Le premier choc a été celui de la flambée des grains et huiles, le second est celui des engrais : la guerre en Ukraine a jeté une lumière crue sur la dépendance de l’agriculture européenne au gaz russe, premier ingrédient des fertilisants de synthèse. Le gouvernement russe a d’ores et déjà recommandé à ses producteurs d’engrais de suspendre leurs exportations. L’enjeu est majeur pour l’Union européenne, qui importe de Russie à la fois gaz et engrais.
« En 2021, la Russie était le premier exportateur d’engrais azotés et le deuxième fournisseur d’engrais potassiques et phosphorés », rappelle l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). « 40% de l’approvisionnement européen en gaz provient actuellement de Russie », qui fournit « 25% de l’approvisionnement européen » en azote, potasse et phosphate, alertait le 1er mars Svein Tore Holsether, patron du Norvégien Yara, le premier producteur mondial d’engrais azotés minéraux. L’Union européenne consomme chaque année « plus de 11 millions de tonnes d’azote de synthèse » selon un récent rapport de députés européens écologistes. Elle dépend donc de la Russie à la fois pour son gaz et ses importations directes de fertilisants, le Brésil restant le premier importateur d’engrais azotés russes.
Les engrais contiennent des nutriments pour nourrir les plantes et favoriser leur développement. Ils peuvent être d’origine organique (purin d’orties, lisier, fientes de poules…) ou d’origine minérale : fabriqués à partir de l’azote (N) de l’air ou de minerais extraits du sous-sol comme le phosphore (P) et la potasse (K). L’immense majorité des agriculteurs européens utilisent des engrais minéraux « NPK » et notamment azotés.
L’International Fertilizer Association (IFA), qui regroupe l’industrie mondiale des engrais, estime que 85% des sols dans le monde manquent d’azote, un élément « moteur de la croissance végétale ». Les fertilisants azotés sont fabriqués à partir d’ammoniac, obtenu en combinant l’azote de l’air et l’hydrogène provenant du gaz naturel. Près de 80% du coût de production de l’ammoniac est lié à l’utilisation du gaz. Il existe plusieurs types de ces engrais : sous forme liquide (solution azotée) ou de granulés (ammonitrate et urée).
Une flambée des prix continue
Le prix des engrais minéraux n’a cessé d’augmenter, dans le sillage de l’envolée du gaz naturel. « Les prix de l’urée, un engrais azoté clé, ont plus que triplé au cours des douze derniers mois », selon la FAO. L’invasion russe en Ukraine a de nouveau dopé le prix du gaz et la solution azotée, qui coûtait environ 600 euros la tonne fin octobre sur le marché européen, atteint désormais les 800 euros, « un record », souligne Isaure Perrot, consultante au cabinet Agritel. Dans ces conditions, Yara a annoncé qu’il réduisait temporairement sa production en France et en Italie, et son président a jugé « crucial » que la communauté internationale « s’emploie à réduire la dépendance à l’égard de la Russie ».
Le risque éventuel d’une pénurie est encore supplanté par la crainte sur les capacités d’approvisionnement au vu des coûts astronomiques des fertilisants : « En Europe de l’Ouest, les agriculteurs sont en général couverts pour les semis de printemps, mais la question se pose pour la campagne de 2023 », alerte Edward de Saint-Denis, courtier chez Plantureux et associés. Aujourd’hui, et « malgré la hausse des cours des céréales, il n’est pas rentable d’acheter des engrais à 800 euros la tonne », renchérit Isaure Perrot.
Quelles solutions ?
L’Europe va devoir se tourner vers d’autres sources : « Il y a du gaz en Algérie, aux Etats-Unis – mais à quel prix ? – et aussi en Iran ou au Kazakhstan – mais voudra-t-on acheter à ces pays-là ? », s’interroge Mme Perrot. Pour la potasse, dont près de 40% sont importés de Russie et de Bioélorussie, l’Europe pourrait se tourner vers le Canada, qui est déjà son principal fournisseur, mais à des prix plus élevés, ou vers Israël et la Jordanie, estiment des courtiers en céréales.
L’UE pourrait aussi augmenter ses apports en phosphate, dont Chine, Maroc et Etats-Unis sont les premiers producteurs, mais, soulignent-t-il, cela ne remplacera pas l’azote, sur lequel repose les rendements élevés européens.
À court terme, les solutions sont limitées. La France ne produit pas de gaz naturel et les mines de potasse alsaciennes sont fermées depuis longtemps. Le moyen le plus rapide reste de diversifier nos approvisionnements, de redynamiser certaines sources, d’investir dans les pays qui possèdent ou transforment la matière première, mais les capacités sont limitées : le petit État caribéen de Trinité-et-Tobago, par exemple, fournit déjà 14% de nos importations de solution azotée. D’autant que le problème n’est pas seulement français : beaucoup de pays vont chercher d’autres sources d’approvisionnement pour compenser la baisse des exportations russes.
Pour Isaure Perrot, des pistes alternatives seront creusées si la crise perdure, comme une modification des cultures, en privilégiant légumineuses, tournesol ou soja, moins gourmands en azote que le blé et le maïs. Mais cultiver davantage de plantes moins gourmandes en azote, comme le maïs, ou des légumineuses, capables d’utiliser l’azote dans l’air, reste une solution marginale, dans l’immédiat. Impossible de changer les plans d’assolement à la dernière minute. Les semis s’apprêtent à démarrer, les semences ont été déjà commandées.
Les engrais organiques, comme le lisier issu des déjections des animaux d’élevage, peuvent répondre à une partie de la demande, mais tout le monde n’y a pas accès : les élevages se concentrent dans l’ouest de la France, tandis que les grandes cultures s’étalent plutôt au nord ou au nord-est. Surtout, ils sont moins chargés en azote, ce qui se traduit par des rendements plus faibles et une baisse de la teneur en protéines, et ils n’agissent pas de la même manière que les engrais minéraux.
« C’est la première solution à portée de main, il faut les valoriser au mieux », souligne sur BFM-TV Henri Bies-Péré, vice-président de la FNSEA, le principal syndicat agricole français, qui appelle à alléger les procédures pour construire davantage de méthaniseurs. La méthanisation permet de produire du biogaz à partir des déchets organiques et effluents d’élevage : les résidus que l’on récupère, appelés digestats, peuvent être utilisés comme fertilisants. Or, aujourd’hui, la construction d’un méthaniseur est précédée de plusieurs années de contraintes administratives.
Et si la solution, à plus long terme, c’était l’innovation ? Dès 2023, le Norvégien Yara veut produire 30% de ses ammonitrates à partir de l’hydrolyse de l’eau, et non plus de gaz, pour s’affranchir des énergies fossiles. Cela requiert des investissements massifs et le coût de production est beaucoup plus élevé, mais la flambée des prix du gaz rend cette technologie de plus en plus intéressante, d’autant que les ammonitrates sont déjà presque entièrement fabriqués en France et en Europe.
Robotisation et biotechnologies
Une pénurie d’engrais pourrait aussi remettre sur la table la question de la génétique et des biotechnologies. Les nouvelles techniques de sélection des plantes (NBT) pourraient permettre de réduire l’utilisation de fertilisants en développant des variétés moins demandeuses – la Commission européenne a entrouvert la porte à une autorisation. Dans un avenir plus proche, le numérique et la robotisation promettent une optimisation des apports : épandre moins d’engrais, mais les épandre mieux. « L’agriculture de précision est une voie, car elle permet de réduire l’utilisation d’engrais, mais ça ne règle pas la question de la dépendance », souligne néanmoins Quentin Mathieu, responsable économie à la Coopération agricole.
En attendant, le gouvernement a promis un plan de résilience économique pour amoindrir les effets collatéraux des sanctions contre la Russie, dont l’agriculture fera partie. Il sera présenté la semaine prochaine par Matignon.
Avec AFP