La Commission européenne a proposé ce mercredi 5 juillet de revoir ses règles sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) afin de lever les restrictions sur certaines plantes issues des nouvelles techniques génomiques comme CRISPR. L’exécutif européen explique que la directive OGM de 2001 n’est plus « adaptée » à ces biotechnologies permettant aux agriculteurs d’avoir accès à des semences plus résistantes en utilisant moins d’engrais ou pesticides. Un revirement important car la Cour de justice de l’Union européenne avait estimé, en 2018, que la directive de 2001 sur les OGM s’étendait aussi aux techniques de modification du génome.
Dans sa proposition présentée mercredi, la Commission suggère de diviser les nouvelles techniques génomiques (NGT, ou NBT pour « new breeding techniques ») en deux catégories, en exonérant de la législation sur les OGM les NGT donnant lieu à des modifications pouvant survenir naturellement ou via un processus de sélection traditionnel (mutagénèse, cisgénèse). Tous les autres produits NGT seraient traités de la même manière que les OGM, avec une évaluation des risques et une demande d’autorisation. Cette décision est l’aboutissement d’années de controverses et de pressions des industriels phytosanitaires et semenciers.
La controverse dure en effet depuis une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis le moment où l’on a pris conscience de l’existence d’outils moléculaires capables de modifier le code génétique d’un organisme vivant, aussi simplement qu’on le ferait en corrigeant une faute sur un traitement de texte. Avec l’un de ces outils les plus connus, le CRISPR-Cas9, il est possible de transformer les caractéristiques d’un organisme vivant en coupant-collant avec une précision inégalée des lignes de codes du vivant.
L’Eldorado de la mutagénèse
Les industries biotechnologiques se sont alors immédiatement précipitées sur cette innovation. Et parmi elles, les grandes industries phytosanitaires de l’agriculture. Pour des firmes comme Monsanto, Dupont, Bayer, cette technologie sentait le pactole. En effet, elles pourraient modifier, dans des conditions de simplicité et donc de coûts, des pans entiers du vivant, encore récalcitrant aux impératifs productivistes de l’économie globalisée. Cette biotechnologie allait renvoyer au placard des anciens souvenirs les OGM tellement controversés. Car avec la mutagénèse, on n’apporte pas un élément extérieur au vivant comme on le fait avec les OGM « classiques ». On modifie, en douceur, le code génétique de l’organisme. Ni vu ni connu, quasiment pas de trace, pour un effet aux applications redoutables.
Dès le début, les labos se sont activés pour fabriquer des plantes résistant à telle situation écologique ou à tel prédateur, pour modifier le goût, la forme, l’allure, des plus communs de nos aliments. Ailleurs on s’imaginait, tel Prométhée, transformer radicalement certaines espèces pour les domestiquer plus que jamais, pour les faire mieux entrer dans les canons de la consommation de masse. Dans d’autres labos, on s’attachait à modifier une espèce, comme le moustique, jusqu’à envisager de la faire disparaître. Tout cela en échappant à toute législation et encore moins à celle des OGM qui entravait si méchamment l’hubris de production effrénée de certains acteurs industriels.
La controverse a porté sur des subtilités, des détails dans lesquels se cache parfois le diable. Là où les OGM s’attaquent au génome d’une culture avec des outils grossiers, le ciseau moléculaire CRISPR tranche et remodèle avec une précision parfaite le code génétique, à la manière d’un scalpel. Cette précision du geste technique fait qu’un grain de maïs modifié à l’aide de CRISPR ne pourra être distingué d’un grain issu d’une sélection végétale à l’ancienne.
Mutations en douce
Pour les défenseurs des technologies génomiques, ces produits ne sont pas des OGM au sens où l’entendait la règlementation, notamment européenne depuis 2001. Ils seraient d’une autre nature, échappant ainsi aux procédures d’évaluation des risques, d’autorisation, d’étiquetage ou de suivi. Leur argument est d’affirmer que les techniques utilisées jusqu’à présent pour fabriquer des OGM consistent à prendre le gène d’une plante ou d’un organisme pour le mettre dans une autre. C’est de la transgénèse. Or avec les nouvelles technologies du vivant comme CRISPR, il est inutile de faire intervenir un gène extérieur. On peut modifier les gènes à l’intérieur des cellules des embryons de plantes. C’est de la mutagénèse. Avec ces nouveaux outils d’ingénierie génétique, les labos peuvent éteindre des gènes, les activer, les muter ou les répliquer. Pas d’apport extérieur. Pour eux, ce n’est pas un OGM, c’est autre chose.
Une décision prise en 2018 par le Ministère américain de l’Agriculture a ouvert les vannes juridiques de la mutagénèse et libéré un marché gigantesque. Un marché des biotechs composé de startups comme de géants. Leur objectif commun : produire des plantes plus robustes, résistantes aux intempéries comme aux maladies et parasites. L’exemple de Mars est significatif : le groupe agroalimentaire explore les moyens d’utiliser CRISPR pour protéger son ingrédient phare, le chocolat, des assauts du changement climatique.
Tous les scientifiques impliqués dans ces recherches jurent la main sur le cœur que leur travail correspond à une nécessité vitale pour l’humanité : être en mesure de nourrir une population en plein essor sur une planète où les terres cultivables sont de moins en moins nombreuses et les aléas climatiques extrêmes. Ils arguent qu’il est vital que le monde trouve des moyens de stimuler sa production alimentaire. L’augmentation des rendements des cultures grâce à la sélection végétale conventionnelle n’est pas suffisamment efficace : les résultats sont imprévisibles et peuvent prendre des années voire des décennies. Selon eux, les puissantes technologies de modification du génome des plantes, des animaux et du vivant en général peuvent rapidement produire de nouvelles variétés.
Les expériences se multiplient donc un peu partout dans le monde. En Chine par exemple, des chercheurs expérimentent l’utilisation de CRISPR pour créer des vaches mieux protégées contre la tuberculose, une maladie bactérienne chronique qui peut se propager à l’homme et qui a alimenté le fléau de la résistance aux antibiotiques. Plus près de chez nous, le scientifique suédois Stefan Jansson, chercheur à l’Université d’Umea, a utilisé CRISPR pour produire des légumes mieux protégés contre les ravageurs. C’est lui qui s’était fait connaître en préparant le premier repas avec des produits CRISPR. Il déclarait alors à Business Insider que le rôle du CRISPR dans l’avenir de l’alimentation commence déjà à prendre forme. « Nous ne parlons pas de l’avenir. Nous parlons de maintenant », affirmait-il.
Revirement européen
Dans cette bataille aux enjeux planétaires, l’Europe n’était pas épargnée. En juillet 2018, la Cour de justice européenne avait pris position. Contre toute attente, elle avait établi, dans une décision immédiatement pointée comme historique, que les plantes et les animaux créés par une technologie innovante de modification génétique ont été génétiquement modifiés et devraient être réglementés en tant que tels. Les juges de l’UE précisaient : « Par arrêt de ce jour, la Cour considère tout d’abord que les organismes obtenus par mutagenèse sont des OGM au sens de la directive sur les OGM, dans la mesure où les techniques et méthodes de mutagenèse modifient le matériel génétique d’un organisme d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement. Il s’ensuit que ces organismes relèvent, en principe, du champ d’application de la directive sur les OGM et sont soumis aux obligations prévues par cette dernière. »
Mais cette décision n’a pas désarmé l’intense pression des lobbies. Les observateurs comprenaient que l’Europe se dirigeait, lentement mais sûrement, vers une déréglementation de ces « nouveaux » OGM. C’est chose faite aujourd’hui. L’Europe distingue d’un côté les OGM au sens classique, ceux qui ont fait l’objet de l’ajout artificiel d’une caractéristique génétique. Ceux-ci sont toujours soumis aux règles d’évaluation des risques, d’autorisation de commercialisation, d’étiquetage et de traçabilité des OGM de la semence au produit final ainsi que d’une surveillance après leur commercialisation. De l’autre côté, les organismes modifiés génétiquement par mutagenèse sont déréglementés, c’est-à-dire tout simplement exemptés de ces contraintes. Ainsi par exemple, la mention « OGM » n’existera plus sur les étiquetages. Seule la mention « nouvelles techniques génomiques » ou « variété éditée » se présente sur les lots de semences.
Les textes préparatoires de cette proposition mentionnaient que ces OGM seront interdits dans les filières de l’agriculture biologique. Cependant, aucune méthode de détection, identification et traçabilité de ces OGM ne sera requise. Les acheteurs et l’Union européenne seront donc incapables de surveiller la bonne application de la loi. Il est quasiment impossible de détecter si une nouvelle variété a été développée par des méthodes traditionnelles ou grâce à ces techniques génomiques.
«Le risque des NBT, c’est aussi de diffuser des super variétés qui écrasent la diversité cultivée et uniformisent les paysages agricoles» fait observer dans Libération Jérôme Enjalbert, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui porte un regard critique sur ces nouvelles technologies. « Il y a des innovations qui sont très tentantes sur le papier, mais il est critique d’évaluer si elles mettent en danger l’environnement, notamment quand elles sont utilisées à grande échelle », poursuit-il. Pierre Barret, ingénieur de recherches en biotechnologies lui aussi à l’Inrae, confirme que « si l’on cultive une même variété partout, des contournements peuvent survenir. C’est ce qu’il s’est passé avec le coton OGM en Inde. Développé pour résister à une maladie, il est apparu un autre parasite puisque la place était libre ». Mais, prévient-il, « ce risque n’est pas inhérent aux OGM. Si on fait des variétés trop résistantes, même avec des méthodes classiques, on sait que cette résistance sera contournée à un moment. Il faut faire des résistances durables ».
Des plantes modifiées et brevetées pourraient ainsi bientôt envahir incognito nos champs, échappant à tout étiquetage. Principalement des végétaux rendus tolérants aux herbicides, avec des conséquences encore méconnues mais sans doute irréversibles sur l’environnement, la santé, ou l’autonomie des paysans. « Cette quantité énorme d’êtres artificiels qui pourraient ainsi être introduits dans un temps très court dans la société et la nature pose problème, explique Frédéric Jaquemart, président du Groupe international d’études transdisciplinaires (Giet). Ce rythme effréné de changements, sans commune mesure avec ceux en cours dans le processus d’évolution, a des effets sur l’organisation même de la société, avec des effets délétères sur la nature, même si les causalités ne sont pas évidentes à établir. »
Pierre-Henri Gouyon, professeur au Museum d’Histoire naturelle n’hésite pas à s’insurger : « On est en train de faire des conneries avec ces OGM ! ». Il ajoute dans une conférence donnée à l’APHP : « La concentration de la propriété des ressources génétiques dans quelques mains met en danger toute la nourriture de la planète ». Pour lui, il n’y aurait qu’une seule façon de savoir si un organisme a été modifié ou pas avec ces nouvelles technologies : « si une plante ou une semence est brevetée, c’est qu’elle a été manipulée » confiait-il à UP’ Magazine. CQFD.
Yves Bertheau nous alertait dans une interview à UP’ Magazine : « Au-delà des changements de pratiques agricoles induits par les nouveaux traits introduits, les modifications génétiques rapides, radicales et souvent irréversibles doivent être considérées avec prudence, alors que la sélection classique liée à la conservation de ressources génétiques constituent encore la meilleure source d’amélioration de la production et d’adaptation aux changements environnementaux. Il est à craindre que les plantes ne constituent un ballon d’essai, pour tester des technologies dont l’application à l’homme est loin d’être acceptable ».
La proposition doit être encore approuvée par le Parlement européen et le Conseil européen. Les réserves de plusieurs États membres ont éclaté au grand jour le 16 mars 2023, lors une réunion des ministres européens de l’Environnement. Certains États estiment que la « primauté du principe de précaution » doit être maintenue, expriment la volonté d’avoir « un étiquetage compréhensif permettant aux consommateurs de faire un choix éclairé » ou encore souhaitent que « la liberté de choix ainsi que de la coexistence de différents modèles de culture » soient respectées. Selon Infogm, à l’automne 2022, de nombreux distributeurs et chaines de supermarchés européens se sont eux aussi exprimés pour exiger que tout OGM, qu’ils soient transgéniques ou issus de nouvelles techniques de modifications génétiques, soient correctement étiquetés.
Quant aux écologistes, ils sont vent debout contre ce revirement, estimant que ces « nouveaux OGM », qui impliquent une modification génétique, devraient rester soumis aux règles actuelles.