Russie), progression de la sédentarité et recul des capacités d’endurance des enfants dans la plupart des pays développés. Leurs conséquences sociales et politiques se font déjà ressentir. »
 
A la question « Où va-t-on ? », Jean-François Toussaint nous fait une réponse de gascon : « On a deux versions possibles dans l’analyse. La première est de dire qu’on est totalement pris dans ces cycles, dans ces règles, dans ces lois et donc se demander ce qui arrive en général après une période de stagnation. Soit on a un ressaut, soit on a un effondrement. Et le seul ressaut auquel on peut s’attendre est le ressaut technologique – dont on voit qu’il est bien peu probable. »
 
Alors tout ce que l’on nous dit sur le transhumanisme, l’homme augmenté et l’immortalité, tout cela ne serait que des fadaises ? Pour Jean-François Toussaint, il n’y a pas de doute : « Certains nous donnent à cet égard non pas des espoirs mais des utopies. Il y a énormément de fausses dimensions dans ce jeu et surtout d’acteurs si peu scrupuleux de la réalité des choses et qui en font une activité économique, je pense notamment au transhumanisme. Il existe quelques fous qui sont simplement décalés ; de gentils fadas ça va, mais des gens qui font leur business sur la crédulité des autres en leur promettant l’éternité ne sont pas différents des charlatans des siècles précédents. Ceux qui vous disent « nous allons tuer la mort » ou « la mort ne fait pas partie de la vie » c’est qu’ils n’ont simplement pas compris la vie. »

LIRE DANS UP’ : Serons-nous un jour immortels ?

Reste notre possibilité d’action sur nos comportements environnementaux. Jean-François Toussaint en est persuadé : notre mode de vie est un facteur important dans le phénomène de stagnation voire de régression de notre évolution. Il affirme : « L’avenir sera à celles et ceux qui, conscients des risques, seront capables de propositions de nature à réduire nos impacts environnementaux tout en maintenant une santé, une longévité et des capacités humaines optimisées. Pour éviter l’incompréhension de nos concitoyens, ou le rejet trop rapide des options proposées, les politiques publiques doivent intégrer dès à présent ces enjeux. Elles devraient contribuer plus fermement à l’esquisse d’un projet tourné vers une société plus respectueuse de son environnement, proposant un cadre pour le développement (mobilité active, renoncement aux énergies carbonées, sécurité alimentaire, agrodiversité, dépollution, exploitation durable des ressources, minérales et vivantes) pour préserver un avenir commun. Saurons-nous agir à temps et préserver l’essentiel ? »
 
Ce que nous dit Jean-François Toussaint est difficile à entendre. Admettre que l’homme, dans sa toute-puissance a atteint ses limites, et qu’il n’ira vraisemblablement pas plus loin est difficile à concevoir. Notre interlocuteur le concède lui-même : « Nous nous trouvons dans la même situation que celle d’un médecin qui vous annonce un mauvais diagnostic. La première réaction c’est le déni. C’est normal. C’est une réaction physiologique ! » Il poursuit, assez lucidement : « Face à ces réalités, il y aura refus, puis contestation, puis tentative pour, peut-être, trouver une porte de sortie. Je pense qu’on a peut-être, comme pour Alice, une petite porte quelque part ; elle n’est pas grande, on n’y passera pas tous. Mais notre rôle, comme Sisyphe sur son rocher est de continuer encore à la chercher. »
 
Cette proposition nous en appelle aussitôt une autre, que Jean-François Toussaint avait placée en exergue de l’une de ses leçons au Collège de France. Elle est du grand anthropologue Claude Lévi-Strauss : « En regard des changements à venir, j’ai peur que nous ne soyons pas équipés ».
 
 

VOIR : la vidéo de la leçon de J.F. Toussaint au Collège de France : Expansion phénotypique, optima et limites de développement – 11 février 2014

LIRE : L’homme peut-il s’adapter à lui-même ?– Ed. Quæ 2013

 

 

 

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