Éthique, société et politique sont aujourd’hui impliquées comme ce fut rarement le cas face à une crise sanitaire qui impacte la vie démocratique et rend inquiétantes les perspectives futures. Une crise sociale sans précédent pourrait constituer l’autre rebond d’une menace pandémique d’une nouvelle ampleur. Comment l’affronter en responsabilité, en référence à des valeurs qui doivent éclairer les décisions ? A travers le dernier discours du Président de la République, annonçant le reconfinement, le Professeur d’éthique Emmanuel Hirsch s’étonne d’une « méthode de gouvernance » discutable. L’exemple, notamment, de ne pas pouvoir marcher en forêt, alors qu’on autorise les chasseurs à pratiquer leur « loisir », laisse songeur … « L’urgence de décisions ne doit pas faire l’impasse sur un minimum de concertation » (1).
Les défis nous sollicitent dans une autre fonction que celle de figurant
Revenons brièvement sur l’intervention du président de la République pour annoncer le 28 octobre 2020 un nouveau confinement. Car les éléments de langage sont révélateurs d’une conception et d’une méthode de gouvernance qui nous soumettent à des arbitrages dont l’acceptabilité trouve ses limites. Je retiens trois termes concernant les registres de l’éthique et du jugement moral qui devraient être analysés : « responsabilité » « discussion éthique » et « essentiel. » « Dans ce contexte, ma responsabilité est de protéger tous les Français. Et en dépit des polémiques, en dépit de la difficulté des décisions à prendre, je l’assume pleinement devant vous ce soir. »
L’exercice de la responsabilité selon le président a pour préoccupation dominante celle de nous protéger. Aucun approfondissement n’est pour autant apporté à cette intention dont on sait ses excès et dérives possibles sans concertation préalable, sans arbitrage des conséquences, une fois tenu compte d’alternatives qui pourraient s’avérer préférables à une décision fondée sur des enjeux discutables.
Aucun débat possible, aucune argumentation pour étayer l’exercice d’une responsabilité assumée dans un entre-soi revendiqué en sa forme et sur le fond : « pleinement devant vous ce soir. »
Cela ne l’empêche pas pour autant, et sans avoir conscience de ce paradoxe, de solliciter « le sens des responsabilités de chacun » mais dans le strict cadre de l’application de mesures de santé publique : « Nous avons aussi besoin du sens des responsabilités de chacun et de l’esprit citoyen de tous. Restez au maximum chez vous. Respectez les règles. Une fois encore je vous le dis, la réussite dépend du civisme de chacune et chacun d’entre nous. »
La critique se poursuit lorsqu’est évoquée la notion de transparence et que, de manière abusive, il est suggéré que nous serions convenus de manière consensuelle des règles imposées : « Nous devons tenir, chacun à notre place, dans la transparence, le débat, dans la détermination pour appliquer les règles que nous nous fixons et en nous serrant les coudes. »
La transparence ou la loyauté ne se cantonnent pas à des annonces erratiques et à l’énoncé des mesures décrétées au fil des événements et sans même que nous soit restituée une évaluation rétrospective des dispositifs précédents. Comment s’étonner d’une telle défiance à l’égard de la parole publique ? « Notre place » est celle de citoyens en capacité de s’investir autrement que dans le confinement d’un discours politique rétracté sur quelques règles d’administration. Les défis qu’il importe de comprendre dans leur complexité nous sollicitent dans une autre fonction que celle de figurant.
Par la suite, sont esquissées les hypothèses de confinement qui auraient pu aboutir à la sélection de certaines personnes, selon par exemple des critères de vulnérabilité. Intervient l’éventualité d’une « discussion éthique ». Dès lors que le refus de discrimination d’un groupe social en particulier a été arbitré, rien ne nous indique, au sein de quelle instance et en produisant quelle argumentation ce choix, peut-être inconsidéré, a été arrêté : « Une deuxième voie serait de confiner les seules personnes à risque. Cette voie n’est pas non plus au moment où je vous parle utilisable. D’abord elle suppose une discussion éthique. » Si « une décision éthique » semble s’imposer dans le processus décisionnel, elle ne semble pas ne concerner que les « personnes à risque » à l’égard desquelles le chef de l’État exprime sa sollicitude.
D’autres « personnes à risques » humain, social et économique méritent une exigence de discernements éthique et politiques. Dans cette allocution, cette dimension semble déconsidérée au profit de la seule approche de la protection économique, en fait conjoncturelle et peu consistance au regard de la signification morale des choix prononcés. Si le chef de l’État aborde la possibilité d’une « discussion éthique », qu’il prenne enfin en considération celles qui n‘ont pas manqué de se développer ces derniers mois au plus près du réel, dans le cadre de concertations menées par les acteurs de terrain. Rien ne l’empêche de solliciter la société civile sur les questions les plus sensibles, même si cette consultation aurait dû s’instituer dès le 11 mai.
Ce qu’est l’essentiel d’une société démocratique
C’est alors qu’intervient dans l’allocution présidentielle le recours contestable, et à certains égards, indécent au registre de l’essentiel, au regard de ce qui le serait moins ou pas du tout. Qu’est-ce qui importe « quoi qu’il en coûte », quels sont nos impératifs, nos conditionnels, ce à quoi nous sommes attachés au point qu’y renoncer serait trahir et révoquer ce que nous sommes ?
À lui seul, le président d’une République démocratique n’est pas investi de l’autorité d’édicter une morale, y compris en temps de pandémie.À lui seul, j’estime que le président d’une République démocratique n’est pas investi de l’autorité d’édicter une morale, y compris en temps de pandémie. Cette tentation du pouvoir supérieur de celui qui sait par nature et pourrait tout par constitution, exercé sans peser et énoncer le sens et la valeur des décisions dans le cadre d’une concertation éclairée, compromet toute capacité d’initiative. Cette méthode de gouvernance fragilise l’indispensable vitalité de notre vie démocratique en niant nos intelligences, nos courages et nos volontés inspirés par des valeurs qui doivent être assumées ensemble, évaluées à l’aune du réel.Reprenons l’inventaire et l’estimation présidentiels des essentiels. La première catégorie désignée comme telle est celle des « soignants à l’hôpital, (qui) jouent évidement dans ce contexte un rôle essentiel, mais nous avons besoin des médecins de ville, des infirmiers, des pharmaciens, de tous les acteurs du médicosocial, de tous les professionnels de santé de ville pour assurer une prise en charge précoce des patients dès les premiers symptômes pour éviter que ne se développent des formes complexes. Nous avons besoin de nos élus, nos maires ont joué un rôle essentiel. »
Puis sont identifiés ce qui n’est pas essentiel : « Les commerces qui ont été définis au printemps comme non essentiels, les établissements recevant du public, notamment les bars et restaurants, seront fermés. » Sans hiérarchisation entre ce qui s’avère indispensable à nos existences et ce qui peut provisoirement justifier la mise entre parenthèse pour des raisons explicites fondées.
Je ne reprendrai pas ici les interventions ces derniers jours de ces acteurs de la vie publique, pratique et intellectuelle, qui s’insurgent contre des mesures arbitraires niant ou relativisant ce qu’ils représentent au cœur de la société. Nombre d’entre eux devraient se résoudre, au nom du bien public, à renoncer à leur projet de vie, à leur rôle essentiel parmi nous. En quoi les arbitrages gouvernementaux ont-ils été instruits par une compréhension de ce qu’est l’essentiel d’une société démocratique qu’il n’est pas tolérable de défigurer ainsi ?
Des choix politiques révélateurs d’une déconsidération à l’encontre d’un essentiel qui est mutilé, profané, saccagé de manière irréparable.Je crains que ces choix politiques soient révélateurs d’une déconsidération à l’encontre d’un essentiel qui est mutilé, profané, saccagé de manière irréparable. Au cours du premier confinement, l’accompagnement de la personne en fin de vie, les rites mortuaires dans le respect du défunt, les obsèques n’avaient pas été considérés essentiels.On constate les conséquences désastreuses de l’estimation de ce qui peut apparaître subalterne, voire négligeables, lorsque sont érigées des prescriptions d’ordre supérieur qui ne se discutent pas. Notre société n’avait-elle pas à être associée à ces arbitrages, à exprimer ses préférences, ses inconditionnels, ses essentiels ? Je suis convaincu que nous aurions su trouver ensemble des approches respectueuses de nos essentiels : ce que nous sommes, ce que nous devons préserver et ce qu’il nous faut protéger face à la crise sanitaire.
En surplomb, domine un discours à la fois protecteur, prescriptif et autoritaire : « Comme au printemps, vous pourrez sortir de chez vous uniquement pour travailler, vous rendre à un rendez-vous médical, pour porter assistance à un proche, pour faire vos courses essentielles ou prendre l’air à proximité de votre domicile. C’est donc le retour de l’attestation. » Qu’avons-nous à attester, si ce n’est de notre soumission à un ordonnancement dont on comprend désormais qu’il n’est plus tenable parce qu’il nous condamnerait à renoncer à l’essentiel ?
La société civile n’est attendue que dans sa faculté d’acceptation pour ne pas dire d’exécution.À aucun moment il nous est explicité, en dehors de la production des données épidémiologiques immédiates, quelles compétences autres que celles d’instances dont on ignore tout, quelles argumentations faisant autorité valident ces injonctions.À aucun moment il n’est fait référence à la mise en place d’une instance indépendante d’accompagnement et d’observation susceptible d’alerter les instances publiques des effets de leurs réglementations. La société civile n’est attendue que dans sa faculté d’acceptation pour ne pas dire d’exécution.
Une telle pratique de la démocratie, y compris en situation de crise sanitaire, n’est pas justifiable. Elle génère une incompréhension et une inacceptation de nature à fragiliser la rigueur et la cohérence d’une ligne d’action dont chacun devait être partie-prenante. Il est évident que les pouvoirs publics ne pourront pas maintenir une position aussi contestable, ce qui signifie qu’ils seront très vite incapables de gérer la pandémie de cette façon, ou devront alors franchir un pas supplémentaire dans un autoritarisme auquel notre société s’opposera politiquement.
Une fois encore, je suis soucieux de l’État de droit, respectueux de ceux qui ont mission de gouverner, d’autant plus dans un contexte de hauts périls. Mais je suis tout autant soucieux de nos devoirs de démocrates pour ne pas rester observateur contemplatif au moment où chacun doit être digne et conscient de ses responsabilités. C’est pourquoi j’en appelle à une mobilisation éthique. Les premiers signes annonciateurs en sont l’exigence de ne pas laisser bafouer nos essentiels et de reconquérir un espace d’expression publique, la liberté de contester ce qui doit l’être et d’assumer en responsabilité la plénitude de nos obligations pour juguler la pandémie. Il nous faut ainsi retrouver une autorité sur notre destinée collective, là où tant d’approximations, de conceptions et de propos inconsidérés en obscurcissent le chemin.
Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay. Coordonnateur de l’ouvrage collectif Pandémie 2020 – Éthique, société, politique, Éditions du Cerf.
(1) Didier Sicard, ancien Président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) – Préface de l’ouvrage Pandémie 2020 (p. 14)
Merci à vous pour l’expression de ce point de vue partagé par tant de monde, exprimé, répété, parfois crié. Si peu entendu. Outre « Le pognon de dingue » que représente cette décision unilatérale de confinement et, qui profite essentiellement aux gafam, c’est tout un mode d’existence sociétale qui est bouleversé et pas seulement le monde du travail ou le monde syndical, ce sont surtout des rapports humains qui vont très durablement se transformer, se dégrader, une peur latente de nos voisins qui s’insinue profondément, une très dangereuse soumission, déjà vécue par le passé, pas si lointain. Aujourd’hui ceux-ci qui nous gouvernent… Lire la suite »
Belle réthorique ! Un peu creuse cependant. Si l’essentiel était tout simplement de pouvoir survivre à cette pandémie ? Les états d’âmes se ferment lorsque la santé des auteurs est atteinte. A t-on le droit au nom de SA Liberté, de contaminer et peut-être condamner à mort son prochain ? L’abnégation de chacun est un facteur important de la survie de notre société. Nous ferons les comptes le moment venu.