La ficelle est grosse mais l’immense majorité de la presse et des observateurs internationaux a fait mine de ne pas la voir. Il faut dire que les titres sont racoleurs : 108 éminents prix Nobel prennent la plume pour condamner les campagnes anti OGM de Greenpeace pour « crime contre l’humanité » ! Toute la presse internationale en fait ses gros titres. On peut en effet, impressionné par autant de sciences rassemblées sous le même texte, douter de la pertinence des actions de l’ONG contre les OGM en général et la modification génétique du riz doré en particulier. Les mots sont forts et percutants. Peut-être un peu trop pour être honnêtes. Alors, manipulation savamment orchestrée ou subtil jeu de dupes ? Enquête dans un monde d’intérêts intriqués.
Revenons sur les origines de cette histoire. Jeudi dernier, à Washington, une conférence est réunie dans le cadre du très prestigieux National Press Club. C’est le lieu choisi pour dévoiler une lettre ouverte signée par 108 prix Nobel. La lettre exige que Greenpeace cesse ses campagnes contre le riz doré, demande que les gouvernements interviennent pour convaincre l’ONG et dénonce l’inconscience de cette dernière qui met en danger la vie de millions d’êtres humains.
Les mots sont violents, fortement chargés émotionnellement, suffisamment percutants pour s’assurer des reprises de presse conséquentes et un buzz de taille dans les réseaux sociaux.
Le contenu de la lettre est un plaidoyer pour le recours à une agriculture ouverte aux biotechnologies. En exhortant Greenpeace à mettre fin à son opposition aux organismes génétiquement modifiés (OGM), la lettre exige notamment que l’ONG cesse ses efforts pour bloquer l’introduction d’une souche génétiquement modifiée de riz, le Golden Rice, dont les signataires affirment qu’elle pourrait réduire les carences en vitamine A et réduire ainsi la cécité et la mort chez les enfants dans les pays en développement, principalement en Afrique et en Asie du Sud-Ouest.
Les signataires appellent les gouvernements à rejeter les campagnes menées par Greenpeace contre l’utilisation des biotechnologies, et à permettre l’accès des agriculteurs à tous les outils de la biologie moderne, et plus particulièrement les semences améliorées par les biotechnologies.
La lettre se termine par une question enflammée : « Combien de pauvres gens dans le monde doivent mourir avant que nous considérions cela comme un crime contre l’humanité ?»
Le texte fait appel à une rhétorique inhabituelle chez les scientifiques. De plus, curieusement pour une lettre signée par des prix Nobel, la dimension scientifique est réduite à la portion congrue, singulièrement anecdotique. La missive n’entre pas dans le détail des bienfaits ou méfaits du riz doré génétiquement modifié. Celui-ci a fait l’objet depuis de nombreuses années de querelles d’experts passionnées. La lettre se positionne sur un autre registre que celui de l’expertise : elle affirme le registre de l’autorité.
Inutile donc de s’étonner de ne voir dans la liste des signataires qu’un nombre très restreint de personnalités spécialisées dans le domaine concerné. On dénombre un prix Nobel de la paix, 8 économistes, 24 physiciens, 33 chimistes, 41 médecins. Les spécialistes des questions agricoles se comptent à grand peine sur les doigts de la main. La caution du prix Nobel suffit pour impressionner et rendre crédible le contenu du texte.
Devon G. Peña est un anthropologue mondialement réputé de l’Université de Washington à Seattle. Cet expert en agriculture indigène affirme que cette lettre est « honteuse ». Il déclare, s’adressant aux signataires : « Vous devriez tous être dépouillés de vos Nobels ! »
Arnaud Apoteker, spécialiste français reconnu des OGM, qui fut il y a quelques années membre de Greenpeace, se demande comment ces personnalités ont pu « signer un texte qui n’a strictement rien de scientifique, qui joue sur l’émotionnel et n’apporte rien au débat ». Il nous demande : « ont-ils seulement lu le texte ? ». Des prix Nobel qui auraient apporté une signature de complaisance à une pétition, une parmi tant d’autres pour lesquels ils sont quotidiennement sollicités ?
Peut-être. Mais il faut aller plus loin et comprendre qui se cache derrière cette opération.
La première source est officielle. La campagne contre Greenpeace est menée par Sir Richard J. Roberts, prix Nobel de médecine 1993 avec Phillip Allen Sharp pour leurs travaux sur l’épissage alternatif et la découverte des introns.
Richard Roberts est actuellement le directeur scientifique de New England Biolabs. Cet organisme est un collectif de scientifiques engagés à développer des produits innovants pour l’industrie des sciences de la vie. C’est un chef de file mondialement reconnu dans la découverte, le développement et la commercialisation d’enzymes recombinantes et natives pour la recherche en génomique. Il n’en demeure pas moins que Richard Roberts affirme n’avoir « aucun intérêt financier dans la recherche sur les OGM ».
Phillip Sharp, son co-lauréat du Nobel , désigné lui aussi par le Washington Post comme un des organisateurs de cette opération, est aussi entrepreneur et a fondé et dirige plusieurs sociétés de biotechnologies dont Biogen et Alnylam Parmaceuticals.
Soupçon de conflit d’intérêt mis de côté, il est peu probable que ces scientifiques aient pu, seuls, convaincre la centaine de prix Nobel qui ont signé la lettre. Pour parvenir à mener une campagne médiatique d’une telle envergure, il faut une puissance de frappe supérieure.
Une expression attire l’attention dans le contenu de la lettre. C’est celle de « crime contre l’humanité ». Cette formule n’est pas nouvelle puisque déjà en 2014, elle apparaît dans les messages d’un pourfendeur des anti-OGM, le sulfureux Patrick Moore. Ce personnage est un des treize cofondateurs de Greenpeace qui, après avoir passé plusieurs années à combattre les OGM au sein de l’ONG, s’est finalement reconverti en professionnel de l’activisme pro-OGM. Une sorte de moine-soldat défroqué. Son obsession ? Attaquer les campagnes de Greenpeace contre le riz doré. Son support principal est un site de propagande « Allow Golden Rice Now » qui affiche sur sa page d’accueil le slogan : « Preventing is a crime against humanity ». La proximité de Patrick Moore avec Monsanto est notoire. Il est en effet l’un des ardents défenseurs de la firme allant jusqu’à affirmer que l’on peut boire un verre de Roundup tant ce produit est inoffensif pour la santé humaine. Seulement quand un journaliste de Spécial investigation de Canal + le prend au mot et lui offre de boire un godet de ce pesticide, la dérobade est un moment amusant de télévision :
Monsanto ? Cette firme controversée serait donc derrière la lettre des Nobel ? Cela est difficile à prouver mais quelques faits sont troublants. Lors de la conférence de presse de lancement de cette lettre, le public a été soigneusement trié sur le volet. N’entrait pas n’importe qui dans le prestigieux PressClub de Washington. Des journalistes et des invités soigneusement accrédités ; les autres étant refoulés. Tim Schwab de l’ONG Food & Water Watch et membre représentatif de Greenpeace s’est vu ainsi interdire l’entrée. Il en fut de même pour Charlie Cray, chercheur chez Geenpeace.
Et qui faisait figure de « videur » ? Un certain Jay Byrne, qui fut longtemps l’un des responsables des relations publiques de… Monsanto. Il dirige aujourd’hui une agence de relations publiques qui conseille les sociétés de biotechnologie, les industriels des OGM et des semences, v-Fluence.
L’opération serait donc menée par des communicants de l’industrie des OGM ? On s’en doutait un peu mais pourquoi maintenant ? Pourquoi le 30 juin ? Pourquoi jouer aussi habilement sur la corde émotionnelle en recrutant une armée de prix Nobel ?
Parce que la date est hautement stratégique.
Le 21 juin, le Président de la Commission du Sénat américain sur l’agriculture, Pat Roberts et Debbie Stabenow ont publié un projet de loi visant à exiger l’étiquetage obligatoire de la plupart des aliments contenant des ingrédients génétiquement modifiés. Ce projet de loi vient au vote du Sénat la première semaine de juillet.
Une campagne intense de lobbying est donc menée sous la bannière supportprecisionagriculture.org . Ce site est, il est utile de le préciser, le support de la pétition des prix Nobel. Le financement de ce site est inconnu mais son directeur exécutif Jon Entine s’en sert de plateforme pour attaquer régulièrement les journalistes et les scientifiques qui émettent des préoccupations au sujet des risques sanitaires et environnementaux des OGM. Un organisme qui serait ainsi l’arme de promotion de l’industrie des OGM et qui ne cache pas ses liens avec… Monsanto, encore.
Entine est, par surcroît, le directeur executif du Genetic Literacy Project (GLP) qui promeut les OGM et les pesticides. Cet organisme affirme être « financé par des subventions de fondations non partisanes » sans jamais préciser desquelles il s’agit, ni si des associations ou des firmes ayant des intérêts dans l’agrochimie le soutiennent. Or cet organisme a monté une opération visant à former les scientifiques dans les « débats sur les OGM avec un public sceptique ». Opération de formation financée par… Monsanto. Encore.
En publiant la lettre signée par 108 prix Nobel, la campagne de communication des défenseurs des OGM vise à faire passer l’idée d’une « exception humanitaire » : les OGM et les biotechnologies notamment agricoles sont peut-être porteurs de dangers, mais ils sauvent des vies humaines. S’y opposer est un crime contre l’humanité. Argument déjà maintes fois employé mais qui prend aujourd’hui une force médiatique inouïe. Le coup est fort et il vise plus loin que les simples OGM. En effet, les biotechnologies disposent d’armes comme le CRISPR permettant de modifier des organismes vivants sans traces, sans ajouts extérieurs. Simplement en éditant le patrimoine génétique. En ligne de mire de cette opération, ces « nouveaux OGM » représentent un marché considérable pour les industriels de l’agriculture, de l’agrochimie et des biotechnologies.
La lettre des Nobel est un coup d’éclat, mais elle est surtout extrêmement révélatrice du trouble qui agite les opinions quand il s’agit des biotechnologies en général et de celle qui concernent l’agriculture et notre alimentation en particulier. Il est étonnant en effet de constater que les progrès scientifiques sont acceptés sans grands heurts quand il s’agit de lutte contre le changement climatique ou de vaccination ou encore de progrès médicaux. Mais quand il s’agit de l’avenir agricole de la planète, d’agrostratégie ou de sécurité alimentaire, les débats prennent facilement un tour hystérique.
Le débat sur le Golden Rice est emblématique. Il dure depuis des années, et fait s’affronter les protagonistes du pour et du contre OGM dans des joutes extrêmes. Pourtant les deux camps présentent des arguments rationnels qui se tiennent. Greenpeace dénonce l’absence d’étude suffisantes sur l’innocuité de ce riz modifié sur la santé humaine. Pour l’organisation environnementale, ce riz n’est pas prêt à être commercialisé. Les partisans des OGM exhibent quant à eux les bienfaits de ce riz pour la lutte contre la faim, et la santé de millions d’individus sur cette planète. Ils considèrent que ce riz modifié est déjà parfaitement au point.
Le débat technique existe depuis longtemps et ne devrait pas donner lieu à une attaque aussi violente contre l’un des protagonistes, en l’occurrence Greenpeace. Est-il donc un prétexte ? Cette polémique ne serait-elle qu’une façade occultant d’autres craintes et d’autres desseins ?
Le monde de l’agriculture est en train de changer en profondeur. Des monopoles gigantesques sont en train de se former sous nos yeux : Bayer, allié à Monsanto, pèsera plus de 30 % du marché des semences et des traitements phytosanitaires. Syngenta allié à ChemChina en totalisera plus de 28 %. Dow et Dupont pèseront plus de 17 %. L’enjeu est un enjeu de marché. Et au cœur de ces marchés se situent les organismes génétiquement modifiés, classiquement ou avec les nouvelles technologies d’editing du genome.
L’ampleur des enjeux dépasse le simple débat technique sur les pour ou contre OGM. Bloquer les OGM c’est bloquer des pans entiers de la recherche scientifique avec des conséquences considérables sur l’économie du secteur. Permettre les OGM c’est ouvrir la voie à des manipulations dangereuses parce que de plus en plus aisées et difficilement contrôlables. Le hiatus concerne la nature même de la science. Aujourd’hui, plus que jamais, prise dans les contraintes des marchés, elle devient suspecte. Laisser perdurer cette suspicion, c’est compromettre les avancées de la recherche scientifique.
On s’interroge sur ce qui a pu motiver les prix Nobel à signer, en si grand nombre, cette lettre. Ont-ils été hypnotisés par de géniaux communicateurs qui les ont embarqués dans leurs manipulations ? Sont-ils des « pions » comme le prétend Stacy Malkan, de l’ONG US Right to Know ? « Ces scientifiques de renommée mondiale ont été utilisés comme des pions politiques pour un jeu qui les dépasse ».
Sont-ils tous achetés par l’industrie ? C’est leur faire offense que de le dire et même le penser. 108 Prix Nobel, c’est près de 40 % des prix Nobel vivants !
Cette lettre des Nobel ne serait-elle, au fond, qu’un cri de désespoir ? Celui qui affirme haut et fort « ça suffit ! Laissez-nous faire. Nous sommes des hommes de science. Nous voulons le bien-être de l’humanité. Ne nous bloquez pas. Faites-nous confiance ».
Interrogé par L’Express, Jean-Marie Lehn, Prix Nobel français de chimie, l’un des cosignataires de la pétition, se désole de la teneur « anti-scientifique » de ces actions. Avec, en filigrane, derrière les mots et les actes, cette supplique : ne nous prenez pas en otage dans des stratégies de marchés.
Finalement, on peut se demander qui est l’instrument de l’autre ? Sont-ce ces communicants de l’industrie dont l’habileté est d’avoir compris ce sentiment diffus dans la communauté scientifique, de l’avoir canalisé et adroitement exploité ? Ou est-ce l’habileté de la communauté des prix Nobel qui ont profité de cette dispute entre pro et anti OGM pour affirmer leur message et leur volonté de ne pas subir les contraintes des guerres de marchés ? Et profiter de l’intensité fulgurante de la lumière médiatique que cette campagne a suscitée.
La deuxième hypothèse expliquerait l’étonnante modération des réactions des représentants de Greenpeace à cette opération, se contentant, dans un communiqué singulièrement laconique, émis depuis Manille, de contester quelques arguments scientifiques, s’étonnant de cette « farce médiatique » mais s’abstenant soigneusement d’entrer frontalement dans une bataille dans laquelle ils ne seraient qu’un prétexte.
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