La COP 28 se déroulera à partir du 30 novembre à Dubaï aux Émirats arabes unis. Il ne reste que 15 jours pendant lesquels les 200 États qui s’y rendront se préparent activement à force de bars de fer, de luttes d’influence et d’intenses actions de lobbying. Dans cette partie feutrée mais très intense, les cabinets de conseil s’activent et en premier lieu le géant mondial McKinsey. Car rien n’est encore joué sur les principaux sujets à l’ordre du jour de cette grand-messe du climat : réduction des énergies fossiles et concrétisation d’un fonds pour compenser les dégâts climatiques.
Les représentants des États se sont réunis fin octobre pour un dernier round préparatoire de deux jours avant le démarrage officiel de la COP 28. Hébergés à Abu Dhabi dans le fastueux complexe hôtelier Emirates Palace, quelque 70 ministres se sont croisés et réunis dans un savant ballet diplomatique à huis clos, censé aider à faire émerger un consensus à quelques jours de la COP28 de Dubaï (30 novembre-12 décembre), déjà annoncée comme la plus importante depuis l’Accord de Paris.
« Il y a une bonne dynamique, mais encore beaucoup à faire « , a confié à l’AFP la négociatrice allemande, Jennifer Morgan. « Les vraies batailles se jouent à la COP », tempère un négociateur africain. « Le nœud principal pour le moment est clairement du côté du fonds pertes et dommages« , selon la ministre française de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher.
Question de gros sous
Ce fonds, dont l’adoption sur le principe a été considérée comme le résultat majeur de la COP27, reste à créer : quel fonctionnement, qui le finance, qui en bénéficie ? Rien n’est tranché, alors que les pays en développement exigent sa mise en œuvre dès la COP28 et que le dernier rendez-vous de négociations, mi-octobre en Égypte, s’est soldé par un échec.
Mais « il y a un accord sur presque 80% du texte », s’est félicité mardi soir le négociateur égyptien Mohamed Nasr, interrogé par l’AFP. Et un ultime cycle de négociations a été ajouté en urgence, à Abou Dhabi, du 3 au 5 novembre. Parmi les blocages, « les Etats-Unis ne veulent pas mettre un centime si la Chine est un potentiel bénéficiaire », autrement dit si le fonds n’est pas réservé aux pays vulnérables, explique-t-il.
Des pays dénoncent la volonté des Occidentaux d’établir le fonds, même temporairement, au sein de la Banque mondiale, qui « n’est pas adaptée aux questions de développement », a rappelé Michai Robertson, un négociateur de l’Alliance des petits États insulaires (AOSIS). « Les Saoudiens ne veulent aucune formulation qui élargirait la liste des donateurs au-delà des pays développés », ajoute son homologue européen.
Même si ces divergences sont surmontées d’ici la COP28, nul ne sait quel montant pourra être levé auprès des pays riches, qui peinent déjà à honorer leur promesse de fournir 100 milliards de dollars de finance climat par an.
La transition et l’adaptation en nécessitent pourtant des milliers de milliards, mais « la finance publique est le levier qui va débloquer la finance privée », rappelle constamment Harjeet Sing de l’ONG Climate Action Network. Le fonds sur les pertes et dommages « est basé sur le volontariat (…), ce n’est pas un dû », défend la ministre française, qui a présidé avec son homologue du Bangladesh Shahab Uddin une séance pour dégripper le dossier.
Pour Mme Pannier-Runacher, un accord doit être vite trouvé pour éviter que ce dossier symbolique ne devienne « peut-être un prétexte pour ne pas aborder les discussions qui fâchent », en premier la réduction des gaz à effet de serre.
Les énergies fossiles font de la résistance
Ces derniers mois, le débat sur la fin des énergies fossiles, moteur essentiel du réchauffement, s’est imposé comme jamais dans les négociations onusiennes. Depuis 30 ans, elles n’ont abouti qu’à un objectif de réduction du charbon à la COP26.
Mais le vif débat est temporairement au second plan. « Je continue d’entendre des opinions bien arrêtées sur l’inclusion d’une formulation sur les combustibles fossiles et les énergies renouvelables » dans l’accord final de la COP28, s’est contenté de déclarer mardi Sultan Al Jaber.
Sultan Al Jaber, également patron de la compagnie pétrolière émiratie Adnoc, a mis de côté sa formule habituelle sur la réduction « inévitable » des fossiles. « C’est trop tôt, cela bloquerait les négociations », souffle un membre de son entourage, alors que dans les couloirs les discussions vont bon train sur les réticences des pays du Golfe, Arabie saoudite en tête.
Sans être encore acquis, l’objectif de tripler les capacités des énergies renouvelables d’ici 2030 (pour atteindre 11 terawatts) semble en meilleur voie.
Le trouble jeu de McKinsey
La bataille des énergies fossiles va bon train, avec un acteur discret mais terriblement actif : McKinsey, le plus grand cabinet de conseil au monde. Structuré comme un cabinet d’avocats, McKinsey emploie environ 35.000 personnes dans le monde, dont 2.500 associés, pour un chiffre d’affaires d’environ 15 milliards de dollars en 2022. Le cabinet se sert de son influence dans les préparatifs de la COP28 pour défendre les intérêts de ses clients pétrogaziers, sapant les efforts pour sortir des énergies fossiles, selon plusieurs sources et document consultés par l’AFP.
En coulisses, l’américain McKinsey & Company a fourni aux organisateurs émiratis de la 28e conférence sur le climat des Nations unies des scénarios sur l’avenir du secteur énergétique mondial qui sont en contradiction avec les objectifs climatiques que le cabinet affiche publiquement, révèle l’enquête de l’AFP.
Un « récit de la transition énergétique », rédigé par le cabinet et consulté par l’AFP, prévoit une réduction de la consommation de pétrole de seulement 50 % d’ici 2050 et évoque des milliers de milliards de dollars d’investissements continus chaque année dans des « actifs à fortes émissions » d’ici là.
McKinsey, dont les grands clients des hydrocarbures vont de l’américain ExxonMobil à la compagnie nationale saoudienne Aramco, est l’un des nombreux cabinets qui conseillent gratuitement les Émirats arabes unis, puissance pétrogazière hôte des cruciales négociations de la COP28.
L’année 2023 sera vraisemblablement la plus chaude jamais mesurée et les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter à des niveaux sans précédent, malgré l’alarme sonnée par les scientifiques et la multiplication des catastrophes climatiques. Pendant ce temps, McKinsey « appelle ouvertement et sans vergogne à abaisser les ambitions sur l’élimination du pétrole au sein même de la présidence de la COP28 », a déclaré une source ayant assisté à des réunions confidentielles avec les hôtes du sommet.
« Le développement durable est une priorité essentielle » de McKinsey, a répondu à l’AFP un porte-parole du groupe qui se dit résolument engagé dans le soutien à la décarbonation des entreprises qu’il conseille.
« Nous sommes fiers de soutenir la COP28 en fournissant des informations et des analyses stratégiques, ainsi qu’une expertise sectorielle et technique », a-t-il ajouté.
Conflits d’intérêts
Certains des concurrents de McKinsey exerçant aussi des activités à Dubaï travaillent à trouver de véritables solutions climatiques, rapportent trois participants à des réunions préparatoires de la COP28 de haut niveau, qui ont demandé à préserver l’anonymat. « Mais il était très clair dès le départ que McKinsey avait un conflit d’intérêts », a déclaré l’une de ces sources qui a pris part aux discussions confidentielles de la présidence de la COP28.
« Ils donnaient des conseils au plus haut niveau qui n’étaient pas dans l’intérêt du président de la COP en sa qualité de responsable d’un accord multilatéral sur le climat, mais dans l’intérêt du président de la COP en sa qualité de PDG de l’une des plus grandes compagnies pétrogazières de la région », a-t-elle ajouté.
Des documents confidentiels consultés par l’AFP le confirment. Le plan de transition préparé par McKinsey pour la présidence de la COP28, que l’AFP a pu voir, « donne l’impression d’avoir été écrit par l’industrie pétrolière, pour l’industrie pétrolière », estime l’expert des marchés financiers Kingsmill Bond.
« Il ne s’agit clairement pas d’une trajectoire crédible vers l’objectif de zéro émission nette », analyse cet expert du centre de réflexion Rocky Mountain Institute.
Joint par l’AFP, un porte-parole de la présidence de la COP28 confirme que « McKinsey soutient la COP28 en fournissant de l’expertise et des analyses à titre gracieux ». Mais dire que le cabinet a présenté des scénarios incompatibles avec les objectifs climatiques mondiaux « est tout simplement incorrect », ajoute-t-il.
Le double de pétrole et de gaz
Par l’accord de Paris en 2015, les nations se sont engagées à limiter le réchauffement climatique bien en dessous de 2°C et si possible 1,5°C. Selon les experts climat du Giec, l’économie mondiale devait être neutre en carbone d’ici 2050 pour espérer rester sous ce seuil plus ambitieux. « En moyenne, 40 à 50 millions de barils par jour de pétrole devraient encore être utilisés en 2050 », contre environ 100 millions aujourd’hui, dit le scénario de McKinsey.
Ces volumes constitueraient le double des quantités maximum recommandées par la feuille de route zéro émission nette de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), souligne Jim Williams, spécialiste des stratégies de décarbonation à l’université de San Francisco. Selon l’AIE, les technologies d’émissions négatives, par captage du CO2 dans l’atmosphère, devraient être multipliées par 100.000 d’ici 2050 pour atteindre l’objectif d’un monde neutre en carbone, un défi colossal et sans garantie de succès.
Or le scénario de McKinsey en nécessiterait probablement au moins le double, d’après des experts. Ce plan « implique d’atteindre une échelle beaucoup plus importante de déploiement des technologies » de captage du CO2, « ou bien une sortie beaucoup plus rapide du charbon et du gaz », selon Mike Coffin, ancien géologue chez BP devenu expert du groupe de réflexion Carbon Tracker.
Le projet de McKinsey pour la COP28 évoque 2.700 milliards de dollars par an de nouveaux investissements dans des « actifs à fortes émissions », dont ceux liés au pétrole et au gaz mais aussi à d’autres secteurs comme l’industrie lourde et à l’agriculture, jusqu’au milieu du siècle.
« Même dans la situation actuelle et en l’absence de nouvelles politiques climatiques, nous prévoyons que la demande mondiale de pétrole atteindra son maximum au cours de cette décennie », a récemment déclaré Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE.
Mais de nombreuses majors – encouragées par les bénéfices élevés engrangés grâce à la hausse des prix due à la guerre en Ukraine – sont revenues sur leurs engagements de transition vers les renouvelables… voire ont redoublé leurs investissements dans les hydrocarbures. « Nous continuerons de faire ce que nous savons faire de mieux », a répondu Darren Woods, PDG d’ExxonMobil, lors d’une interview publiée en septembre sur le site de McKinsey, dans laquelle il explique pourquoi l’entreprise s’est tenue à l’écart des éoliennes et du solaire.
Rébellion interne
En 2021, le travail de McKinsey auprès de l’industrie des énergies fossiles a déclenché une rébellion dans ses propres rangs. Plus de 1.100 employés ont signé une lettre interne, consultée par l’AFP, avertissant de l’existence d’un « risque significatif pour McKinsey et pour nos valeurs de poursuivre la voie actuelle ». « Notre inaction (ou peut-être notre soutien) au sujet des émissions des clients pose un risque sérieux pour notre réputation » et « pour les relations avec nos clients », écrivent-ils. « Depuis plusieurs années, nous disons au monde d’être audacieux et de s’aligner sur une trajectoire d’émissions pour 1,5°C; il est grand temps que nous appliquions notre propre conseil », poursuivent-ils.
Selon le porte-parole de McKinsey, le cabinet s’est engagé à aider ses clients à atteindre l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050 et cela implique de travailler avec des « secteurs à fortes émissions ». « Se désengager de ces secteurs ne contribuerait en rien à résoudre le problème du climat », ajoute McKinsey.
De nombreuses entreprises font appel à des cabinets de conseil pour se préparer aux risques climatiques comme aux débouchés de la transition écologique. « Nous avons besoin de l’aide des cabinets de conseil car nous devons passer à l’action, et très rapidement », affirme Bob Ward, du Grantham Research Institute on Climate Change à la London School of Economics. « Mais il est essentiel qu’ils travaillent activement à la transition plutôt que d’essayer de la ralentir en raison des intérêts des acteurs en place, telles que l’industrie des énergies fossiles », ajoute-t-il.
Les grands acteurs du marché – McKinsey, Boston Consulting Group et Bain – embauchent des diplômés de haut niveau avec des salaires à six chiffres pour élaborer des stratégies pour leurs clients. Un document de McKinsey de 2022 promouvant les marchés privés du carbone, consulté par l’AFP, identifie plusieurs de ses clients importants, dont les sociétés pétrolières Chevron et BP, l’électricien Drax et le géant minier Rio Tinto. La plus grande compagnie pétrolière mondiale, Aramco, n’a pas souhaité répondre à l’AFP sur ses relations avec McKinsey.
McKinsey affirme avoir aidé des clients du secteur de la santé à développer leur parc solaire, des fabricants d’éoliennes à devenir plus compétitifs et au moins un pays en développement à produire davantage d’électricité renouvelable, mais ne cite pas les noms de ces clients.
« Si nous voulons assurer une baisse maîtrisée de la production de combustibles fossiles, nous ne pouvons pas le faire si ceux qui aident (les entreprises) à gagner de l’argent avec cela continuent de siéger autour de la table », a déclaré à l’AFP Pascoe Sabido, du groupe de réflexion Corporate Europe Observatory.
Il y a un « angle mort » juridique sur le rôle des cabinets de conseil dans la crise climatique, ajoute-t-il: « le lobbying et les arrangements en catimini (…) y sont beaucoup plus dangereux parce qu’il y a beaucoup moins de comptes à rendre ».
La politique de McKinsey l’a conduit à faire plusieurs fois les gros titres. Ces deux dernières années, le cabinet, qui conteste toute faute, a été contraint de débourser des centaines de millions de dollars pour solder des poursuites, après avoir été accusé d’alimenter la crise des opioïdes par ses conseils aux laboratoires pharmaceutiques.
De nombreuses enquêtes ont montré que les géants des hydrocarbures étaient conscients des impacts du réchauffement climatique dès les années 1970, grâce aux travaux de leurs propres scientifiques, tout en tentant de saper la confiance dans les travaux des climatologues parvenus aux mêmes conclusions.
McKinsey est « capable de faire du bon travail pour aider ses clients à naviguer dans la transition énergétique, mais ce travail fait pâle figure à côté de ce qu’il fait pour le pétrole et le gaz », estime un ancien consultant du cabinet, qui a requis l’anonymat car tenu par un accord de non-divulgation. « Ils sont au service des plus grands pollueurs du monde », assène-t-il. « La meilleure façon de comprendre cette société, c’est de la considérer comme le plus puissant cabinet de conseil en pétrole et en gaz de la planète, qui se présente comme un acteur du développement durable tout en conseillant ses clients pollueurs sur toutes les possibilités de préserver le statu quo ».
Avec AFP