Ce mardi 19 octobre, la Commission européenne aura validé sa stratégie de verdissement de la politique agricole européenne : « Farm to Fork – De la ferme à la fourchette ». Bruxelles défend farouchement sa stratégie pour la sécurité alimentaire qui vise notamment à sabrer l’usage des pesticides. Mais les lobbies et la puissante organisation agricole Copa-Cogeca ne l’entendent pas de cette oreille et font feu de tout bois pour empêcher la mise en œuvre de cette politique, synonyme pour eux, d’effondrement des rendements.
La Commission y travaille depuis des mois et a concocté un plan ambitieux de verdissement de l’agriculture : à compter de 2030, les agriculteurs européens devront réduire de moitié l’usage des pesticides, de 50 % l’usage d’antimicrobiens pour les animaux d’élevage, de 20 % celui des engrais chimiques et faire passer la surface européenne d’agriculture biologique de 8.5 % comme c’est le cas actuellement à 25 %. Une politique qui est la pierre angulaire du Green Deal, le Pacte vert lancé par la présidente Ursula von der Leyen dès son arrivée aux commandes de l’exécutif européen à la fin de 2019.
Non, non et non
Une révolution pour une production agroalimentaire européenne habituée depuis des lustres à l’agriculture intensive et au recours à la chimie. En réponse, ils se sont donc tous ligués comme un seul homme : les lobbies de la viande, des céréales, de l’agrochimie, les syndicats professionnels au premier rang desquels la FNSEA s’affiche comme le plus incisif, les think tanks et officines plus ou moins occultes, certains médias, des politiques et pas des moindres puisque le ministre français de l’agriculture, tout en faisant mine de pas y toucher, participe à la révolte en reprenant à son compte les arguments de l’agro-industrie. Et en ligne de front, la puissante organisation de défense de l’agriculture industrielle : la Copa-Cogeca, union à l’échelle de l’Europe des syndicats d’exploitants agricoles et des coopératives, à la direction de laquelle on retrouve la présidente de la FNSEA, Christiane Lambert.
Du lourd, pour s’opposer aux propositions législatives contraignantes qui s’annoncent et pour défendre, face à l’Europe, une production intensive, addictive aux produits de l’agrochimie comme aux importations de soja et de maïs en provenance de pays moins sourcilleux sur l’environnement et la sécurité alimentaire.
La feuille de route de la Copa-Cogeca est simple : elle s’oppose à tout ce que propose le plan Farm to Fork de la Commission européenne. Non à la baisse de 50 % de l’utilisation des pesticides et des antibiotiques dans l’élevage. Non à l’objectif de réduction des fertilisants — ceux-là même qui sont responsables des fuites de nutriments, sources principales de pollution aux nitrates et de prolifération d’algues vertes. Non à l’abandon des pratiques consistant à concentrer dans les mêmes bâtiments des élevages industriels, des animaux de génotype similaire — pratique favorisant les risques d’émergence de zoonoses, maladies transmissibles entre l’homme et l’animal.
Non aussi à toute mesure visant à fixer des taux maximaux de sucres, de graisses et de sel dans les aliments transformés. Non à l’information des consommateurs sur les qualités nutritionnelles des produits alimentaires, sur l’origine des produits agricoles utilisés, sur la durabilité et les méthodes de production ou encore sur le bien-être animal. Non enfin à la réduction des déchets alimentaires et à une TVA variable selon les qualités nutritionnelles et l’impact environnemental
Lecture sélective
Une opposition frontale que la Copa-Cogeca et les lobbies justifient par une étude publiée en juillet dernier par le JRC, Joint Research Centre, une institution d’expertise qui dépend de la Commission européenne. L’expertise modélisait les conséquences de la stratégie Farm to Fork. Ce rapport a fait l’objet de lectures partielles et a servi de ferment aux arguments des lobbyistes. Sans jamais regarder les synergies positives, les améliorations de l’environnement et de la sécurité alimentaire, ils y ont lu la baisse de rendement de 10 à 15 % de certaines productions. Ils ont noté la baisse d’environ 20 % des gaz à effet de serre émis par l’agriculture du continent d’ici à 2030, mais également, a contrario, l’augmentation des émissions dans le reste du monde du fait d’une hausse des importations. La Copa-Cogeca résume sa lecture du rapport : « l’impact sera une réduction sans précédent de la capacité de production de l’UE et des revenus des agriculteurs, tandis que les baisses d’émissions carbone réalisées seront effacées par les besoins d’importations de pays moins « verts » ».
Des arguments partiels repris de bon cœur par le ministre de l’Agriculture français, Julien Denormandie. Il affirmait lors d’une conférence de presse tenue en septembre dernier : « L’étude JRC, qui indique que l’agriculture européenne sera réduite de près de 15 %, devrait interpeller chacun d’entre nous. De plus, deux tiers de la baisse attendue des émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture seront compensés par une hausse équivalente dans le reste du monde avec les importations hors UE. » Pour enfoncer le clou, le ministre se montre singulièrement critique vis-à-vis d’une agriculture européenne plus verte. « L’agroécologie, ce n’est pas un projet politique. Ce n’est pas une vision nouvelle dans le milieu agricole. Cela se fait trop au détriment des agriculteurs, des objectifs de production, de notre souveraineté agricole. »
Dans sa riposte, Bruxelles a détaillé ce 18 octobre les critères de sa stratégie ignorés par le JRC : les fonds pour le bio, l’essor des biopesticides, la meilleure sélection des variétés, les standards durcis pour les importations, les changements attendus de consommation… « Nous allons mener des études d’impact avant toute proposition législative, car les modèles existants sont incapables d’intégrer les évolutions de la demande, ni les pertes de production en raison du changement climatique et d’une biodiversité dégradée si on n’agit pas », a souligné la commissaire européenne Stella Kyriakides.
Les évaluations brandies par la Copa-Cogeca « sont basées sur l’agriculture conventionnelle, en monoculture, (…) mais avec des pratiques agroécologiques comme le mélange de variétés, on n’observe pas ces baisses de productivité », fait valoir à l’AFP l’eurodéputé vert Benoît Biteau. « Et si on n’utilise plus de pesticides et d’engrais de synthèse, on fait dégringoler les coûts de production qui plombent les revenus des agriculteurs », assure-t-il.
Ciblé, CropLife, vaste organisation représentant l’agrochimie (dont les géants Bayer/Monsanto, DuPont, Syngenta…), assure que ses membres investissent massivement dans les biopesticides et agite le spectre d’une Europe dépendante des importations alimentaires si sa production s’effondre. Le point d’orgue de sa campagne d’influence est l’évènement organisé ce 12 octobre en partenariat avec la plateforme d’information Euractiv.
« Quelle naïveté ! Produire moins, c’est produire de la faim », abondait récemment la présidente de la FNSEA et dirigeante du Copa, Christiane Lambert. « Le Pacte vert ne provoquera pas la famine ! », rétorque l’eurodéputé socialiste Eric Andrieu, rappelant que « l’Europe autosuffisante sur le plan alimentaire est un mythe, elle est déjà importatrice nette en quantité ». Pour lui, la sécurité alimentaire passe par une « diversification » des approvisionnements auprès de pays aux mêmes normes de production que l’Europe.
La PAC en ligne de mire
Pour autant, le récent compromis entre eurodéputés et États sur la future Politique agricole commune (PAC), qui sera voté en novembre au Parlement européen, n’intègre pas (encore) les objectifs de « La ferme à la fourchette ». « Ce sera une gageure de rendre les deux cohérentes et de surveiller l’enveloppe de la PAC pour éviter qu’un lobbying important n’essaye de déconstruire, voire d’enterrer la stratégie de sécurité alimentaire », avertit M. Biteau.
« Le COPA-Cogeca se bat pour préserver un statu quo », regrette Nina Holland, membre de l’ONG Corporate Observatory (CEO), spécialisée dans l’analyse de l’influence des lobbys à Bruxelles. À l’heure où le changement climatique et le déclin de la biodiversité nous confrontent à la plus grande menace mondiale et existentielle, et où le secteur agricole joue un rôle majeur dans ces crises, « cette déformation délibérée des impacts de la stratégie « de la ferme à la fourchette » rend un très mauvais service à la société dans son ensemble » écrit l’ONG.
Une stratégie de lobbying et d’opposition à contretemps, préjudiciable aux agriculteurs dont la Copa-Cogeca est censé représenter les intérêts, en les exposant aux impacts du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité et en les empêchant d’adopter des méthodes agricoles plus durables qui garantiraient leurs activités à long terme.
Le WWF résume dans un communiqué l’enjeu de cette farouche bataille d’influence : «contrairement à une grande partie des critiques formulées (…), les objectifs de Farm to Fork visant à stimuler l’agriculture biologique et à réduire l’utilisation de produits agrochimiques sont tout à fait réalisables – en particulier si les plans stratégiques nationaux de la politique agricole commune (PAC) sont intelligemment conçus et soutiennent l’adoption et la transposition à plus grande échelle de pratiques agricoles respectueuses du climat et de la nature ».
Avec AFP