On reproche souvent à l’Etat son inaction climatique et environnementale, de même que l’on s’étonne que des décisions qui auraient dues être dictées par le principe le plus élémentaire de précaution — comme l’interdiction du glyphosate —, puissent être ajournées, temporisées, remises aux calendes grecques. C’est sans compter le poids considérable des lobbys, ces organismes de pression qui interviennent dans tous les rouages de la décision politique ou administrative, qu’elle soit nationale ou européenne. Le secteur de l’agriculture en est leur domaine de prédilection.
L’influence des lobbys agro-alimentaires sur la politique française a fait l’objet d’une récente étude de la part du média spécialisé Agra presse. Selon elle, « l’Agriculture serait juste derrière la santé le deuxième secteur le plus fréquemment déclaré par les lobbyistes français ». L’enquête a été menée à partir des données de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Cette instance publique fondée en 2016 impose, à toute personne tentant d’influencer les politiques publiques, de se déclarer.
D’après l’autorité, plus de 7014 activités de lobbying ont été réalisées depuis 2017 en France, comprenant toutes sortes de communications à l’attention d’un décideur public, dans l’objectif de peser sur ses décisions. Ces actions cibleraient « en priorité les parlementaires » – 500 activités en 2021 menées exclusivement auprès du Sénat ou de l’Assemblée nationale – mais aussi le gouvernement, en particulier le ministère de l’Agriculture.
La FNSEA poids lourd du lobbying
D’une manière générale, les actions de lobbying émanent le plus souvent des syndicats. En 2021, 43 % des 1 500 activités recensées dans le secteur agricole sont l’œuvre de la FNSEA, poids lourd du lobbying agricole, qui y consacre un budget annuel de 600 000 euros. Les antennes locales du syndicat et celles des Jeunes Agriculteurs ne déboursent pas moins de 820 000 et 680 000 euros respectivement. Il faut également compter toutes les associations spécialisées qui gravitent autour de ces syndicats comme l’AGPB (céréaliers) ou la CGB (betteraviers). Mais également les cabinets de conseil à l’instar de Rivington, qui œuvre notamment pour Phyteis, l’un des géants des pesticides. A ce propos, comme le montre l’étude d’Agra Presse, le dossier pesticide est le plus concerné par les actions de lobbying. « Dans le secteur, le recours aux cabinets de lobbying serait la norme » précise d’étude.
À l’échelle Européenne, les lobbys – en particulier la COPA COGECA, qui défend les mêmes intérêts que la FNSEA – pèsent considérablement dans les négociations de la PAC. Cela fut notamment le cas lors des votes de la nouvelle PAC au Conseil et au Parlement européen en 2020. L’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) avait montré comment les lobbys tentaient d’empêcher la mise en conformité de la politique avec la stratégie « de la ferme à la fourchette » (baisse des pesticides, des engrais, augmentation du bio etc.)
Interrogé par Agra Presse, Fred Guillo, directeur Affaires Publiques chez Edelman et cofondateur de Smart Lobbying, une entreprise proposant des outils d’analyse de la base HATVP, explique que la défense des intérêts agricoles dans l’élaboration des politiques européennes est devenue au fil du temps « très structurée ».
Un « lobby bio » aux moyens limités
Loin de la puissance de la FNSEA, les chiffres d’Agra presse dévoilent la faiblesse des moyens de l’agriculture biologique. À eux trois, Biocoop (distributeur), la Fnab (producteur) et le Synabio (industriels et distributeurs) totalisent environ 125 000 euros de moyens annuels, finançant environ huit postes de lobbyistes, pour six actions en moyenne. Des efforts d’influence approchant ceux de l’AIBS (betteraviers) ou du chimiste Bayer, loin de ceux du syndicalisme majoritaire. « Celles et ceux qui ont propagé le mythe d’un lobby bio vont devoir revoir leur copie », réagit Philippe Camburet, président de la Fnab.
Les moyens des ONG, qui sont loin de se consacrer exclusivement au bio, apparaissent eux aussi limités. Avec respectivement 8 et 7 activités par an, le WWF et L214 seraient les associations les plus actives, quand FNE et la Fondation pour la Nature et pour l’Homme seraient les plus dépensières, avec 250 000 et 120 000 euros de moyens annuels minimaux estimés pour leurs activités agricoles. Autant d’organisations dont le travail « est devenu très professionnel, très scientifique », salue Laurent Lotteau (Rivington).
Mais leur voix pèse toujours peu dans les cabinets des ministres ou à l’Assemblée face à la menace d’une mobilisation agricole ou au spectre de la désindustrialisation, rapportent les experts interrogés. C’est ainsi en mettant en avant les emplois dans leur filière, que les betteraviers ont obtenu la dérogation sur l’utilisation des néonicotinoïdes à laquelle tant d’ONG s’étaient opposées. « Les élus locaux savent ce que c’est que d’avoir une sucrerie sur le territoire, c’est un argument massue », appuie Nicolas Rialland, directeur des affaires publiques de la CGB. De même, si certains rechignent parfois à Paris à recevoir les fabricants de pesticides, la perspective du maintien d’une usine parviendrait à convaincre localement.
Les ONG mènent la bataille sur d’autres fronts. En amont de la décision politique, Greenpeace et L214 séduisent l’opinion publique, en misant sur des campagnes et actions chocs. D’autres préfèrent recourir à ce que les lobbyistes appellent la « porte étroite » : le juridique. Avec la simplification des saisines, Générations Futures ou FNE multiplient désormais les recours devant le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’Etat, comme l’illustrent les victoires remportées sur le sulfoxaflor ou les zones de non-traitement.
Pesticides : la part du lion
Selon le rapport d’Agra presse, les pesticides au sens large (comprenant glyphosate, ZNT, néonicotinoïdes…) sont le dossier le plus fréquemment cité. Un champ très réglementé et politiquement sensible dans lequel les fabricants ne ménagent pas leurs efforts. Pris ensemble, Phyteis (ex-UIPP), Dow, Syngenta et Bayer dépenseraient au moins 475 000 euros par an, pour une vingtaine d’actions annuelles et une dizaine de lobbyistes environ. Dans le secteur, le recours aux cabinets de lobbying serait la norme : alors que Bayer a fait confiance à Boury-Tallon, l’UIPP BASF et Dow travaillent avec Rivington.
Juste derrière les pesticides, Egalim est le second sujet le plus présent dans la base. Le dossier est d’ailleurs emblématique du changement d’équilibre politique en cours de quinquennat. Sur le texte Egalim 1, les ONG ont notamment obtenu la création des zones de non-traitement, l’expérimentation sur le menu végétarien, et ont également failli arracher l’interdiction du glyphosate, cette mesure portée par le candidat à la présidentielle Emmanuel Macron. Mais en seconde partie de quinquennat – après le coronavirus et l’arrivée de Julien Denormandie rue de Varenne – la sensibilité du gouvernement semble avoir évolué. À la Confédération paysanne, Nicolas Girod n’hésite pas à parler de « l’enclenchement d’une politique FNSEA-compatible », illustrée notamment par le Plan stratégique national, la déclinaison française de la prochaine Pac.
Porosité malsaine
La porosité entre les instances politiques et les lobbys est une réalité permanente, malgré les réglementations chargées de réguler des pratiques contestables. Afin de protéger le service public, et d’éviter tout potentiel conflit d’intérêts, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique interdit désormais à un agent public parti dans le privé d’intervenir auprès de son ancienne administration et de ses anciens collègues. Il n’en demeure pas moins que le phénomène de porosité entre les affaires publiques et les intérêts privés ou professionnels n’est pas près de se tarir.
Le dernier épisode en date fait réagir : une semaine après sa prise de fonction, le nouveau ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire Marc Fesneau doit faire face aux accusations qui visent son ex-cheffe de cabinet lorsqu’il était ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement. Eléonore Leprettre, dès la formation du nouveau gouvernement, a quitté le service public et a rejoint Phyteis (exemple UIPP), le puissant organisme de défense des phytosanitaires, et principal lobby des industries agrochimiques. Un retournement qui inquiète entre autres les écologistes. « Ça interroge » a fait savoir Barabara Pompili, l’ancienne ministre de la Transition écologique, vendredi 27 mai sur France info. « On aurait un lobby avec une porte d’entrée extrêmement proche du ministre en exercice » s’est-elle agacée.
L’agence Euractiv estime que ces pratiques sont devenues monnaie courante et cite l’exemple d’Audrey Bourolleau qui s’était associée avec l’entrepreneur Xavier Niel pour fonder Hectar, le plus grand campus agricole du monde, et ce après avoir été conseillère d’Emmanuel Macron.
Avec Euractiv et Agra presse